Enfouissement des déchets nucléaires: comment alerter nos descendants?
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Par Olivier Le Naire, publié le 08/11/2014 à 12:04
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Un site d'enfouissement de 15 kilomètres carrés devrait être creusé dans la Meuse, comme ici, dans un laboratoire souterrain tout proche.
REUTERS/Vincent Kessler
Si l'autorisation en est donnée, nos résidus nucléaires civils et militaires vont être enterrés dans un immense tombeau creusé à Bure (Meuse). Mais comment avertir les générations futures du danger que représentera ce lieu durant... 300000 ans? Des experts du monde entier se sont penchés sur cette vertigineuse question.
A la mi-septembre 2014, alors que la France était encore à sa grande affaire du moment -les mésaventures sentimentales de Valérie Trierweiler-, s'est tenu à Verdun, dans l'indifférence générale, un colloque international sur un sujet beaucoup moins glamour, mais qui restera, hélas, d'actualité durant trois cent mille ans : la mémoire des sites d'enfouissement de déchets nucléaires.
Alors que les plus anciennes constructions humaines dont on a conservé la trace remontent à 10000 avant Jésus-Christ, les lieux souterrains réservés, partout dans le monde, au stockage des résidus hautement radioactifs sont censés, eux, résister plusieurs centaines de millénaires. Soit le temps que les déchets qu'ils abritent cessent de présenter un danger mortel pour les êtres vivants. "S'il reste des humains sur cette planète dans mille siècles, ces sites-là seront les seuls témoins existants de notre civilisation", rappelle Patrick Charton, le "M. Mémoire" de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). On a connu legs plus sympathique !
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Patrick Charton
JPGuilloteau/L'Express
C'est justement à l'initiative de l'Andra que s'est tenu ce colloque, avec au programme une foule de questions peu banales. Comment transmettre aux futurs Terriens l'idée que ces sites ne doivent en aucun cas être creusés ou explorés ? Dans quel langage parler à nos lointains descendants ? Quel message exact leur délivrer, et sur quel support, de manière que celui-ci résiste à l'usure du temps ? "J'évoluais dans l'univers cartésien de la science, confie Patrick Charton, et ces interrogations m'ont amené à consulter des linguistes, des historiens, des artistes, des philosophes, des sociologues... Mon métier est devenu une passion."
Actuellement entreposés en surface, les résidus français les plus radioactifs attendent toujours d'être enfouis à 500 mètres sous terre dans une immense "poubelle" nucléaire de 15 kilomètres carrés, qui devrait être creusée sur le site de Bure, dans la Meuse. Si l'autorisation de construire ce lieu est accordée, les premiers colis de déchets devraient y être enterrés en 2025 et les derniers au moins cent ans après. Il est alors prévu de refermer ce tombeau à tout jamais. Du moins l'espère-t-on.
Les limites de l'électronique
La réaction instinctive, face au risque que représente ce "cimetière atomique", serait a priori de compter sur l'oubli, certains experts s'étant d'abord imaginé qu'au bout de quelques centaines d'années plus personne ne se souviendrait de ce cimetière nucléaire. Un pari risqué, puisqu'il repose sur l'espoir qu'aucun voleur d'atome, terroriste, archéologue, chasseur de trésor ou simple curieux ne trouvera trace de la présence d'un tel "sanctuaire" sous ses pieds. Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence : l'oubli ne se décrète pas. Comment être sûr, d'ailleurs, que l'homme du XXIe siècle ne laissera aucun indice derrière lui, quand nous-mêmes réussissons à pénétrer dans les tombeaux égyptiens les mieux dissimulés ?
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Les déchets devraient être enfouis à 500 mètres sous terre.
REUTERS/Vincent Kessler
"Comme le montre le formidable film de Michael Madsen, Into Eternity, les Finlandais ont longtemps misé sur cette théorie de l'oubli, explique Patrick Charton. Aujourd'hui, ils en sont revenus." Nommé au départ Onkalo -la cachette en finnois-, le lieu sera finalement signalé, de manière à ce que les humains qui s'y intéresseraient en connaissent au minimum les dangers, le mode d'emploi et les plans. Une précaution indispensable quand l'ingénieur Jacques Villain, qui a fait toute sa carrière au ministère de la Défense et dans l'industrie spatiale, démontre, dans son Livre noir du nucléaire militaire (Fayard), les terribles failles du secteur.
Organiser la mémoire, donc. Flairant l'avenir des nouvelles technologies, Patrick Charton, en bon scientifique, a voulu, dès 1994, miser sur le tout-électronique pour les archives des sites de stockage français. Mais IBM et Bull, sollicités, n'ont pas été en mesure de répondre à son appel d'offres, pour la bonne raison qu'aucune de ces entreprises n'était à même de prouver que ses supports seraient lisibles durant cinq cents ans, comme l'exige l'Autorité de sûreté nucléaire. Comment en serait-il autrement, quand, trente ans après, nos vieilles disquettes sont inutilisables ? Tout le paradoxe du XXIe siècle est là. Grâce à l'électronique, jamais l'humanité n'a entreposé une telle somme de mémoire. Et jamais cette mémoire n'a semblé si précaire.
Face à cette impasse, Patrick Charton se tourne alors vers... les Archives nationales, qui conservent les documents administratifs français depuis plus d'un millénaire. "Les conservateurs, dit-il, m'ont expliqué que les supports les plus stables, les plus résistants, étaient... le parchemin et le papyrus.Ou, à défaut, le papier dit permanent, traité spécialement pour durer, sauf accident, plusieurs centaines d'années."
Depuis, l'Andra stocke ses archives à la fois sur des supports numériques et sur ce papier "permanent". Mais que représentent quelques siècles, au regard de la durée de dangerosité de l'uranium enrichi ? Rien ou presque. D'où l'idée d'incruster sur un disque de saphir, de la taille d'un CD, les principales informations concernant ce site. Temps de résistance d'un tel support ? Plusieurs millions d'années.
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Les informations concernant le site de Bure sont incrustées sur un disque de saphir.
Andra
La solution idéale... à ce léger détail près : il suffit de laisser tomber le disque à terre pour qu'il se brise comme une vulgaire assiette. A supposer qu'il soit bien protégé et coulé, par exemple, dans un matériau transparent très résistant, en quelle langue communiquer, sur ce support, avec les générations futures ? Les linguistes consultés par l'Andra préconisent... le latin et le grec ancien. Les langues mortes ont en effet l'avantage d'être à peu près figées, à la fois dans le passé et dans l'avenir ; elles ont donc moins de chances d'évoluer.
Autre intérêt : on en retrouve des traces un peu partout sur les édifices religieux, dans les musées, et elles sont à l'origine des grandes langues actuelles, ce qui aiderait à mieux les décrypter.Une sacrée leçon d'humilité pour tous ceux qui ne jurent que par l'anglais et les nouvelles technologies ! "Si, pour le site de Bure, je devais aujourd'hui graver sur un disque de saphir un message aux générations futures, je le rédigerais en latin, en français, en anglais, et dans une langue asiatique, puisque l'avenir semble se jouer plutôt de ce côté-là", risque Charton.
Autre aporie : quelles informations transmettre sur ce disque ? Au minimum, le positionnement géographique du site, sa topographie et son caractère risqué. Mais à condition de se montrer à la fois prudent et psychologue. Car se contenter d'indiquer "Ne creusez pas, c'est dangereux!" aurait toutes les chances d'aboutir à l'effet inverse. On connaît la curiosité humaine!
"Bure-sur-Atome"
La transmission de la mémoire sur de très longues durées passe aussi et surtout par la volonté déterminée de perpétuer un souvenir. Donc de lutter contre l'amnésie décennie après décennie, puisque celle-ci peut survenir en quelques générations seulement. Ainsi, lorsque la ligne du TGV Nord a été construite, les ingénieurs ont-ils eu la surprise de voir leur ouvrage s'effondrer à certains endroits. Ils ont finalement trouvé la solution lorsque l'un des derniers vétérans de la guerre de 1914, rencontré par hasard, leur a expliqué que cette ligne traversait d'anciennes tranchées mal comblées.
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Quel message véhiculent les statues de l'île de Pâques?
Reuters
Les terrassiers se sont ensuite rendus aux archives départementales pour en retrouver les plans. "Si cette mémoire avait été entretenue sur place, précise Charton, les ingénieurs en auraient tenu compte et seraient directement allés aux archives." Autant dire qu'il ne faut pas se contenter d'entreposer les éléments du souvenir, il faut aussi organiser sa transmission. Et cela, seules les populations peuvent le faire, à condition qu'elles en aient le désir. Les Japonais du Nord, par exemple, fichaient en terre des stèles après chaque tsunami, afin d'indiquer à leurs descendants jusqu'où pouvaient remonter les raz de marée.
Ces informations précieuses ont ainsi traversé les siècles. Plus près de nous, la manière dont les riverains du canal du Midi ont pris en charge la mémoire de ce chef-d'oeuvre, classé au patrimoine mondial par l'Unesco, pourrait aussi servir de modèle.
Avant de se demander comment transmettre le souvenir du site de Bure dans cent mille ans, il convient donc déjà de s'assurer qu'il est bien relayé auprès des générations proches. Et d'encourager les locaux à y participer. Pour cela, rien de mieux que les indices inscrits dans la vie courante. Bure pourrait ainsi être rebaptisé, suggèrent certains spécialistes, "Bure-sur-Atome", afin que, dans cinq cents ans, nos descendants s'interrogent sur l'origine de cette appellation.
On pourrait également créer une spécialité gastronomique -un gâteau en forme de champignon nucléaire ?- pour intriguer les gourmands du futur. Pas sûr que les habitants de Bure apprécient ! Les rites, comme par exemple les jours fériés, sont aussi d'excellents vecteurs de transmission. Mais il faudrait sans doute une catastrophe nucléaire pour en arriver à célébrer le souvenir du danger de notre héritage atomique. L'Andra n'a fort heureusement pas attendu cela pour associer la population locale à ce travail de mémoire.
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Les anciens Japonais installaient des stèles après chaque tsunami.
AFP PHOTO / KAZUHIRO NOGI.
Des artistes contemporains ont également été mobilisés pour transmettre, à travers les émotions, la perception du danger. Certains pays, par exemple, ont imaginé de reproduire sur les disques de saphir ou des supports en céramique Le Cri, d'Edvard Munch, oeuvre censée inspirer la terreur. Et donc dissuader d'investir le site. Une plasticienne, Cécile Massart, travaille même, depuis vingt ans, sur la transmission artistique de la mémoire des déchets radioactifs. "Je propose, dit-elle, d'édifier des archisculptures de grande taille qui marqueront le paysage, afin de matérialiser les lieux de stockage et d'aider à mieux appréhender ces sanctuaires d'un genre nouveau." A condition que le message reste compréhensible. Car les statues de l'île de Pâques, elles, gardent leur mystère.
Un autre artiste -Veit Stratmann- suggère, lui, que, tous les trente ans, 4 mètres de terre soient ajoutés sur les centres de stockage. De génération en génération, le paysage se modifierait, avec une colline sans cesse grandissante. Cela forcerait à s'interroger. D'autres proposent un marquage archéologique par dispersion d'artefacts, d'hologrammes ou de menus objets sans valeur aux alentours du site, de manière à alerter sur la nature particulière du lieu.
Les Américains, enfin, ont choisi de surmonter leur site du désert du Nouveau-Mexique d'un immense buisson épineux en béton. Mais, aujourd'hui, ils s'interrogent sur l'interprétation que pourraient en faire les générations futures. Le surhomme du XXIe siècle a beau être en mesure de changer le climat, il n'est pas près de contrôler l'éternité.
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