Emeutes : entretien d'Alain Bertho à Alternative Libertaire
Alain Bertho : « L’émeute de 2005 ne s’est jamais arrêtée »
4 novembre 2010
Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’Institut d’études
européennes et directeur de l’Ecole doctorale de sciences sociales de l’université
Paris-VIII Saint-Denis. Ses recherches s’articulent depuis vingt ans autour
de la crise du politique et de l’Etat, et ont comme principale problématique
la question de la banlieue. Il anime un site internet, Anthropologie du
présent [1], où il relaie et analyse les émeutes dans le monde entier. Il a
accepté de répondre à nos questions.
Alternative libertaire : Quelle interprétation faites-vous des révoltes qui
ont eu lieu dans les banlieues en novembre 2005 ?
Alain Bertho : Les émeutes de 2005 inaugurent un nouveau cycle d’émeutes en
France et dans le monde. Dans ce nouveau cycle, la question de la place de
la jeunesse populaire et de la valeur de la vie des jeunes est posée avec
force. Les émeutes déclenchées par la mort d’un jeune dans laquelle la
responsabilité des autorités est engagée se multiplient depuis dans le
monde, sur tous les continents.
En 2008, elles ont duré trois semaines en Grèce après l’assassinat du jeune
Alexis. Durant l’année 2008, on en compte 13 dans 10 pays différents. En
2009, on en compte 27 dans 17 pays et autant depuis le 1er janvier 2010.
Sont aujourd’hui concernés des pays aussi divers que l’Argentine, le
Bangladesh, la Chine, la Colombie, la Côte d’Ivoire, l’Equateur, l’Espagne,
Haïti, le Honduras, l’Inde, l’Indonésie, l’Italie, le Kenya, le Mexique, le
Venezuela ou le Burkina Faso ! La seconde question qui est posée avec force
est celle de la rupture entre la jeunesse – mais pas seulement la jeunesse –
et l’Etat.
Dans l’Etat, j’inclue la politique institutionnelle. Il n’y a plus de
langage commun. Il n’y en a peut-être même plus le souhait. Les mots
deviennent des champs de bataille et à l’inverse ce sont les batailles de
rue qui disent le mieux la colère et la souffrance.
A quoi est due selon vous cette révolte qui eut lieu dans toute la France, à
la différence des révoltes de 2007, par exemple, qui restèrent localisées à
Villiers-le-Bel ?
Alain Bertho : L’événement inaugural est général. Il montre la communauté de
colère et de souffrance d’un bout à l’autre du pays, entre des gens qui ne
se connaissent pas. Cette communauté n’a pas besoin de se manifester de
nouveau de cette façon. De l’affrontement général, on est passé à l’affrontement
latent, permanent ou toujours possible. D’une certaine façon, l’émeute de
2005 ne s’est jamais arrêtée. Elle se poursuit sous d’autres formes. Ce qu’on
a perdu en extension, on le gagne en intensité.
En 2005, les affrontements directs avec la police ont été rares. Ils sont de
plus en plus fréquents et de plus en plus violents. Méfions-nous : la
localisation de l’affrontement ne signifie en aucun cas qu’il n’y a pas des
centaines de milliers de personnes qui se sentent concernées, voire
solidaires.
Dans Le Temps des émeutes [2], vous analysez le phénomène émeutier aujourd’hui
dans le monde. Qu’en est-il ?
Alain Bertho : Depuis la sortie du livre, le phénomène a pris une ampleur
qui m’a moi-même surpris. J’ai alors travaillé sur environ 300 situations d’émeutes.
Depuis plusieurs années, je me tiens quotidiennement à jour de ce qui se
passe dans le monde et j’ai compté près de 550 situations d’ampleur variée
dans 96 pays en 2009. Depuis le 1er janvier 2010, je crois qu’on a dépassé
les 700.
La quasi-invisibilité du phénomène dans les grands médias est suffocante. On
ne commence à parler des émeutes quotidiennes au Cachemire qu’en septembre
2010 alors qu’elles ont commencé le 17 juin (à cause de la mort d’un jeune
!) et qu’elles ont déjà fait une centaine de morts. Les émeutes ouvrières du
Bangladesh, qui étaient des émeutes d’enfants ouvriers, ont été passées sous
silence.
Le phénomène émeutier marque son unité à travers ce que j’appelle le
répertoire, c’est-à-dire les actes par lesquels on affronte les pouvoirs.
Ces actes sont différents de ceux des révoltes antérieures et les images se
ressemblent étonnamment d’un continent à un autre. Il n’est pas toujours
simple de distinguer un jeune étudiant vénézuélien d’un jeune Palestinien
sur l’esplanade des Mosquées, un jeune Kurde d’un émeutier d’Hambourg.
Quelques grandes causes de colère s’affirment et se renforcent : émeutes du
logement, émeutes de l’électricité, émeutes contre la vie chère. D’autres
apparaissent. Une des caractéristiques fortes de l’année qui vient de s’écouler
est l’extension nouvelle des émeutes ouvrières.
Peut-on dire que ce phénomène est en extension car la lutte des classes ne
peut plus se mener prioritairement sur le lieu de travail ?
Alain Bertho : Ce n’est pas tout à fait cela. Il y a en fait trois processus
qui convergent. Le premier est l’effondrement, partout, de l’espace de
représentation politique et le face-à-face direct des gens et de l’Etat sans
médiation politique. C’est sans doute la première leçon des émeutes. Le
second processus pourrait être caractérisé comme « l’extension du domaine de
la lutte » : ce face-à-face des gens et des pouvoirs, celui de l’Etat comme
celui du Capital, touche tous les domaines de la vie.
De ce point de vue, c’est vrai, l’ancien combat de classe déborde les murs
de l’usine et prend la ville dans son ensemble parce que l’exploitation
elle-même déborde les murs de l’usine. Enfin, il faut compter ce qu’on
appelait la « conscience de classe » comme un dispositif subjectif de
représentation politique. Celui-ci, dans ses formes anciennes, s’est
effondré comme les autres. Privés de cette subjectivité politique, les
ouvriers se retrouvent en quelque sorte logés à la même enseigne que les
autres. Et du coup l’émeute rentre à l’usine !
Selon vous, quelle solution permettrait de passer de ce phénomène émeutier à
un mouvement social des quartiers populaires offrant des perspectives d’émancipation
sociale ?
Alain Bertho : Ma question est moins précise et peut-être plus ambitieuse :
comment passer de l’émeute à la politique ? Je ne pense pas qu’elle puisse
être posée – et résolue – de l’extérieur de la révolte qui s’exprime là. Car
il s’agit ni plus ni moins que de fonder une nouvelle figure de la
politique, de ses objectifs, de ses formes d’action, de son rapport à l’Etat.
Je ne sais pas combien de temps, ni quelle forme cela prendra. Ce que je
pense en tout cas c’est que, contrairement à ce qu’a été la politique qui a
dominé le XXe siècle, la politique d’émancipation à venir, si elle émerge,
ne s’organisera pas autour de la conquête du pouvoir d’Etat.
Propos recueillis par Nico P. (AL Paris Nord-Est)
Contact : www.mediapart.fr/club/blog/alain-bertho
[1] Voir : berthoalain.wordpress.com
[2] Alain Bertho, Le temps des émeutes, Bayard Centurion, 2009, 271 pages,
19 euros.
Alain Bertho : « L’émeute de 2005 ne s’est jamais arrêtée »
4 novembre 2010
Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’Institut d’études
européennes et directeur de l’Ecole doctorale de sciences sociales de l’université
Paris-VIII Saint-Denis. Ses recherches s’articulent depuis vingt ans autour
de la crise du politique et de l’Etat, et ont comme principale problématique
la question de la banlieue. Il anime un site internet, Anthropologie du
présent [1], où il relaie et analyse les émeutes dans le monde entier. Il a
accepté de répondre à nos questions.
Alternative libertaire : Quelle interprétation faites-vous des révoltes qui
ont eu lieu dans les banlieues en novembre 2005 ?
Alain Bertho : Les émeutes de 2005 inaugurent un nouveau cycle d’émeutes en
France et dans le monde. Dans ce nouveau cycle, la question de la place de
la jeunesse populaire et de la valeur de la vie des jeunes est posée avec
force. Les émeutes déclenchées par la mort d’un jeune dans laquelle la
responsabilité des autorités est engagée se multiplient depuis dans le
monde, sur tous les continents.
En 2008, elles ont duré trois semaines en Grèce après l’assassinat du jeune
Alexis. Durant l’année 2008, on en compte 13 dans 10 pays différents. En
2009, on en compte 27 dans 17 pays et autant depuis le 1er janvier 2010.
Sont aujourd’hui concernés des pays aussi divers que l’Argentine, le
Bangladesh, la Chine, la Colombie, la Côte d’Ivoire, l’Equateur, l’Espagne,
Haïti, le Honduras, l’Inde, l’Indonésie, l’Italie, le Kenya, le Mexique, le
Venezuela ou le Burkina Faso ! La seconde question qui est posée avec force
est celle de la rupture entre la jeunesse – mais pas seulement la jeunesse –
et l’Etat.
Dans l’Etat, j’inclue la politique institutionnelle. Il n’y a plus de
langage commun. Il n’y en a peut-être même plus le souhait. Les mots
deviennent des champs de bataille et à l’inverse ce sont les batailles de
rue qui disent le mieux la colère et la souffrance.
A quoi est due selon vous cette révolte qui eut lieu dans toute la France, à
la différence des révoltes de 2007, par exemple, qui restèrent localisées à
Villiers-le-Bel ?
Alain Bertho : L’événement inaugural est général. Il montre la communauté de
colère et de souffrance d’un bout à l’autre du pays, entre des gens qui ne
se connaissent pas. Cette communauté n’a pas besoin de se manifester de
nouveau de cette façon. De l’affrontement général, on est passé à l’affrontement
latent, permanent ou toujours possible. D’une certaine façon, l’émeute de
2005 ne s’est jamais arrêtée. Elle se poursuit sous d’autres formes. Ce qu’on
a perdu en extension, on le gagne en intensité.
En 2005, les affrontements directs avec la police ont été rares. Ils sont de
plus en plus fréquents et de plus en plus violents. Méfions-nous : la
localisation de l’affrontement ne signifie en aucun cas qu’il n’y a pas des
centaines de milliers de personnes qui se sentent concernées, voire
solidaires.
Dans Le Temps des émeutes [2], vous analysez le phénomène émeutier aujourd’hui
dans le monde. Qu’en est-il ?
Alain Bertho : Depuis la sortie du livre, le phénomène a pris une ampleur
qui m’a moi-même surpris. J’ai alors travaillé sur environ 300 situations d’émeutes.
Depuis plusieurs années, je me tiens quotidiennement à jour de ce qui se
passe dans le monde et j’ai compté près de 550 situations d’ampleur variée
dans 96 pays en 2009. Depuis le 1er janvier 2010, je crois qu’on a dépassé
les 700.
La quasi-invisibilité du phénomène dans les grands médias est suffocante. On
ne commence à parler des émeutes quotidiennes au Cachemire qu’en septembre
2010 alors qu’elles ont commencé le 17 juin (à cause de la mort d’un jeune
!) et qu’elles ont déjà fait une centaine de morts. Les émeutes ouvrières du
Bangladesh, qui étaient des émeutes d’enfants ouvriers, ont été passées sous
silence.
Le phénomène émeutier marque son unité à travers ce que j’appelle le
répertoire, c’est-à-dire les actes par lesquels on affronte les pouvoirs.
Ces actes sont différents de ceux des révoltes antérieures et les images se
ressemblent étonnamment d’un continent à un autre. Il n’est pas toujours
simple de distinguer un jeune étudiant vénézuélien d’un jeune Palestinien
sur l’esplanade des Mosquées, un jeune Kurde d’un émeutier d’Hambourg.
Quelques grandes causes de colère s’affirment et se renforcent : émeutes du
logement, émeutes de l’électricité, émeutes contre la vie chère. D’autres
apparaissent. Une des caractéristiques fortes de l’année qui vient de s’écouler
est l’extension nouvelle des émeutes ouvrières.
Peut-on dire que ce phénomène est en extension car la lutte des classes ne
peut plus se mener prioritairement sur le lieu de travail ?
Alain Bertho : Ce n’est pas tout à fait cela. Il y a en fait trois processus
qui convergent. Le premier est l’effondrement, partout, de l’espace de
représentation politique et le face-à-face direct des gens et de l’Etat sans
médiation politique. C’est sans doute la première leçon des émeutes. Le
second processus pourrait être caractérisé comme « l’extension du domaine de
la lutte » : ce face-à-face des gens et des pouvoirs, celui de l’Etat comme
celui du Capital, touche tous les domaines de la vie.
De ce point de vue, c’est vrai, l’ancien combat de classe déborde les murs
de l’usine et prend la ville dans son ensemble parce que l’exploitation
elle-même déborde les murs de l’usine. Enfin, il faut compter ce qu’on
appelait la « conscience de classe » comme un dispositif subjectif de
représentation politique. Celui-ci, dans ses formes anciennes, s’est
effondré comme les autres. Privés de cette subjectivité politique, les
ouvriers se retrouvent en quelque sorte logés à la même enseigne que les
autres. Et du coup l’émeute rentre à l’usine !
Selon vous, quelle solution permettrait de passer de ce phénomène émeutier à
un mouvement social des quartiers populaires offrant des perspectives d’émancipation
sociale ?
Alain Bertho : Ma question est moins précise et peut-être plus ambitieuse :
comment passer de l’émeute à la politique ? Je ne pense pas qu’elle puisse
être posée – et résolue – de l’extérieur de la révolte qui s’exprime là. Car
il s’agit ni plus ni moins que de fonder une nouvelle figure de la
politique, de ses objectifs, de ses formes d’action, de son rapport à l’Etat.
Je ne sais pas combien de temps, ni quelle forme cela prendra. Ce que je
pense en tout cas c’est que, contrairement à ce qu’a été la politique qui a
dominé le XXe siècle, la politique d’émancipation à venir, si elle émerge,
ne s’organisera pas autour de la conquête du pouvoir d’Etat.
Propos recueillis par Nico P. (AL Paris Nord-Est)
Contact : www.mediapart.fr/club/blog/alain-bertho
[1] Voir : berthoalain.wordpress.com
[2] Alain Bertho, Le temps des émeutes, Bayard Centurion, 2009, 271 pages,
19 euros.