sur le net un article :
Devoir de mémoire envers les personnes handicapées - 18 janvier 2006
par Martine Lozano militante des droits des handicapés et militante du collectif handicap Paris centre.
http://www.humanite.fr/node/41108
ci-dessous, un longue enquête :
Les « aliènés » morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’occupation
http://www.mensongepsy.com/fr/2010/01/les-%C2%AB-alienes-%C2%BB-morts-de-faim-dans-les-hopitaux-psychiatriques-francais-sous-l%E2%80%99occupation/
Isabelle von Bueltzingsloewen | mensongepsy.com | 30 janvier 2010
Des dizaines de milliers de malades mentaux sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945. La polémique sur cette tragédie s’est concentrée, depuis plusieurs années, sur l’hôpital lyonnais du Vinatier, où deux mille d’entre eux n’ont pas survécu aux années noires. Elle a conduit, en octobre 2000, au lancement d’une enquête confiée à une équipe de spécialistes d’histoire de la santé et d’histoire de la France de l’Occupation. Coordinatrice de cette équipe, Isabelle von Bueltzingsloewen retrace l’histoire de la polémique, avant d’exposer les préalables méthodologiques de l’enquête en cours. On ne trouvera pas ici de résultats définitifs mais le rigoureux travail de construction d’un objet de recherche, loin des raccourcis sommaires et des jugements à l’emporte-pièce.
Le 9 décembre 1944, à l’âge de 62 ans, Pauline D. meurt à l’hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon/Bron). Dans le registre des décès de l’établissement figure la mention suivante : « décédée par cachexie d’origine alimentaire ». Pauline D., internée pour schizophrénie depuis 1935, fait partie d’un convoi de 68 aliénées évacuées de l’asile d’Aix-en-Provence le 5 avril 1944 [1]. Dans son dossier médical, on peut lire à la date du 5 décembre : « Signalée en 6e D(ivision) comme s’affaiblissant beaucoup. Œdèmes des membres inférieurs et des mains. On note présence d’albumine dans les urines. Très amaigrie. Cœur arythmique : on lui donne de la digitaline. Escarre dans la région lombaire ». L’état de la malade a été signalé à sa sœur, Madame D., résidant à Marseille, dans un courrier du 14 novembre dont on ne connaît pas la teneur. Madame D. a répondu par une lettre du 27 novembre dans laquelle on peut lire [2] : « Votre réponse me navre au sujet de ma sœur […] je sais bien que les restrictions et les bombardements ont fait maigrir les gens puisque tous nous y sommes passé, mais est-ce que pour ma sœur cela vient-il de cette raison ou bien est-ce l’éloignement d’avec moi qui lui procure cela, je me le demande elle avait tellement l’habitude que j’allais la voir, je lui écrit en même temps qu’à vous pour lui demander de réagir un peu et lui suggère que la guerre sera vite finie et qu’elle pourra retourner ». Bien qu’inquiète, Madame D. ne semble pas consciente de la gravité de la situation, interprétant la maigreur de sa sœur comme la manifestation d’un état dépressif. Ce n’est qu’en découvrant le corps de Pauline D. qu’elle comprend la cause de sa mort comme en témoigne une seconde lettre, datée du 18 décembre 1944, dans laquelle la douleur se mêle à une stupeur et à une colère teintées de résignation : « J’ai assisté mardi dernier 12 courant aux obsèques de ma sœur Madame D. La surveillante en chef que j’avais vue m’avait dit de vous écrire pour avoir des renseignements sur la mort de ma sœur, mais je ne viens pas vous en demander car j’ai pu voir non par le cadavre de ma sœur mais bien devant son squelette qu’elle est morte littéralement de faim ainsi que beaucoup d’autres surement, mais vous auriez pu Monsieur le Docteur, lorsque je vous demandais de ses nouvelles m’écrire dans votre bulletin son état et je serais venue la chercher au moins serait-elle morte chez moi avec un peu plus de soins. Je vous présente Monsieur le Docteur mes respects ». Cette lettre ne demeure pas sans réponse. Le docteur n’esquive pas. Il ne dément pas non plus même s’il euphémise : « Dans le bulletin de santé que je vous ai adressé vers le milieu novembre, je vous signalai l’état d’amaigrissement dans lequel se trouvait votre malade et le caractère précaire de sa santé. Il est certain que les restrictions alimentaires jointes aux conditions de vie anormales d’un long internement ont joué un rôle important. Je lui avais d’autre part trouvé dans les derniers temps quelques troubles cardiaques et elle avait présenté de l’enflure des membres inférieurs et des mains. Son état mental dans les derniers temps était resté à peu près stationnaire », écrit-il à Madame D. le 24 décembre 1944 [3].
À la lecture du dossier de Pauline D., retrouvé dans l’un des services de l’hôpital du Vinatier, nous comprenons combien est vaine notre prétention à travailler sereinement. La rigueur prendra le pas sur l’émotion mais devra cheminer avec elle. Nous n’avons pourtant rien découvert et nous ne prétendons rien révéler. Le cas de Pauline D. nous a seulement permis, en quelques instants, de prendre la mesure d’un drame collectif dont nous étions parfaitement informée. Nous savions, avant de commencer notre enquête, que des milliers de malades mentaux étaient morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945, probablement 2 000 dans le seul hôpital du Vinatier. Nous savons également, parce que nous nous intéressons à l’évolution de la psychiatrie contemporaine et que nous avons noué de nombreux contacts dans l’institution, que le sujet que nous abordons a suscité des prises de position passionnées et des conflits qui ne peuvent être réduits à des querelles de personnes. Dans cet immense établissement psychiatrique où travaillent environ 3 000 personnes, le deuxième de France, la polémique gronde depuis plus de vingt ans. Elle resurgit périodiquement sans jamais complètement retomber.
◦ DEUX DECENNIES DE POLEMIQUE
En 1979, la bibliothèque municipale de Lyon présente au public une exposition consacrée à un peintre lyonnais totalement méconnu : Sylvain Fusco (1903-1940) [4]. À l’origine de cette initiative, l’Association lyonnaise pour la recherche psychologique sur l’art et la créativité qui, depuis sa fondation en 1976, rassemble, autour d’une réflexion sur le rapport de la créativité et de la psychose, des soignants en psychiatrie, des patients, des artistes et des représentants des milieux de l’art. Les années 1960 et 1970 ont été particulièrement fécondes pour le développement de l’art-thérapie et Sylvain Fusco est devenu le symbole d’un mouvement qui a pris naissance dans les années 1930, porté par une nouvelle génération de psychiatres novateurs. Atteint de schizophrénie, Fusco a été interné dans un pavillon de malades agités du Vinatier le 9 avril 1930. C’est sous l’influence du Dr André Requet, nommé médecin-chef au Vinatier en 1934, qu’il sort de sa prostration et se met à peindre, à partir de 1935, sur les murs de la cour de sa division puis sur des feuilles, un univers fantastique peuplé de femmes. Pour le Dr Requet, l’exposition de 1979 est enfin l’occasion de faire connaître l’œuvre d’un patient qu’il a particulièrement investi. Elle est aussi pour lui un important moment de témoignage. Fusco, mort le 29 décembre 1940, est en effet, selon André Requet, la première victime de la faim à l’hôpital du Vinatier. La table ronde organisée à l’issue du vernissage de l’exposition Fusco [5] ainsi qu’une longue interview, publiée dans le quotidien rhône-alpin Le Journal, donnent à ce témoin à la retraite depuis dix ans l’opportunité de raconter l’horreur : « C’était une époque horrible, à l’hospice. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir trois mille malades. J’ai vécu des scènes affreuses comme dans les camps de concentration. Des malades se mangeaient les doigts… Ils faisaient des rêves exclusivement alimentaires. J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, son estomac a éclaté, et il est mort. Ils buvaient leur urine, mangeaient leurs matières, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de “camp de la mort”. Il y avait une ferme dans l’hospice, elle était notoirement insuffisante pour nourrir tous les malades. Et la pauvre ration que l’on nous fournissait de l’extérieur était complètement déséquilibrée et ne pouvait pas les nourrir […] Nous étions complètement dépassés par le problème. Les malades prenaient les jambes grosses… Et, peu à peu, ils mouraient. Jusqu’en 44-45, il en est mort plus de 2 000 [6]. »
La restitution du destin tragique d’un « peintre maudit » a donc conduit à évoquer, devant un public restreint mais en partie extérieur au milieu psychiatrique, un épisode particulièrement sombre de l’histoire du Vinatier [7]. Dans ce processus, la parole des témoins occupe une place essentielle mais le travail de mémoire qui s’engage alors est porté par des représentants des générations suivantes, en particulier la plus jeune. En octobre 1981, un interne de l’hôpital du Vinatier, Max Lafont, présente devant l’université Claude Bernard (Lyon I) une thèse de doctorat en médecine intitulée Déterminisme sacrificiel et victimisation des malades mentaux. Enquête et réflexions au sujet de la mortalité liée aux privations dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la période de la seconde guerre mondiale. Ce travail n’est pas l’œuvre d’un franc-tireur : Max Lafont bénéficie de soutiens au sein de l’établissement dont il a pu consulter les archives – conservées sur site – ainsi qu’à la faculté de médecine où il trouve en la personne du Pr Colin, professeur de médecine légale et chef du service des urgences psychiatriques de l’hôpital Édouard Herriot (pavillon N), un directeur de thèse pour l’encourager dans sa démarche [8]. Celle-ci suscite cependant des remous puisque – fait rare – le président de l’université demande à Max Lafont de revoir ses conclusions avant d’autoriser la soutenance à l’issue de laquelle le candidat se voit finalement accorder la mention très honorable avec les félicitations du jury. Remous encore lorsque, quelques semaines plus tard, en novembre 1981, Max Lafont et des infirmiers de la cellule CFDT de l’hôpital apposent – pendant quelques minutes – sur le pilier de la grille d’entrée du Vinatier une plaque en bois perpétuant le souvenir des malades morts de faim pendant l’Occupation. Plaque sur laquelle on peut lire : « Pendant la période de guerre 1939-1945 2 000 malades sont morts de sous-alimentation, victimes de l’isolement et de l’indifférence. Afin que cesse l’oubli ». Cet acte de militantisme est couvert par la presse locale [9]. Mais la polémique n’est relayée au plan national que cinq ans plus tard, le 10 juin 1987, sur fond de procès Barbie [10], avec la publication par le quotidien Le Monde d’un long article du Dr Escoffier-Lambiotte [11] intitulé Les asiles de la mort. Quarante mille victimes dans les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation.
Cet article en forme de scoop est en réalité un compte rendu de la thèse de Max Lafont qui vient de paraître chez un petit éditeur issu d’un atelier thérapeutique, l’AREFPPI [12], sous un titre accrocheur L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. « Pour la première fois, une étude complète et détaillée est publiée sur un drame peu connu de l’Occupation : la mort de nombreux malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques français, victimes du froid ou de la malnutrition. Quarante mille victimes, d’après le Dr Max Lafont, qui rend compte de cette tragédie dans un ouvrage intitulé L’Extermination douce. En Allemagne, où l’eugénisme était au cœur de l’idéologie, l’extermination fut systématique. En France, on laissa dépérir ces “non-valeurs sociales”, selon une expression de l’époque, dans l’indifférence quasi générale d’un corps médical qui y voyait là un magnifique sujet d’étude scientifique… Aujourd’hui encore, la lâcheté et l’inconscience de ces psychiatres, sous le régime de Vichy, apparaissent difficilement explicables […] grâce à l’ouvrage du Dr Lafont, un voile se lève enfin sur la conspiration du silence qui a, jusqu’à présent, régné sur cet énorme scandale », peut-on lire sous la plume du Dr Escoffier-Lambiotte.
Lâcheté et inconscience. Ces mots très durs malmènent violemment l’image d’une catégorie de médecins qui a toujours occupé une place à part au sein du corps médical. Les réactions sont d’autant plus vives que la diffusion de la thèse de M. Lafont était restée quasi confidentielle et que la plupart des psychiatres n’en ont pris connaissance qu’à travers l’exégèse radicale du Dr Escoffier-Lambiotte. Le 8 juil-let 1987, Le Monde publie quatre lettres adressées à la rédaction par des psychiatres hospitaliers [13] qui témoignent de la virulence du débat qui agite alors le milieu psychiatrique [14]. L’une d’elles rend compte du profond désarroi qui frappe une grande partie de ses représentants, soucieux de disculper leurs aînés qui ont parfois été leurs maîtres : « Mais que pouvaient-ils faire ? Démissionner ? Défiler sur la voie publique ? S’immoler ? C’est mal prendre en compte le climat de l’époque. Ce que je peux affirmer, c’est qu’ils n’ont pas abandonné leurs malades aux heures dramatiques… », écrit ainsi le Dr Pierre Flot, interne à l’hôpital psychiatrique de Rennes de 1943 à 1945. Même indignation de la part de Charles Brisset qui écrit, dans un compte rendu du livre de M. Lafont publié dans Psychiatrie française [15] : « Eh bien non ! C’en est trop. Que les psychiatres des hôpitaux n’aient pas tous été héroïques pendant les années de guerre c’est probable. Mais d’abord certains d’entre eux sont parvenus à protéger leurs malades contre la famine. Tous ne l’ont pas pu, et les exemples effroyables du Vinatier et de Clermont-de-l’Oise méritent une étude historique véritable, qui permettrait probablement une vue sévère de certains actes. Mais qu’on ne mélange pas tout. De quel droit peut-on condamner des hommes et des faits que l’on connaît insuffisamment, par l’éclairage de cette thèse, en y découvrant seulement, soigneusement triés, les faits qui permettent la dénonciation vertueuse, en oubliant ceux qui permettraient de corriger les misères du Vinatier par les “sauvetages” de Ville-Évrard ou du Puy ? Pourquoi comparer les psychiatres à l’évêque de Münster, dont la position, héroïque certes, est celle d’un pasteur, d’un homme de parole ? Il a osé parler, et sa parole était une action. La parole d’un psychiatre n’est pas celle d’un évêque. Qui l’écouterait ? ».
La vigoureuse controverse qui vient de naître se prolonge dans les années qui suivent. Le 8e colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse qui se tient à l’hôpital psychiatrique de la Chartreuse à Dijon le 17 novembre 1990 sur le thème « La seconde guerre mondiale. Nuit et brouillard en psychiatrie ? » [16] permet à Max Lafont de revenir sur le sens de sa démarche : « Avec un titre comme L’extermination douce il me semble n’avoir réussi qu’à réveiller la polémique […] C’est du moins l’impression qui ressort de certains commentaires m’attribuant le rôle de l’homme “par qui le scandale arrive” et à me compter parmi les détracteurs de la psychiatrie. Pour ma part, je pense seulement avoir fait la première étude un peu approfondie vis-à-vis d’un phénomène qui continuait à fonctionner comme une rumeur, alors que les paroles des témoins étaient répétées sans être entendues ou pire restaient l’objet d’un certain doute sceptique jusqu’à les accuser, eux, de n’être pas sérieux ». À Dijon, la génération des témoins est représentée par l’un des grands noms de la psychiatrie d’après guerre, Lucien Bonnafé, ancien résistant, communiste, qui a préfacé l’ouvrage de Max Lafont dans lequel il voit « une revanche sur quarante-six ans de censure » [17]. Les organisateurs de la rencontre ont également invité un représentant de la résistance gaulliste, Pierre Scherrer, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique d’Auxerre de 1942 à 1975. Pierre Scherrer vient de publier, aux éditions de l’atelier Alpha Bleue, un ouvrage intitulé Un hôpital sous l’Occupation qui s’appuie sur ses souvenirs mais aussi sur un travail d’archives. Sa position dans le débat tranche sur celle de Lucien Bonnafé et de Max Lafont comme en témoigne cet extrait tiré de l’introduction de son livre : « Les malades mentaux, la tempête passée, furent les plus durement frappés par les restrictions de toutes sortes, mais particulièrement alimentaires. Beaucoup moururent de faim ou de froid, et cela pendant les quatre années où l’ennemi vainqueur occupait notre sol et imposait sa loi. Récemment, certains ont “découvert” le drame des malades mentaux morts de faim et ont voulu y voir une intention délibérée “d’extermination douce” de malades irrécupérables, pour aligner la France sur l’expérience allemande de liquidation par la chambre à gaz. Ce livre, qui est un témoignage, pas seulement le récit d’un témoin mais aussi le récit d’un acteur, était écrit déjà. Je n’y ai rien changé. J’accepte et même je revendique mes responsabilités. À l’auteur d’un témoignage sur la Résistance, le général de Gaulle écrivait : “Nous avons fait ce que nous avons pu…”. Nous aussi, nous avons fait ce que nous avons pu. Je souhaite qu’en lisant ce livre le public comprenne mieux le drame que nous avons vécu [18]. »
En mars 1996, un second colloque consacré au sort des malades mentaux pendant la guerre se tient à l’hôpital psychiatrique de Stephansfeld-Brumath [19]. Il s’agit cette fois d’étudier le cas spécifique des hôpitaux psychiatriques alsaciens et, à travers lui, d’évoquer l’extermination des malades mentaux allemands sous le nazisme. La rencontre fait suite à l’inauguration, le 5 mai 1995, dans la cour d’honneur de l’établissement d’un monument sur lequel on peut lire : « Le 5 janvier 1944, 50 malades mentaux hospitalisés à Stephansfeld furent déportés vers l’asile de Hadamar en Allemagne pour y être exterminés ; un seul en est revenu ». Le cas français est à nouveau largement évoqué, en particulier à travers les interventions de M. Lafont et de L. Bonnafé. Plusieurs communications [20] sont consacrées à la question de la responsabilité des psychiatres. L’une évoque ainsi l’itinéraire de Maurice Dide, psychiatre résistant mort à Buchenwald en mars 1944. Une autre traite du cas du petit hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, où s’est caché, un temps, Paul Eluard, et où la mortalité des malades a pu être limitée grâce à l’engagement des médecins de l’établissement [21].
En permettant à des points de vue divergents de s’exprimer, les rencontres de Dijon et de Brumath ont montré la capacité du milieu psychiatrique à réfléchir sur un épisode particulièrement traumatisant de son histoire. On pouvait alors penser que les tensions étaient en voie d’apaisement. Mais la polémique rebondit avec la publication, en 1998, du livre de Patrick Lemoine intitulé Droit d’asiles. Cette fois encore c’est à l’hôpital du Vinatier que se noue le conflit. Patrick Lemoine, spécialiste reconnu des maladies du sommeil et des dépressions résistantes, est en effet médecin-chef au Vinatier. Interne en même temps que M. Lafont, il a été le principal initiateur de l’exposition Fusco et de la table ronde consacrée à la guerre [22]. Dans les années qui ont suivi, il a recueilli de nombreux témoignages auprès d’anciens membres du personnel du Vinatier, médecins mais aussi représentants du personnel administratif, infirmier et technique, et a également fréquenté les archives. Sa démarche n’en est pas moins très différente de celle de Max Lafont. Patrick Lemoine veut en effet toucher le grand public et a opté pour le roman historique : Droit d’asiles relate l’histoire d’amour entre Joseph et Josette, deux infirmiers employés au Vinatier sous l’Occupation. Sa diffusion est garantie par un éditeur prestigieux, Odile Jacob, chez qui l’auteur a déjà publié un ouvrage [23].
Odile Jacob est spécialisée dans la publication d’essais à caractère scientifique mais, précisément, le livre de Patrick Lemoine cultive l’ambiguïté puisqu’il comporte des annexes documentaires, une bibliographie et une préface, assortie de notes, dans laquelle l’auteur présente son analyse des faits. On peut notamment y lire : « Il m’a été impossible de savoir si cette extermination par la famine et le froid était dictée par Vichy, si elle était l’expression d’un seul homme, si cet homme avait été victime de circonstances difficiles, s’il était incompétent ou s’il adhérait personnellement à la politique nazie. Selon Gérard Chauvy, Angeli, le préfet de l’époque, était un homme de Laval dont l’esprit de collaboration avec les nazis ne serait plus à démontrer. Aurait-il reçu, transmis ou élaboré des directives de Berlin visant à exterminer les malades mentaux ? Je me sens incapable de répondre à cette question. Je n’ai pas trouvé trace de ce type de documents dans les archives que j’ai consultées […] Le fait que les mêmes scènes se soient répétées dans les autres hôpitaux psychiatriques publics, aussi bien en zone occupée qu’en zone libre, laisse penser que des directives pourraient avoir été données en provenance d’Allemagne où une politique d’extermination officielle des malades mentaux avait été mise en œuvre, mais que leur application aurait été faite avec plus ou moins de zèle par les diverses administrations concernées. Ce n’est absolument pas prouvé ». C’est à cette préface – à son ton autant qu’à son contenu – qui reprend la thèse de l’extermination et de l’occultation dans sa version la plus radicale [24], que réagissent les collègues de P. Lemoine au Vinatier. Reste que les difficultés de Patrick Lemoine au sein de l’établissement ne font pas obstacle au succès médiatique de Droit d’asiles qui fait l’objet de nombreux comptes rendus et articles dans la presse. Plusieurs conférences et débats sont organisés autour du livre. Patrick Lemoine intervient sur plusieurs chaînes de radio, en particulier sur France Culture, et signe un article intitulé Sinistres réminiscences dans la rubrique Débats du quotidien Libération [25] . Son livre est récompensé aux Psy d’Or 98 et reçoit le prix du roman historique.
Cette reconnaissance médiatique est significative d’un déplacement des enjeux. Certes la virulence des discussions suscitées par le livre de P. Lemoine à l’hôpital du Vinatier montre que la question du sort des malades mentaux sous l’Occupation reste un « problème de mémoire » interne au milieu psychiatrique. Mais entre la publication de la thèse de M. Lafont et celle du roman de P. Lemoine, les relais extérieurs se sont multipliés. Sur fond de polémique autour d’Alexis Carrel [26], le sort des aliénés sous l’Occupation mobilise désormais les militants engagés sur le terrain du « devoir de mémoire ». La réédition, en septembre 2000, du livre de Max Lafont aux éditions Le Bord de l’Eau témoigne de cette évolution. L’ouvrage, qui est en fait une version profondément remaniée du texte de 1987 [27], est préfacé par Antoine Spire qui participe activement à sa promotion. Quelques mois plus tard, en mars 2001, les éditions Syllepse rééditent, dans la collection « Classiques du silence », le livre de Pierre Durand intitulé Le train des fous [28] . Cette fiction documentée, qui évoque le sort des malades de l’hôpital de Clermont-de-l’Oise sous l’Occupation, est l’œuvre d’un non-psychiatre, ancien résistant communiste déporté, président du Comité International Buchenwald-Dora. Parue en 1988 aux éditions Messidor, elle n’avait alors guère attiré l’attention. Mais en 2001 le contexte a changé. En publiant, dans sa revue Le Patriote Résistant [29], un long entretien avec le Dr Lemoine, la Fédération Nationale des Déportés, Internés et Résistants Patriotes (FNDIRP) a clairement manifesté son intérêt pour le drame des malades mentaux. Moins d’un an plus tard, le 7 avril 1999, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, sollicité par le maire de la ville, a inauguré, dans le cimetière de Clermont-de-l’Oise, une stèle érigée à la mémoire des 3 063 malades morts pendant la guerre à l’hôpital psychiatrique.
La réédition du roman de Pierre Durand, long d’un peu plus de 130 pages, est précédée d’une présentation d’Armand Ajzenberg, vice-président des éditions Syllepse, intitulée « Quand 40 000 êtres humains risquent de passer du statut de “malades sans intérêt” à celui de “morts sans intérêt” » [30]. L’ouvrage comporte également deux préfaces, l’une de Patrick Tort qui a pour titre « Cris et brouillard. D’un usage sordide du contexte en histoire » et l’autre de Lucien Bonnafé qui s’intitule « Résister à l’inhumain » [31]. Présentation et préfaces couvrent plus de 40 pages. Mais surtout la sortie du livre s’accompagne du lancement d’une pétition, initiée par Ajzenberg [32], Tort, Bonnafé et Durand. Intitulé « Pour que douleur s’achève », ce texte énonce l’impératif du devoir de mémoire en ces termes : « Le temps est désormais venu pour les plus hautes autorités de l’État français d’aujourd’hui de reconnaître les responsabilités de l’État français d’hier (celui de Vichy) dans ce désastre-là, comme elles l’ont fait pour d’autres désastres ayant frappé d’autres victimes. Il est temps aussi de faire entrer l’histoire de cette hécatombe dans les programmes et les manuels scolaires destinés aux élèves des Collèges et des Lycées, pour lesquels jusqu’ici elle n’a pas d’existence. Nous demandons que soit reconnu par les plus hautes autorités françaises l’abandon à la mort, par l’État français de Vichy, des êtres humains enfermés dans les hôpitaux psychiatriques pendant la deuxième guerre mondiale en France. Nous demandons que soient situées et analysées, en terme d’idéologie globale et de système politico-institutionnel, les responsabilités relatives à ces faits. Nous demandons que ceux-ci et la mention de leurs causes assignables soient inscrits dans les programmes et les manuels scolaires. Ainsi, après une amnésie presque générale concernant les conditions de cette immense agonie, le renouvellement de drames analogues sera, nous en sommes convaincus, rendu plus difficile ».
Disponible sur plusieurs sites Internet et publiée dans le quotidien L’Humanité du 1er mars 2001 et dans la revue Politis, la pétition est présentée par Armand Ajzenberg dans l’émission Dispute du 13 mars 2001 sur France Inter. Elle recueille la signature de nombreux professionnels de la santé mentale, psychiatres des hôpitaux et libéraux mais aussi intervenants non médecins en psychiatrie qui jusque-là avaient eu peu d’occasions de prendre position [33], de la Serpsy [34], de la Fnap-Psy [35], d’un certain nombre d’intellectuels, de responsables des principaux syndicats de gauche, du PCF et des Verts, des organisations de défense des droits de l’homme, de la FNDIRP… À l’hôpital du Vinatier, la pétition circule également. L’un des médecins de l’établissement accompagne sa signature de la mention suivante : « Nous avons en cours, à l’hôpital du Vinatier, une recherche d’historiens universitaires sur le thème de la “surmortalité” excessive des patients de notre établissement pendant la période qui correspond à votre texte ».
◦ L’INTERVENTION DES HISTORIENS
Sur la quatrième de couverture de la réédition du train des fous on peut lire : « Quand en 1988 paraît Le train des fous, un éminent historien nie la responsabilité de Vichy dans ce drame. Il avance, pour l’expliquer, l’argument du contexte historique. Il lui aura fallu, cependant, pour rendre crédible son argumentation, éliminer des faits : d’abord les réticences vichystes à donner aux malades mentaux des suppléments alimentaires (représentant 1,25 calories – moins d’un gramme de pain – par Français et par jour), suppléments accordés aux malades des hôpitaux généraux. Ensuite il lui faudra éliminer les idéologies qui feront que les élites vichystes, de 1940 à 1945, aient pu, sans décrets exterminatoires, choisir la façon la plus « économique » (l’expression est d’Alexis Carrel) de traiter les fous : par la faim et le froid. Une telle manière de fabriquer l’histoire conduirait, si on l’acceptait, à ce qu’entrent dans celle du temps présent, comme « morts sans intérêt » ceux qui pendant la seconde guerre étaient « des malades sans intérêt ».
L’historien en question est Henry Rousso auteur, en 1989, d’un compte rendu des livres de Max Lafont et de Pierre Durand publié dans la revue Vingtième Siècle dans lequel il écrit : « Il n’est pas facile de rendre compte de l’ouvrage de M. Lafont, tiré d’une thèse de médecine, et dont l’auteur avoue qu’il n’est “ni historien, ni sociologue, encore moins journaliste”. On est partagé entre l’intérêt certain que peut susciter un sujet assez original et sans conteste mal connu, et l’agacement face à un manque évident de méthode et, plus grave, la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale […] Or à aucun moment n’est analysée une quelconque politique de Vichy visant à supprimer les malades mentaux. Et pour cause, car il semble bien qu’il s’agisse là d’un pur procès d’intention et non d’une réalité […] Seul fait apparemment tangible, encore que non démontré autrement qu’avec des témoignages : les hôpitaux psychiatriques de l’époque ne reçurent pas les mêmes suppléments de rations que les hôpitaux généraux, entraînant une sous-alimentation sévère et expliquant la surmortalité de la période de l’Occupation. Pourquoi cette négligence ? À quel niveau se situe la responsabilité : l’État, le préfet, l’administration hospitalière ? Autant de questions qui restent entières, et ce ne sont ni les digressions sur la politique antijuive de Vichy (quel rapport direct ?), ni celles sur Alexis Carrel, ni même celles sur la description de la politique allemande d’euthanasie (d’ailleurs erronée : l’auteur reprend sans le critiquer le chiffre de 200 000 victimes, alors que les estimations sont de 71 000) qui peuvent tenir lieu de réponse […] Était-il besoin, en définitive, pour parler d’un problème mal connu et qui ressort visiblement plus de l’histoire de l’institution psychiatrique elle-même que de celle d’un régime politique, de reprendre des accusations datées et sans réels fondements ? Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres » [36].
Lorsqu’en 1990, Claude Quétel et Olivier Bonnet, tous deux spécialistes d’histoire de la psychiatrie, sont invités à participer au colloque de Dijon, ils s’inscrivent d’emblée dans la dynamique amorcée par les historiens des « années noires » : dénoncer les faux tabous et, de façon plus large, stigmatiser les dérives, les excès et les abus de la mémoire [37]. Pour autant ils ne sous-estiment pas l’ampleur du phénomène étudié. Contraints de travailler dans l’urgence, ils mobilisent des sources nouvelles, en particulier les archives du ministère de la Santé qui leur permettent d’établir, selon une méthodologie rigoureuse, que le nombre des victimes de la faim dans les établissements psychiatriques doit être réévalué à la hausse, sans doute plus proche de 50 000 (sur un total de 76 000 morts) que de 40 000. Bien que préoccupés d’invalider la thèse exterminationniste, ils restent nuancés dans leurs conclusions : « Mais encore une fois, point d’holocauste dans tout cela. Certes, comme le fait remarquer Henry Rousso, il est toujours difficile d’établir une hiérarchie de l’horreur – et ces 76 000 morts constituent bien évidemment un phénomène horrible, comme a été horrible cette dernière guerre avec ses quelques 50 millions de morts. Toutefois, parvenus à ce stade de nos réflexions, nous nous prenons à hésiter. S’agit-il d’éclairer un point de l’histoire ou d’aller à l’encontre d’une accumulation : celle de “l’holocauste des malades mentaux” ? […] Peut-on nier par ailleurs qu’un consensus sournois se soit établi ici ou là ? Que les autorités n’aient que mollement réagi ? Que l’opinion publique, qui aujourd’hui s’effarouche si facilement, n’ait pas à l’époque inconsciemment accepté l’équation asile = mouroir ? ».
Trois ans plus tard, alors que la polémique s’est amplifiée dans les médias, l’article de Quétel et Bonnet est cité, à titre d’expertise, par Éric Conan et Henry Rousso dans Vichy, un passé qui ne passe pas. À propos d’une émission de La Marche du siècle diffusée le 30 juin 1993 et consacrée à l’accès aux archives de la période de l’Occupation, les auteurs écrivent : « Cette livraison de La Marche du siècle a en outre évoqué un autre “tabou”, le sort des malades mentaux durant l’Occupation, en se faisant l’écho de thèses qui prétendent que des dizaines de milliers d’entre eux furent sciemment exterminés par Vichy, à l’instar des malades euthanasiés par le IIIe Reich. On a même pu entendre dans le commentaire du reportage consacré à ce sujet : “Au gouvernement de Vichy, Alexis Carrel administre une bonne part des hôpitaux psychiatriques”, une précision des réalisateurs qui relève de la pure affabulation. L’émission reprenait là aussi des thèses récentes. Non contents d’inventer un “génocide”, certains prétendent avoir trouvé son responsable en la personne du Dr Alexis Carrel, connu pour ses théories eugénistes et devenu depuis quelques années une nouvelle figure diabolique en vogue. Or Alexis Carrel n’a jamais fait partie du gouvernement de Vichy et n’a jamais eu une quelconque responsabilité à l’époque dans la politique pratiquée dans les hôpitaux psychiatriques […] Que certaines de ses théories soient nauséabondes est une chose, prétendre qu’elles ont été la cause d’un crime de masse prémédité par Vichy et occulté par la suite, alors qu’il est imaginaire, en est une autre. Cet exemple entre mille montre à quel point un programme télévisé, pourtant de valeur, peut amplifier des polémiques infondées, qui, sans les caméras, ne rencontreraient qu’un écho limité et sans conséquences, sinon dans un milieu restreint » [38].
Armand Ajzenberg réplique, dans un article publié en 1996 dans la revue Chimères sous le titre « Drôles d’histoires : l’extermination douce » [39]. Il accuse les historiens de tricherie, leur reprochant d’attribuer la surmortalité des fous aux seules (tristes) circonstances. Le scénario est désormais classique, quasi rituel. D’un côté des historiens universitaires – nous en faisons partie – irrités voire révulsés par le manque de rigueur méthodologique, les hypothèses mal étayées, l’accumulation des erreurs, petites et grandes, la multiplication des anachronismes, l’absence de nuances, les comparaisons hasardeuses, les effets d’amalgame dont témoignent des travaux qui se présentent pourtant comme scientifiques. De l’autre des militants (faut-il rappeler que le terme n’a rien de péjoratif ?) qui récusent l’objectivité des historiens professionnels, leur reprochent leur morgue et les accusent d’être à la solde du pouvoir, jusqu’à inverser l’histoire pour transformer les bourreaux en victimes. De l’agressivité de part et d’autre, pas de véritable dialogue (est-il possible ?). Les arguments circulent néanmoins comme en témoigne la pétition de mars 2001 – dont le texte est très en retrait par rapport à tout ce que l’on a pu lire jusque-là et dans laquelle les mots d’extermination, de génocide ou d’holocauste ne sont jamais mobilisés [40].
Reste que ce climat de confrontation a incontestablement été dommageable à la recherche. Ici, et contrairement à ce qui s’est passé récemment en Suède et en Suisse, la polémique n’a pas aiguillonné la recherche mais l’a au contraire paralysée [41]. Les historiens, qui, avant 1990, n’avaient jamais travaillé sur la question, n’ont pas poursuivi la démarche engagée par Claude Quétel et Olivier Bonnet lors du colloque de Dijon [42]. Le très faible intérêt des historiens de la santé pour la psychiatrie contemporaine constitue sans aucun doute un facteur d’explication essentiel. Du côté des spécialistes de la seconde guerre mondiale, le relais n’a pas non plus été pris : à l’irritation a succédé une abstention que reflètent les synthèses récentes consacrées à Vichy. Depuis le milieu des années 1990, plusieurs mémoires de maîtrise soutenus dans des facultés d’histoire ont certes permis d’éclairer le cas particulier de quelques établissements : celui de Saint-Égrève (Isère), celui de Saint-Alban (Lozère) et celui de Quimper [43]. Mais il s’agit de travaux dispersés qui ne s’inscrivent pas dans une véritable dynamique de recherche [44]. C’est à cette absence de dynamique que prétend remédier ce projet d’enquête qui mobilise des chercheurs spécialistes d’histoire de la santé et des chercheurs spécialistes de la France de l’Occupation [45]. Au même moment le thème inspire également des documentaristes et des cinéastes [46].
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Devoir de mémoire envers les personnes handicapées - 18 janvier 2006
par Martine Lozano militante des droits des handicapés et militante du collectif handicap Paris centre.
http://www.humanite.fr/node/41108
ci-dessous, un longue enquête :
Les « aliènés » morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’occupation
http://www.mensongepsy.com/fr/2010/01/les-%C2%AB-alienes-%C2%BB-morts-de-faim-dans-les-hopitaux-psychiatriques-francais-sous-l%E2%80%99occupation/
Isabelle von Bueltzingsloewen | mensongepsy.com | 30 janvier 2010
Des dizaines de milliers de malades mentaux sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945. La polémique sur cette tragédie s’est concentrée, depuis plusieurs années, sur l’hôpital lyonnais du Vinatier, où deux mille d’entre eux n’ont pas survécu aux années noires. Elle a conduit, en octobre 2000, au lancement d’une enquête confiée à une équipe de spécialistes d’histoire de la santé et d’histoire de la France de l’Occupation. Coordinatrice de cette équipe, Isabelle von Bueltzingsloewen retrace l’histoire de la polémique, avant d’exposer les préalables méthodologiques de l’enquête en cours. On ne trouvera pas ici de résultats définitifs mais le rigoureux travail de construction d’un objet de recherche, loin des raccourcis sommaires et des jugements à l’emporte-pièce.
Le 9 décembre 1944, à l’âge de 62 ans, Pauline D. meurt à l’hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon/Bron). Dans le registre des décès de l’établissement figure la mention suivante : « décédée par cachexie d’origine alimentaire ». Pauline D., internée pour schizophrénie depuis 1935, fait partie d’un convoi de 68 aliénées évacuées de l’asile d’Aix-en-Provence le 5 avril 1944 [1]. Dans son dossier médical, on peut lire à la date du 5 décembre : « Signalée en 6e D(ivision) comme s’affaiblissant beaucoup. Œdèmes des membres inférieurs et des mains. On note présence d’albumine dans les urines. Très amaigrie. Cœur arythmique : on lui donne de la digitaline. Escarre dans la région lombaire ». L’état de la malade a été signalé à sa sœur, Madame D., résidant à Marseille, dans un courrier du 14 novembre dont on ne connaît pas la teneur. Madame D. a répondu par une lettre du 27 novembre dans laquelle on peut lire [2] : « Votre réponse me navre au sujet de ma sœur […] je sais bien que les restrictions et les bombardements ont fait maigrir les gens puisque tous nous y sommes passé, mais est-ce que pour ma sœur cela vient-il de cette raison ou bien est-ce l’éloignement d’avec moi qui lui procure cela, je me le demande elle avait tellement l’habitude que j’allais la voir, je lui écrit en même temps qu’à vous pour lui demander de réagir un peu et lui suggère que la guerre sera vite finie et qu’elle pourra retourner ». Bien qu’inquiète, Madame D. ne semble pas consciente de la gravité de la situation, interprétant la maigreur de sa sœur comme la manifestation d’un état dépressif. Ce n’est qu’en découvrant le corps de Pauline D. qu’elle comprend la cause de sa mort comme en témoigne une seconde lettre, datée du 18 décembre 1944, dans laquelle la douleur se mêle à une stupeur et à une colère teintées de résignation : « J’ai assisté mardi dernier 12 courant aux obsèques de ma sœur Madame D. La surveillante en chef que j’avais vue m’avait dit de vous écrire pour avoir des renseignements sur la mort de ma sœur, mais je ne viens pas vous en demander car j’ai pu voir non par le cadavre de ma sœur mais bien devant son squelette qu’elle est morte littéralement de faim ainsi que beaucoup d’autres surement, mais vous auriez pu Monsieur le Docteur, lorsque je vous demandais de ses nouvelles m’écrire dans votre bulletin son état et je serais venue la chercher au moins serait-elle morte chez moi avec un peu plus de soins. Je vous présente Monsieur le Docteur mes respects ». Cette lettre ne demeure pas sans réponse. Le docteur n’esquive pas. Il ne dément pas non plus même s’il euphémise : « Dans le bulletin de santé que je vous ai adressé vers le milieu novembre, je vous signalai l’état d’amaigrissement dans lequel se trouvait votre malade et le caractère précaire de sa santé. Il est certain que les restrictions alimentaires jointes aux conditions de vie anormales d’un long internement ont joué un rôle important. Je lui avais d’autre part trouvé dans les derniers temps quelques troubles cardiaques et elle avait présenté de l’enflure des membres inférieurs et des mains. Son état mental dans les derniers temps était resté à peu près stationnaire », écrit-il à Madame D. le 24 décembre 1944 [3].
À la lecture du dossier de Pauline D., retrouvé dans l’un des services de l’hôpital du Vinatier, nous comprenons combien est vaine notre prétention à travailler sereinement. La rigueur prendra le pas sur l’émotion mais devra cheminer avec elle. Nous n’avons pourtant rien découvert et nous ne prétendons rien révéler. Le cas de Pauline D. nous a seulement permis, en quelques instants, de prendre la mesure d’un drame collectif dont nous étions parfaitement informée. Nous savions, avant de commencer notre enquête, que des milliers de malades mentaux étaient morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945, probablement 2 000 dans le seul hôpital du Vinatier. Nous savons également, parce que nous nous intéressons à l’évolution de la psychiatrie contemporaine et que nous avons noué de nombreux contacts dans l’institution, que le sujet que nous abordons a suscité des prises de position passionnées et des conflits qui ne peuvent être réduits à des querelles de personnes. Dans cet immense établissement psychiatrique où travaillent environ 3 000 personnes, le deuxième de France, la polémique gronde depuis plus de vingt ans. Elle resurgit périodiquement sans jamais complètement retomber.
◦ DEUX DECENNIES DE POLEMIQUE
En 1979, la bibliothèque municipale de Lyon présente au public une exposition consacrée à un peintre lyonnais totalement méconnu : Sylvain Fusco (1903-1940) [4]. À l’origine de cette initiative, l’Association lyonnaise pour la recherche psychologique sur l’art et la créativité qui, depuis sa fondation en 1976, rassemble, autour d’une réflexion sur le rapport de la créativité et de la psychose, des soignants en psychiatrie, des patients, des artistes et des représentants des milieux de l’art. Les années 1960 et 1970 ont été particulièrement fécondes pour le développement de l’art-thérapie et Sylvain Fusco est devenu le symbole d’un mouvement qui a pris naissance dans les années 1930, porté par une nouvelle génération de psychiatres novateurs. Atteint de schizophrénie, Fusco a été interné dans un pavillon de malades agités du Vinatier le 9 avril 1930. C’est sous l’influence du Dr André Requet, nommé médecin-chef au Vinatier en 1934, qu’il sort de sa prostration et se met à peindre, à partir de 1935, sur les murs de la cour de sa division puis sur des feuilles, un univers fantastique peuplé de femmes. Pour le Dr Requet, l’exposition de 1979 est enfin l’occasion de faire connaître l’œuvre d’un patient qu’il a particulièrement investi. Elle est aussi pour lui un important moment de témoignage. Fusco, mort le 29 décembre 1940, est en effet, selon André Requet, la première victime de la faim à l’hôpital du Vinatier. La table ronde organisée à l’issue du vernissage de l’exposition Fusco [5] ainsi qu’une longue interview, publiée dans le quotidien rhône-alpin Le Journal, donnent à ce témoin à la retraite depuis dix ans l’opportunité de raconter l’horreur : « C’était une époque horrible, à l’hospice. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir trois mille malades. J’ai vécu des scènes affreuses comme dans les camps de concentration. Des malades se mangeaient les doigts… Ils faisaient des rêves exclusivement alimentaires. J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, son estomac a éclaté, et il est mort. Ils buvaient leur urine, mangeaient leurs matières, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de “camp de la mort”. Il y avait une ferme dans l’hospice, elle était notoirement insuffisante pour nourrir tous les malades. Et la pauvre ration que l’on nous fournissait de l’extérieur était complètement déséquilibrée et ne pouvait pas les nourrir […] Nous étions complètement dépassés par le problème. Les malades prenaient les jambes grosses… Et, peu à peu, ils mouraient. Jusqu’en 44-45, il en est mort plus de 2 000 [6]. »
La restitution du destin tragique d’un « peintre maudit » a donc conduit à évoquer, devant un public restreint mais en partie extérieur au milieu psychiatrique, un épisode particulièrement sombre de l’histoire du Vinatier [7]. Dans ce processus, la parole des témoins occupe une place essentielle mais le travail de mémoire qui s’engage alors est porté par des représentants des générations suivantes, en particulier la plus jeune. En octobre 1981, un interne de l’hôpital du Vinatier, Max Lafont, présente devant l’université Claude Bernard (Lyon I) une thèse de doctorat en médecine intitulée Déterminisme sacrificiel et victimisation des malades mentaux. Enquête et réflexions au sujet de la mortalité liée aux privations dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la période de la seconde guerre mondiale. Ce travail n’est pas l’œuvre d’un franc-tireur : Max Lafont bénéficie de soutiens au sein de l’établissement dont il a pu consulter les archives – conservées sur site – ainsi qu’à la faculté de médecine où il trouve en la personne du Pr Colin, professeur de médecine légale et chef du service des urgences psychiatriques de l’hôpital Édouard Herriot (pavillon N), un directeur de thèse pour l’encourager dans sa démarche [8]. Celle-ci suscite cependant des remous puisque – fait rare – le président de l’université demande à Max Lafont de revoir ses conclusions avant d’autoriser la soutenance à l’issue de laquelle le candidat se voit finalement accorder la mention très honorable avec les félicitations du jury. Remous encore lorsque, quelques semaines plus tard, en novembre 1981, Max Lafont et des infirmiers de la cellule CFDT de l’hôpital apposent – pendant quelques minutes – sur le pilier de la grille d’entrée du Vinatier une plaque en bois perpétuant le souvenir des malades morts de faim pendant l’Occupation. Plaque sur laquelle on peut lire : « Pendant la période de guerre 1939-1945 2 000 malades sont morts de sous-alimentation, victimes de l’isolement et de l’indifférence. Afin que cesse l’oubli ». Cet acte de militantisme est couvert par la presse locale [9]. Mais la polémique n’est relayée au plan national que cinq ans plus tard, le 10 juin 1987, sur fond de procès Barbie [10], avec la publication par le quotidien Le Monde d’un long article du Dr Escoffier-Lambiotte [11] intitulé Les asiles de la mort. Quarante mille victimes dans les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation.
Cet article en forme de scoop est en réalité un compte rendu de la thèse de Max Lafont qui vient de paraître chez un petit éditeur issu d’un atelier thérapeutique, l’AREFPPI [12], sous un titre accrocheur L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. « Pour la première fois, une étude complète et détaillée est publiée sur un drame peu connu de l’Occupation : la mort de nombreux malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques français, victimes du froid ou de la malnutrition. Quarante mille victimes, d’après le Dr Max Lafont, qui rend compte de cette tragédie dans un ouvrage intitulé L’Extermination douce. En Allemagne, où l’eugénisme était au cœur de l’idéologie, l’extermination fut systématique. En France, on laissa dépérir ces “non-valeurs sociales”, selon une expression de l’époque, dans l’indifférence quasi générale d’un corps médical qui y voyait là un magnifique sujet d’étude scientifique… Aujourd’hui encore, la lâcheté et l’inconscience de ces psychiatres, sous le régime de Vichy, apparaissent difficilement explicables […] grâce à l’ouvrage du Dr Lafont, un voile se lève enfin sur la conspiration du silence qui a, jusqu’à présent, régné sur cet énorme scandale », peut-on lire sous la plume du Dr Escoffier-Lambiotte.
Lâcheté et inconscience. Ces mots très durs malmènent violemment l’image d’une catégorie de médecins qui a toujours occupé une place à part au sein du corps médical. Les réactions sont d’autant plus vives que la diffusion de la thèse de M. Lafont était restée quasi confidentielle et que la plupart des psychiatres n’en ont pris connaissance qu’à travers l’exégèse radicale du Dr Escoffier-Lambiotte. Le 8 juil-let 1987, Le Monde publie quatre lettres adressées à la rédaction par des psychiatres hospitaliers [13] qui témoignent de la virulence du débat qui agite alors le milieu psychiatrique [14]. L’une d’elles rend compte du profond désarroi qui frappe une grande partie de ses représentants, soucieux de disculper leurs aînés qui ont parfois été leurs maîtres : « Mais que pouvaient-ils faire ? Démissionner ? Défiler sur la voie publique ? S’immoler ? C’est mal prendre en compte le climat de l’époque. Ce que je peux affirmer, c’est qu’ils n’ont pas abandonné leurs malades aux heures dramatiques… », écrit ainsi le Dr Pierre Flot, interne à l’hôpital psychiatrique de Rennes de 1943 à 1945. Même indignation de la part de Charles Brisset qui écrit, dans un compte rendu du livre de M. Lafont publié dans Psychiatrie française [15] : « Eh bien non ! C’en est trop. Que les psychiatres des hôpitaux n’aient pas tous été héroïques pendant les années de guerre c’est probable. Mais d’abord certains d’entre eux sont parvenus à protéger leurs malades contre la famine. Tous ne l’ont pas pu, et les exemples effroyables du Vinatier et de Clermont-de-l’Oise méritent une étude historique véritable, qui permettrait probablement une vue sévère de certains actes. Mais qu’on ne mélange pas tout. De quel droit peut-on condamner des hommes et des faits que l’on connaît insuffisamment, par l’éclairage de cette thèse, en y découvrant seulement, soigneusement triés, les faits qui permettent la dénonciation vertueuse, en oubliant ceux qui permettraient de corriger les misères du Vinatier par les “sauvetages” de Ville-Évrard ou du Puy ? Pourquoi comparer les psychiatres à l’évêque de Münster, dont la position, héroïque certes, est celle d’un pasteur, d’un homme de parole ? Il a osé parler, et sa parole était une action. La parole d’un psychiatre n’est pas celle d’un évêque. Qui l’écouterait ? ».
La vigoureuse controverse qui vient de naître se prolonge dans les années qui suivent. Le 8e colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse qui se tient à l’hôpital psychiatrique de la Chartreuse à Dijon le 17 novembre 1990 sur le thème « La seconde guerre mondiale. Nuit et brouillard en psychiatrie ? » [16] permet à Max Lafont de revenir sur le sens de sa démarche : « Avec un titre comme L’extermination douce il me semble n’avoir réussi qu’à réveiller la polémique […] C’est du moins l’impression qui ressort de certains commentaires m’attribuant le rôle de l’homme “par qui le scandale arrive” et à me compter parmi les détracteurs de la psychiatrie. Pour ma part, je pense seulement avoir fait la première étude un peu approfondie vis-à-vis d’un phénomène qui continuait à fonctionner comme une rumeur, alors que les paroles des témoins étaient répétées sans être entendues ou pire restaient l’objet d’un certain doute sceptique jusqu’à les accuser, eux, de n’être pas sérieux ». À Dijon, la génération des témoins est représentée par l’un des grands noms de la psychiatrie d’après guerre, Lucien Bonnafé, ancien résistant, communiste, qui a préfacé l’ouvrage de Max Lafont dans lequel il voit « une revanche sur quarante-six ans de censure » [17]. Les organisateurs de la rencontre ont également invité un représentant de la résistance gaulliste, Pierre Scherrer, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique d’Auxerre de 1942 à 1975. Pierre Scherrer vient de publier, aux éditions de l’atelier Alpha Bleue, un ouvrage intitulé Un hôpital sous l’Occupation qui s’appuie sur ses souvenirs mais aussi sur un travail d’archives. Sa position dans le débat tranche sur celle de Lucien Bonnafé et de Max Lafont comme en témoigne cet extrait tiré de l’introduction de son livre : « Les malades mentaux, la tempête passée, furent les plus durement frappés par les restrictions de toutes sortes, mais particulièrement alimentaires. Beaucoup moururent de faim ou de froid, et cela pendant les quatre années où l’ennemi vainqueur occupait notre sol et imposait sa loi. Récemment, certains ont “découvert” le drame des malades mentaux morts de faim et ont voulu y voir une intention délibérée “d’extermination douce” de malades irrécupérables, pour aligner la France sur l’expérience allemande de liquidation par la chambre à gaz. Ce livre, qui est un témoignage, pas seulement le récit d’un témoin mais aussi le récit d’un acteur, était écrit déjà. Je n’y ai rien changé. J’accepte et même je revendique mes responsabilités. À l’auteur d’un témoignage sur la Résistance, le général de Gaulle écrivait : “Nous avons fait ce que nous avons pu…”. Nous aussi, nous avons fait ce que nous avons pu. Je souhaite qu’en lisant ce livre le public comprenne mieux le drame que nous avons vécu [18]. »
En mars 1996, un second colloque consacré au sort des malades mentaux pendant la guerre se tient à l’hôpital psychiatrique de Stephansfeld-Brumath [19]. Il s’agit cette fois d’étudier le cas spécifique des hôpitaux psychiatriques alsaciens et, à travers lui, d’évoquer l’extermination des malades mentaux allemands sous le nazisme. La rencontre fait suite à l’inauguration, le 5 mai 1995, dans la cour d’honneur de l’établissement d’un monument sur lequel on peut lire : « Le 5 janvier 1944, 50 malades mentaux hospitalisés à Stephansfeld furent déportés vers l’asile de Hadamar en Allemagne pour y être exterminés ; un seul en est revenu ». Le cas français est à nouveau largement évoqué, en particulier à travers les interventions de M. Lafont et de L. Bonnafé. Plusieurs communications [20] sont consacrées à la question de la responsabilité des psychiatres. L’une évoque ainsi l’itinéraire de Maurice Dide, psychiatre résistant mort à Buchenwald en mars 1944. Une autre traite du cas du petit hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, où s’est caché, un temps, Paul Eluard, et où la mortalité des malades a pu être limitée grâce à l’engagement des médecins de l’établissement [21].
En permettant à des points de vue divergents de s’exprimer, les rencontres de Dijon et de Brumath ont montré la capacité du milieu psychiatrique à réfléchir sur un épisode particulièrement traumatisant de son histoire. On pouvait alors penser que les tensions étaient en voie d’apaisement. Mais la polémique rebondit avec la publication, en 1998, du livre de Patrick Lemoine intitulé Droit d’asiles. Cette fois encore c’est à l’hôpital du Vinatier que se noue le conflit. Patrick Lemoine, spécialiste reconnu des maladies du sommeil et des dépressions résistantes, est en effet médecin-chef au Vinatier. Interne en même temps que M. Lafont, il a été le principal initiateur de l’exposition Fusco et de la table ronde consacrée à la guerre [22]. Dans les années qui ont suivi, il a recueilli de nombreux témoignages auprès d’anciens membres du personnel du Vinatier, médecins mais aussi représentants du personnel administratif, infirmier et technique, et a également fréquenté les archives. Sa démarche n’en est pas moins très différente de celle de Max Lafont. Patrick Lemoine veut en effet toucher le grand public et a opté pour le roman historique : Droit d’asiles relate l’histoire d’amour entre Joseph et Josette, deux infirmiers employés au Vinatier sous l’Occupation. Sa diffusion est garantie par un éditeur prestigieux, Odile Jacob, chez qui l’auteur a déjà publié un ouvrage [23].
Odile Jacob est spécialisée dans la publication d’essais à caractère scientifique mais, précisément, le livre de Patrick Lemoine cultive l’ambiguïté puisqu’il comporte des annexes documentaires, une bibliographie et une préface, assortie de notes, dans laquelle l’auteur présente son analyse des faits. On peut notamment y lire : « Il m’a été impossible de savoir si cette extermination par la famine et le froid était dictée par Vichy, si elle était l’expression d’un seul homme, si cet homme avait été victime de circonstances difficiles, s’il était incompétent ou s’il adhérait personnellement à la politique nazie. Selon Gérard Chauvy, Angeli, le préfet de l’époque, était un homme de Laval dont l’esprit de collaboration avec les nazis ne serait plus à démontrer. Aurait-il reçu, transmis ou élaboré des directives de Berlin visant à exterminer les malades mentaux ? Je me sens incapable de répondre à cette question. Je n’ai pas trouvé trace de ce type de documents dans les archives que j’ai consultées […] Le fait que les mêmes scènes se soient répétées dans les autres hôpitaux psychiatriques publics, aussi bien en zone occupée qu’en zone libre, laisse penser que des directives pourraient avoir été données en provenance d’Allemagne où une politique d’extermination officielle des malades mentaux avait été mise en œuvre, mais que leur application aurait été faite avec plus ou moins de zèle par les diverses administrations concernées. Ce n’est absolument pas prouvé ». C’est à cette préface – à son ton autant qu’à son contenu – qui reprend la thèse de l’extermination et de l’occultation dans sa version la plus radicale [24], que réagissent les collègues de P. Lemoine au Vinatier. Reste que les difficultés de Patrick Lemoine au sein de l’établissement ne font pas obstacle au succès médiatique de Droit d’asiles qui fait l’objet de nombreux comptes rendus et articles dans la presse. Plusieurs conférences et débats sont organisés autour du livre. Patrick Lemoine intervient sur plusieurs chaînes de radio, en particulier sur France Culture, et signe un article intitulé Sinistres réminiscences dans la rubrique Débats du quotidien Libération [25] . Son livre est récompensé aux Psy d’Or 98 et reçoit le prix du roman historique.
Cette reconnaissance médiatique est significative d’un déplacement des enjeux. Certes la virulence des discussions suscitées par le livre de P. Lemoine à l’hôpital du Vinatier montre que la question du sort des malades mentaux sous l’Occupation reste un « problème de mémoire » interne au milieu psychiatrique. Mais entre la publication de la thèse de M. Lafont et celle du roman de P. Lemoine, les relais extérieurs se sont multipliés. Sur fond de polémique autour d’Alexis Carrel [26], le sort des aliénés sous l’Occupation mobilise désormais les militants engagés sur le terrain du « devoir de mémoire ». La réédition, en septembre 2000, du livre de Max Lafont aux éditions Le Bord de l’Eau témoigne de cette évolution. L’ouvrage, qui est en fait une version profondément remaniée du texte de 1987 [27], est préfacé par Antoine Spire qui participe activement à sa promotion. Quelques mois plus tard, en mars 2001, les éditions Syllepse rééditent, dans la collection « Classiques du silence », le livre de Pierre Durand intitulé Le train des fous [28] . Cette fiction documentée, qui évoque le sort des malades de l’hôpital de Clermont-de-l’Oise sous l’Occupation, est l’œuvre d’un non-psychiatre, ancien résistant communiste déporté, président du Comité International Buchenwald-Dora. Parue en 1988 aux éditions Messidor, elle n’avait alors guère attiré l’attention. Mais en 2001 le contexte a changé. En publiant, dans sa revue Le Patriote Résistant [29], un long entretien avec le Dr Lemoine, la Fédération Nationale des Déportés, Internés et Résistants Patriotes (FNDIRP) a clairement manifesté son intérêt pour le drame des malades mentaux. Moins d’un an plus tard, le 7 avril 1999, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, sollicité par le maire de la ville, a inauguré, dans le cimetière de Clermont-de-l’Oise, une stèle érigée à la mémoire des 3 063 malades morts pendant la guerre à l’hôpital psychiatrique.
La réédition du roman de Pierre Durand, long d’un peu plus de 130 pages, est précédée d’une présentation d’Armand Ajzenberg, vice-président des éditions Syllepse, intitulée « Quand 40 000 êtres humains risquent de passer du statut de “malades sans intérêt” à celui de “morts sans intérêt” » [30]. L’ouvrage comporte également deux préfaces, l’une de Patrick Tort qui a pour titre « Cris et brouillard. D’un usage sordide du contexte en histoire » et l’autre de Lucien Bonnafé qui s’intitule « Résister à l’inhumain » [31]. Présentation et préfaces couvrent plus de 40 pages. Mais surtout la sortie du livre s’accompagne du lancement d’une pétition, initiée par Ajzenberg [32], Tort, Bonnafé et Durand. Intitulé « Pour que douleur s’achève », ce texte énonce l’impératif du devoir de mémoire en ces termes : « Le temps est désormais venu pour les plus hautes autorités de l’État français d’aujourd’hui de reconnaître les responsabilités de l’État français d’hier (celui de Vichy) dans ce désastre-là, comme elles l’ont fait pour d’autres désastres ayant frappé d’autres victimes. Il est temps aussi de faire entrer l’histoire de cette hécatombe dans les programmes et les manuels scolaires destinés aux élèves des Collèges et des Lycées, pour lesquels jusqu’ici elle n’a pas d’existence. Nous demandons que soit reconnu par les plus hautes autorités françaises l’abandon à la mort, par l’État français de Vichy, des êtres humains enfermés dans les hôpitaux psychiatriques pendant la deuxième guerre mondiale en France. Nous demandons que soient situées et analysées, en terme d’idéologie globale et de système politico-institutionnel, les responsabilités relatives à ces faits. Nous demandons que ceux-ci et la mention de leurs causes assignables soient inscrits dans les programmes et les manuels scolaires. Ainsi, après une amnésie presque générale concernant les conditions de cette immense agonie, le renouvellement de drames analogues sera, nous en sommes convaincus, rendu plus difficile ».
Disponible sur plusieurs sites Internet et publiée dans le quotidien L’Humanité du 1er mars 2001 et dans la revue Politis, la pétition est présentée par Armand Ajzenberg dans l’émission Dispute du 13 mars 2001 sur France Inter. Elle recueille la signature de nombreux professionnels de la santé mentale, psychiatres des hôpitaux et libéraux mais aussi intervenants non médecins en psychiatrie qui jusque-là avaient eu peu d’occasions de prendre position [33], de la Serpsy [34], de la Fnap-Psy [35], d’un certain nombre d’intellectuels, de responsables des principaux syndicats de gauche, du PCF et des Verts, des organisations de défense des droits de l’homme, de la FNDIRP… À l’hôpital du Vinatier, la pétition circule également. L’un des médecins de l’établissement accompagne sa signature de la mention suivante : « Nous avons en cours, à l’hôpital du Vinatier, une recherche d’historiens universitaires sur le thème de la “surmortalité” excessive des patients de notre établissement pendant la période qui correspond à votre texte ».
◦ L’INTERVENTION DES HISTORIENS
Sur la quatrième de couverture de la réédition du train des fous on peut lire : « Quand en 1988 paraît Le train des fous, un éminent historien nie la responsabilité de Vichy dans ce drame. Il avance, pour l’expliquer, l’argument du contexte historique. Il lui aura fallu, cependant, pour rendre crédible son argumentation, éliminer des faits : d’abord les réticences vichystes à donner aux malades mentaux des suppléments alimentaires (représentant 1,25 calories – moins d’un gramme de pain – par Français et par jour), suppléments accordés aux malades des hôpitaux généraux. Ensuite il lui faudra éliminer les idéologies qui feront que les élites vichystes, de 1940 à 1945, aient pu, sans décrets exterminatoires, choisir la façon la plus « économique » (l’expression est d’Alexis Carrel) de traiter les fous : par la faim et le froid. Une telle manière de fabriquer l’histoire conduirait, si on l’acceptait, à ce qu’entrent dans celle du temps présent, comme « morts sans intérêt » ceux qui pendant la seconde guerre étaient « des malades sans intérêt ».
L’historien en question est Henry Rousso auteur, en 1989, d’un compte rendu des livres de Max Lafont et de Pierre Durand publié dans la revue Vingtième Siècle dans lequel il écrit : « Il n’est pas facile de rendre compte de l’ouvrage de M. Lafont, tiré d’une thèse de médecine, et dont l’auteur avoue qu’il n’est “ni historien, ni sociologue, encore moins journaliste”. On est partagé entre l’intérêt certain que peut susciter un sujet assez original et sans conteste mal connu, et l’agacement face à un manque évident de méthode et, plus grave, la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale […] Or à aucun moment n’est analysée une quelconque politique de Vichy visant à supprimer les malades mentaux. Et pour cause, car il semble bien qu’il s’agisse là d’un pur procès d’intention et non d’une réalité […] Seul fait apparemment tangible, encore que non démontré autrement qu’avec des témoignages : les hôpitaux psychiatriques de l’époque ne reçurent pas les mêmes suppléments de rations que les hôpitaux généraux, entraînant une sous-alimentation sévère et expliquant la surmortalité de la période de l’Occupation. Pourquoi cette négligence ? À quel niveau se situe la responsabilité : l’État, le préfet, l’administration hospitalière ? Autant de questions qui restent entières, et ce ne sont ni les digressions sur la politique antijuive de Vichy (quel rapport direct ?), ni celles sur Alexis Carrel, ni même celles sur la description de la politique allemande d’euthanasie (d’ailleurs erronée : l’auteur reprend sans le critiquer le chiffre de 200 000 victimes, alors que les estimations sont de 71 000) qui peuvent tenir lieu de réponse […] Était-il besoin, en définitive, pour parler d’un problème mal connu et qui ressort visiblement plus de l’histoire de l’institution psychiatrique elle-même que de celle d’un régime politique, de reprendre des accusations datées et sans réels fondements ? Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres » [36].
Lorsqu’en 1990, Claude Quétel et Olivier Bonnet, tous deux spécialistes d’histoire de la psychiatrie, sont invités à participer au colloque de Dijon, ils s’inscrivent d’emblée dans la dynamique amorcée par les historiens des « années noires » : dénoncer les faux tabous et, de façon plus large, stigmatiser les dérives, les excès et les abus de la mémoire [37]. Pour autant ils ne sous-estiment pas l’ampleur du phénomène étudié. Contraints de travailler dans l’urgence, ils mobilisent des sources nouvelles, en particulier les archives du ministère de la Santé qui leur permettent d’établir, selon une méthodologie rigoureuse, que le nombre des victimes de la faim dans les établissements psychiatriques doit être réévalué à la hausse, sans doute plus proche de 50 000 (sur un total de 76 000 morts) que de 40 000. Bien que préoccupés d’invalider la thèse exterminationniste, ils restent nuancés dans leurs conclusions : « Mais encore une fois, point d’holocauste dans tout cela. Certes, comme le fait remarquer Henry Rousso, il est toujours difficile d’établir une hiérarchie de l’horreur – et ces 76 000 morts constituent bien évidemment un phénomène horrible, comme a été horrible cette dernière guerre avec ses quelques 50 millions de morts. Toutefois, parvenus à ce stade de nos réflexions, nous nous prenons à hésiter. S’agit-il d’éclairer un point de l’histoire ou d’aller à l’encontre d’une accumulation : celle de “l’holocauste des malades mentaux” ? […] Peut-on nier par ailleurs qu’un consensus sournois se soit établi ici ou là ? Que les autorités n’aient que mollement réagi ? Que l’opinion publique, qui aujourd’hui s’effarouche si facilement, n’ait pas à l’époque inconsciemment accepté l’équation asile = mouroir ? ».
Trois ans plus tard, alors que la polémique s’est amplifiée dans les médias, l’article de Quétel et Bonnet est cité, à titre d’expertise, par Éric Conan et Henry Rousso dans Vichy, un passé qui ne passe pas. À propos d’une émission de La Marche du siècle diffusée le 30 juin 1993 et consacrée à l’accès aux archives de la période de l’Occupation, les auteurs écrivent : « Cette livraison de La Marche du siècle a en outre évoqué un autre “tabou”, le sort des malades mentaux durant l’Occupation, en se faisant l’écho de thèses qui prétendent que des dizaines de milliers d’entre eux furent sciemment exterminés par Vichy, à l’instar des malades euthanasiés par le IIIe Reich. On a même pu entendre dans le commentaire du reportage consacré à ce sujet : “Au gouvernement de Vichy, Alexis Carrel administre une bonne part des hôpitaux psychiatriques”, une précision des réalisateurs qui relève de la pure affabulation. L’émission reprenait là aussi des thèses récentes. Non contents d’inventer un “génocide”, certains prétendent avoir trouvé son responsable en la personne du Dr Alexis Carrel, connu pour ses théories eugénistes et devenu depuis quelques années une nouvelle figure diabolique en vogue. Or Alexis Carrel n’a jamais fait partie du gouvernement de Vichy et n’a jamais eu une quelconque responsabilité à l’époque dans la politique pratiquée dans les hôpitaux psychiatriques […] Que certaines de ses théories soient nauséabondes est une chose, prétendre qu’elles ont été la cause d’un crime de masse prémédité par Vichy et occulté par la suite, alors qu’il est imaginaire, en est une autre. Cet exemple entre mille montre à quel point un programme télévisé, pourtant de valeur, peut amplifier des polémiques infondées, qui, sans les caméras, ne rencontreraient qu’un écho limité et sans conséquences, sinon dans un milieu restreint » [38].
Armand Ajzenberg réplique, dans un article publié en 1996 dans la revue Chimères sous le titre « Drôles d’histoires : l’extermination douce » [39]. Il accuse les historiens de tricherie, leur reprochant d’attribuer la surmortalité des fous aux seules (tristes) circonstances. Le scénario est désormais classique, quasi rituel. D’un côté des historiens universitaires – nous en faisons partie – irrités voire révulsés par le manque de rigueur méthodologique, les hypothèses mal étayées, l’accumulation des erreurs, petites et grandes, la multiplication des anachronismes, l’absence de nuances, les comparaisons hasardeuses, les effets d’amalgame dont témoignent des travaux qui se présentent pourtant comme scientifiques. De l’autre des militants (faut-il rappeler que le terme n’a rien de péjoratif ?) qui récusent l’objectivité des historiens professionnels, leur reprochent leur morgue et les accusent d’être à la solde du pouvoir, jusqu’à inverser l’histoire pour transformer les bourreaux en victimes. De l’agressivité de part et d’autre, pas de véritable dialogue (est-il possible ?). Les arguments circulent néanmoins comme en témoigne la pétition de mars 2001 – dont le texte est très en retrait par rapport à tout ce que l’on a pu lire jusque-là et dans laquelle les mots d’extermination, de génocide ou d’holocauste ne sont jamais mobilisés [40].
Reste que ce climat de confrontation a incontestablement été dommageable à la recherche. Ici, et contrairement à ce qui s’est passé récemment en Suède et en Suisse, la polémique n’a pas aiguillonné la recherche mais l’a au contraire paralysée [41]. Les historiens, qui, avant 1990, n’avaient jamais travaillé sur la question, n’ont pas poursuivi la démarche engagée par Claude Quétel et Olivier Bonnet lors du colloque de Dijon [42]. Le très faible intérêt des historiens de la santé pour la psychiatrie contemporaine constitue sans aucun doute un facteur d’explication essentiel. Du côté des spécialistes de la seconde guerre mondiale, le relais n’a pas non plus été pris : à l’irritation a succédé une abstention que reflètent les synthèses récentes consacrées à Vichy. Depuis le milieu des années 1990, plusieurs mémoires de maîtrise soutenus dans des facultés d’histoire ont certes permis d’éclairer le cas particulier de quelques établissements : celui de Saint-Égrève (Isère), celui de Saint-Alban (Lozère) et celui de Quimper [43]. Mais il s’agit de travaux dispersés qui ne s’inscrivent pas dans une véritable dynamique de recherche [44]. C’est à cette absence de dynamique que prétend remédier ce projet d’enquête qui mobilise des chercheurs spécialistes d’histoire de la santé et des chercheurs spécialistes de la France de l’Occupation [45]. Au même moment le thème inspire également des documentaristes et des cinéastes [46].
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