En 1964, pour le vingtième anniversaire de l’événement, Maurice Kriegel-Valrimont publie La Libération, sous-titré « Les archives du Comac* (mai-août 1944) », aux éditions de Minuit. C’est un recueil, au jour le jour, des archives du Comité d’action militaire du Conseil national de la Résistance, « l’organe de commandement suprême des FFI* en France ». L’auteur indique sobrement :
« La publication de ces textes de 1944, en grande partie inédits, m’a paru nécessaire pour rétablir une vérité historique trop souvent ignorée ou travestie, en particulier pour ce qui concerne le rôle joué à l’époque par le général de Gaulle. »
Sa « vérité historique » à lui, c’est que Paris ne fut pas sauvé par la clémence d’un général allemand, mais par le soulèvement des habitants. Et que cette insurrection ne s’est pas produite grâce à Londres, mais plutôt malgré Londres, dont les représentants ont à plusieurs reprises freiné le mouvement.
Je vais en reproduire de larges extraits. Pas seulement parce que ces documents, avec leur ton à la fois martial et enthousiaste, possèdent un certain charme, comme l’indice stylistique de la fougue, de l’ardeur, qui habitait ces hommes. Mais aussi parce que, comme tout épisode observé d’assez près, ce passé contient des leçons pour le présent.
D’abord, le souci permanent qu’ont ces combattants de ne pas s’isoler, de ne pas s’appuyer seulement sur une avant-garde, mais de s’enraciner dans le pays, de construire une « action de masse ». Aussi déploient-ils des efforts constants pour mesurer le rapport de forces, pour prendre le pouls du peuple, pour ne pas se tromper sur son état d’esprit, avant de passer à l’insurrection.
Surtout, la place qui demeure pour la volonté. L’espoir est mince : « Si pour Noël Paris est pris, ce sera épatant », estime alors Churchill. Les Alliés ont prévu de contourner la capitale, et rien ne semble infléchir Eisenhower. Mais l’élan des résistants, non pas impulsé du sommet, mais du moins encouragé – quand les sceptiques voudraient le ralentir – cet élan va bouleverser la donne.
C’est un véritable drame qui se déroule, à huis clos, avec une immense tension : entre leurs mains, ces personnages tiennent, en partie, le destin de Paris, et donc du pays, pour la guerre mais aussi pour l’après-guerre. La capitale finira-t-elle rasée par l’occupant comme Varsovie ? Pour échapper à cette tragédie, doit-on faire profil bas ou au contraire se rebeller contre l’ennemi ? Et comment gagner, pour la suite, la souveraineté nationale ?
« Tout le monde connaît maintenant la réalité des plans alliés pour l’ensemble de la France, commente Kriegel. L’administration militaire américaine, l’Amgot, avait prévu de faire passer sous sa coupe jusqu’aux sous-préfets ! Comment l’avons-nous évité ? Grâce à notre action et à celle de de Gaulle. »
Les personnages
« Villon, représentant du Front national*, est entré au Comac comme délégué du CNR, rapporteur pour les questions militaires, écrit Kriegel-Valrimont. Villon est architecte, il a 43 ans. Sa compagne, Marie-Claude Vaillant-Couturier, est déportée en Allemagne. Né à Soultz, dans le Haut-Rhin, il a déjà été interné pendant plusieurs mois au cours de l’occupation. C’est l’un des principaux artisans du rassemblement de la Résistance française. Que de responsabilités sur d’aussi frêles épaules ! Quand, au haut d’un escalier, au début de l’année 1944, deux agents nazis ont voulu l’arrêter, il a trouvé assez d’énergie pour s’en débarrasser d’un coup de pied bien ajusté, et sauter ensuite par une fenêtre. C’est le chirurgien des hôpitaux Leibovici qui soignera ses fractures. A Yves Farge qui s’étonne de la détermination que cache ce visage buriné et intelligent, il répond : “Voilà ce que le communisme fait d’un petit Juif malingre.” »
« Le représentant de la zone Nord, Vaillant (Jean de Vogüé), est un homme des “deux cents familles”, selon le terme qui a fait fortune à l’époque du Front populaire. C’est un des dirigeants du mouvement “Ceux de la résistance”. Il est proche de la quarantaine, élégant, les cheveux séparés par une raie impeccable. Vogüé était à Londres au moment de la défaite. Il en est revenu pour reprendre le combat. Animé d’un tranquille courage, il est sans cesse soucieux de traduire les intentions en actes. »
Les « trois V » – Villon, Vaillant et Valrimont, représentant de la zone sud – dirigent le Comac. Ils sont assistés de Jacques Chaban-Delmas, le représentant de Londres.
« Délégué militaire. Celui-ci a 29 ans. Venant des milieux de l’inspection des finances, ce garçon brun, souple et sportif est apparu assez tardivement parmi les clandestins. L’évident souci qu’il a de nous séduire s’accommode mal des efforts qu’il déploie pour imposer la volonté de l’état-major de Londres. »
Quand sonne l’heure de libérer Paris, le général Pierre Koenig a 44 ans et déjà une longue carrière de militaire derrière lui. Il était parti à la Première Guerre mondiale sur ces mots de sa mère : « J’aimerais mieux te voir mort que vaincu ! » En 1940, il rejoint de Gaulle à Londres « avec la résolution de continuer la lutte jusqu’au bout, quelle qu’en fût l’issue ». Pour avoir résisté à l’avancée allemande en Afrique du Nord, notamment face au général Rommel à Bir Hakeim en 1942, il est une figure militaire emblématique de la France libre. Il représente le gouvernement d’Alger auprès du général Eisenhower. Et entend bien, comme le Comac, commander les FFI…
22 mai 1944. « Harcelez les troupes ! »
A peine créé, le Comac estime que les instructions de Koenig « tiennent un compte tout à fait insuffisant de la liaison nécessaire entre l’action des FFI et les actions de masse ». Aussi lui adresse-t-on un télégramme :
« Comac à Koenig.
« Primo : peuple français tout entier uni dans même désir de participer à la libération du territoire. Nécessaire dès à présent d’envisager non seulement actions FFI mais aussi désir d’action du peuple entier, prouvé par augmentations du nombre actions armées et recul allemand, devant grèves patriotiques 1er mai. »
Dès cette date, explique Maurice Kriegel-Valrimont, « s’engage un débat qui ne se terminera qu’au mois d’août. Deux positions, deux directions, vont s’affronter. D’un côté, l’état-major qui siège à Londres et qui s’exprime par sa délégation militaire à Paris, de l’autre la Résistance intérieure.
« Sur les bords de la Tamise, on estime que le commandement des FFI doit dépendre de Londres et d’Alger, que les questions militaires doivent passer au premier plan et qu’il faut créer un état d’esprit unissant le peuple français en armes contre l’envahisseur.
« Le Comidac [premier nom du Comac] est unanime à penser que les FFI doivent exécuter les plans prescrits et les missions confiées par les Alliés, mais l’essentiel pour la Résistance reste la possibilité d’engager et de réaliser des opérations conçues par elle-même, destinées à libérer tout ce qui sera possible du territoire national par sa propre action. Pour cela, les F.F.I. doivent être commandés d’ici, de Paris, et non de Londres. »
Ce désaccord sur le commandement traduit un désaccord sur le fond, sur la lutte : les résistants de l’intérieur réclament de l’« action dès maintenant sans attendre le Jour J », des « armes distribuées sans délai », que « tous les cadres des FFI, y compris les cadres subalternes, auront à faire la preuve de leur sens de l’initiative et de leur esprit de sacrifice », tandis que l’état-major de Londres temporise, se montre méfiant à l’égard de la guérilla, sceptique sur un soulèvement populaire.
Pour son baptême, le Comac envoie ainsi à tous les FFI une déclaration tout feu tout flamme « à lire devant chaque formation militaire ». Je la cite quasi-intégralement, tant cette fièvre traduit la volonté qui anime ces hommes.
« Ordre du jour du 22 mai 1944.
« A tous les officiers, sous-officiers et soldats des Forces françaises de l’intérieur, combattants des groupes francs, corps francs, francs-tireurs et partisans, hommes du maquis !
« Le Comité d’action militaire, par décision du Conseil national de la Résistance et en accord avec le gouvernement provisoire de la République siégeant à Alger, agit dorénavant comme l’organe de commandement suprême des FFI en France.
« Dans ces heures graves pour l’avenir de la patrie et peut-être à la veille d’événements décisifs, la nation a les yeux fixés sur vous.
« Avant-garde de notre peuple, vous devez lui donner l’exemple de l’union la plus complète, par-dessus les différences d’origine et d’opinion, de métier et de croyance, par-dessus les différences d’organisation.
« Qu’une seule pensée vous anime : LIBERER LA FRANCE !
« Qu’une seule volonté vous hante : rivaliser d’ardeur pour porter des coups à l’ennemi et aux traîtres.
Camarades de combat,
« Il dépend de votre courage, de votre discipline, de votre esprit d’initiative que l’ennemi, chancelant sous les coups de l’armée soviétique et de l’aviation anglo-américaine, soit écrasé.
« De votre audace et de votre dévouement à la patrie dépend l’échec du plan de l’envahisseur qui, dès les débarquements alliés, veut transformer la France en un immense camp de concentration, et tenir tous les Français à la merci de quelques milliers de mitraillettes de ses SS et de la milice du traître Darnand*.
« C’est en affaiblissant, aujourd’hui, par la guérilla et le sabotage, les forces de l’ennemi que vous répondrez à ce plan.
« C’est ainsi que vous acquerrez l’expérience du combat et la science militaire.
« C’est ainsi que sortiront de vos rangs des chefs aguerris, dignes de votre confiance et de l’admiration de notre peuple.
« C’est ainsi que vous serez capables d’encadrer les milices patriotiques qui se constituent dans les entreprises et les villages et l’immense multitude des patriotes qui ne demandent qu’à s’armer et à se battre contre l’oppresseur allemand exécré.
« C’est ainsi que vous serez capables de susciter et de prendre la tête des mouvements de masse pour empêcher les arrestations et les massacres et pour entraîner tout le pays à la désobéissance générale aux ordres de Hitler et de ses agents de Vichy.
« C’est ainsi que vous assurerez la possibilité pour notre peuple de passer à l’insurrection, inséparable, selon le général de Gaulle, de la libération nationale.
« C’est ainsi que vous contribuerez à la victoire de la France et des alliés.
« C’est ainsi que vous assurerez à la France un avenir digne de son passé de grandeur.
« Le Comac, sous l’autorité du CNR, vous ordonne donc :
« Attaquez l’envahisseur où vous le trouvez !
« Harcelez les troupes !
« Tendez des embuscades à ses convois !
« Faites dérailler ses trains !
« Faites couler ses péniches !
« Coupez ses lignes de communication !
« Armez-vous à ses dépens !
« Exterminez les traîtres, agents de la Gestapo, miliciens-assassins, PPF*, RNP* !
« FRAPPEZ, FRAPPEZ, FRAPPEZ par tous les moyens les bourreaux de notre peuple !
« Prouvez au monde que les Français de 1944 sont dignes de leurs aînés de Verdun et de Valmy !
« Gloire éternelle aux héros tombés dans les combats !
« En avant pour la victoire de la patrie !
« En avant pour la liberté de la nation !
« En avant pour son indépendance et sa grandeur !
« Mort à l’envahisseur allemand !
« Mort aux traîtres !
« Vive le gouvernement provisoire de la République présidé par le général de Gaulle !
« Vive la France ! »
12 juin. « Intensifier partout guérilla »
Le Comac adresse à Koenig le télégramme suivant :
« Comac demande à général Koenig user autorité pour obtenir Radio Alger, Brazzaville, BBC, New-York, Moscou, lecture intégrale et répétée ordre ci-dessous :
« Ordre à toutes les formations armées de la Résistance.
« Primo : soutenir par tous moyens action alliée…
« Deuxio : intensifier partout guérilla destruction dépôts de carburant, etc.
« Tertio : sabotage généralisé des productions ennemies… »
La guérilla mobile en France
« Nous n’avions pas de formation militaire ancienne. Il a bien fallu en acquérir une ! Qu’avons-nous fait ? Nous avons examiné les expériences du XIXe siècle, les soulèvements populaires, la Commune et les autres. Les francs-tireurs de Hugo* nous ont servi de référence. Et puis j’ai étudié de façon très sérieuse Clausewitz. J’étais devenu un bon connaisseur de la conception du soulèvement populaire contre un occupant, telle qu’il l’a formalisée. Nous avons utilisé tous ces éléments dans les conditions où nous nous trouvions. Tillon* l’a fait de son côté. D’un groupe à l’autre, il y avait des nuances, des différences. Mais l’important, c’est ce à quoi nous avons abouti, à savoir une conception de la guérilla mobile en France. Elle ne nous est pas venue de Tito – nous ne savions pas ce qui se passait en Yougoslavie –, ni de Mao dont nous avons découvert la pensée militaire des années plus tard. C’est ainsi que nous avons pris pour règle : “Ne vous accrochez pas à un terrain si vous n’en avez pas la maîtrise.” »
Maurice Kriegel-Valrimont.
« La publication de ces textes de 1944, en grande partie inédits, m’a paru nécessaire pour rétablir une vérité historique trop souvent ignorée ou travestie, en particulier pour ce qui concerne le rôle joué à l’époque par le général de Gaulle. »
Sa « vérité historique » à lui, c’est que Paris ne fut pas sauvé par la clémence d’un général allemand, mais par le soulèvement des habitants. Et que cette insurrection ne s’est pas produite grâce à Londres, mais plutôt malgré Londres, dont les représentants ont à plusieurs reprises freiné le mouvement.
Je vais en reproduire de larges extraits. Pas seulement parce que ces documents, avec leur ton à la fois martial et enthousiaste, possèdent un certain charme, comme l’indice stylistique de la fougue, de l’ardeur, qui habitait ces hommes. Mais aussi parce que, comme tout épisode observé d’assez près, ce passé contient des leçons pour le présent.
D’abord, le souci permanent qu’ont ces combattants de ne pas s’isoler, de ne pas s’appuyer seulement sur une avant-garde, mais de s’enraciner dans le pays, de construire une « action de masse ». Aussi déploient-ils des efforts constants pour mesurer le rapport de forces, pour prendre le pouls du peuple, pour ne pas se tromper sur son état d’esprit, avant de passer à l’insurrection.
Surtout, la place qui demeure pour la volonté. L’espoir est mince : « Si pour Noël Paris est pris, ce sera épatant », estime alors Churchill. Les Alliés ont prévu de contourner la capitale, et rien ne semble infléchir Eisenhower. Mais l’élan des résistants, non pas impulsé du sommet, mais du moins encouragé – quand les sceptiques voudraient le ralentir – cet élan va bouleverser la donne.
C’est un véritable drame qui se déroule, à huis clos, avec une immense tension : entre leurs mains, ces personnages tiennent, en partie, le destin de Paris, et donc du pays, pour la guerre mais aussi pour l’après-guerre. La capitale finira-t-elle rasée par l’occupant comme Varsovie ? Pour échapper à cette tragédie, doit-on faire profil bas ou au contraire se rebeller contre l’ennemi ? Et comment gagner, pour la suite, la souveraineté nationale ?
« Tout le monde connaît maintenant la réalité des plans alliés pour l’ensemble de la France, commente Kriegel. L’administration militaire américaine, l’Amgot, avait prévu de faire passer sous sa coupe jusqu’aux sous-préfets ! Comment l’avons-nous évité ? Grâce à notre action et à celle de de Gaulle. »
Les personnages
« Villon, représentant du Front national*, est entré au Comac comme délégué du CNR, rapporteur pour les questions militaires, écrit Kriegel-Valrimont. Villon est architecte, il a 43 ans. Sa compagne, Marie-Claude Vaillant-Couturier, est déportée en Allemagne. Né à Soultz, dans le Haut-Rhin, il a déjà été interné pendant plusieurs mois au cours de l’occupation. C’est l’un des principaux artisans du rassemblement de la Résistance française. Que de responsabilités sur d’aussi frêles épaules ! Quand, au haut d’un escalier, au début de l’année 1944, deux agents nazis ont voulu l’arrêter, il a trouvé assez d’énergie pour s’en débarrasser d’un coup de pied bien ajusté, et sauter ensuite par une fenêtre. C’est le chirurgien des hôpitaux Leibovici qui soignera ses fractures. A Yves Farge qui s’étonne de la détermination que cache ce visage buriné et intelligent, il répond : “Voilà ce que le communisme fait d’un petit Juif malingre.” »
« Le représentant de la zone Nord, Vaillant (Jean de Vogüé), est un homme des “deux cents familles”, selon le terme qui a fait fortune à l’époque du Front populaire. C’est un des dirigeants du mouvement “Ceux de la résistance”. Il est proche de la quarantaine, élégant, les cheveux séparés par une raie impeccable. Vogüé était à Londres au moment de la défaite. Il en est revenu pour reprendre le combat. Animé d’un tranquille courage, il est sans cesse soucieux de traduire les intentions en actes. »
Les « trois V » – Villon, Vaillant et Valrimont, représentant de la zone sud – dirigent le Comac. Ils sont assistés de Jacques Chaban-Delmas, le représentant de Londres.
« Délégué militaire. Celui-ci a 29 ans. Venant des milieux de l’inspection des finances, ce garçon brun, souple et sportif est apparu assez tardivement parmi les clandestins. L’évident souci qu’il a de nous séduire s’accommode mal des efforts qu’il déploie pour imposer la volonté de l’état-major de Londres. »
Quand sonne l’heure de libérer Paris, le général Pierre Koenig a 44 ans et déjà une longue carrière de militaire derrière lui. Il était parti à la Première Guerre mondiale sur ces mots de sa mère : « J’aimerais mieux te voir mort que vaincu ! » En 1940, il rejoint de Gaulle à Londres « avec la résolution de continuer la lutte jusqu’au bout, quelle qu’en fût l’issue ». Pour avoir résisté à l’avancée allemande en Afrique du Nord, notamment face au général Rommel à Bir Hakeim en 1942, il est une figure militaire emblématique de la France libre. Il représente le gouvernement d’Alger auprès du général Eisenhower. Et entend bien, comme le Comac, commander les FFI…
22 mai 1944. « Harcelez les troupes ! »
A peine créé, le Comac estime que les instructions de Koenig « tiennent un compte tout à fait insuffisant de la liaison nécessaire entre l’action des FFI et les actions de masse ». Aussi lui adresse-t-on un télégramme :
« Comac à Koenig.
« Primo : peuple français tout entier uni dans même désir de participer à la libération du territoire. Nécessaire dès à présent d’envisager non seulement actions FFI mais aussi désir d’action du peuple entier, prouvé par augmentations du nombre actions armées et recul allemand, devant grèves patriotiques 1er mai. »
Dès cette date, explique Maurice Kriegel-Valrimont, « s’engage un débat qui ne se terminera qu’au mois d’août. Deux positions, deux directions, vont s’affronter. D’un côté, l’état-major qui siège à Londres et qui s’exprime par sa délégation militaire à Paris, de l’autre la Résistance intérieure.
« Sur les bords de la Tamise, on estime que le commandement des FFI doit dépendre de Londres et d’Alger, que les questions militaires doivent passer au premier plan et qu’il faut créer un état d’esprit unissant le peuple français en armes contre l’envahisseur.
« Le Comidac [premier nom du Comac] est unanime à penser que les FFI doivent exécuter les plans prescrits et les missions confiées par les Alliés, mais l’essentiel pour la Résistance reste la possibilité d’engager et de réaliser des opérations conçues par elle-même, destinées à libérer tout ce qui sera possible du territoire national par sa propre action. Pour cela, les F.F.I. doivent être commandés d’ici, de Paris, et non de Londres. »
Ce désaccord sur le commandement traduit un désaccord sur le fond, sur la lutte : les résistants de l’intérieur réclament de l’« action dès maintenant sans attendre le Jour J », des « armes distribuées sans délai », que « tous les cadres des FFI, y compris les cadres subalternes, auront à faire la preuve de leur sens de l’initiative et de leur esprit de sacrifice », tandis que l’état-major de Londres temporise, se montre méfiant à l’égard de la guérilla, sceptique sur un soulèvement populaire.
Pour son baptême, le Comac envoie ainsi à tous les FFI une déclaration tout feu tout flamme « à lire devant chaque formation militaire ». Je la cite quasi-intégralement, tant cette fièvre traduit la volonté qui anime ces hommes.
« Ordre du jour du 22 mai 1944.
« A tous les officiers, sous-officiers et soldats des Forces françaises de l’intérieur, combattants des groupes francs, corps francs, francs-tireurs et partisans, hommes du maquis !
« Le Comité d’action militaire, par décision du Conseil national de la Résistance et en accord avec le gouvernement provisoire de la République siégeant à Alger, agit dorénavant comme l’organe de commandement suprême des FFI en France.
« Dans ces heures graves pour l’avenir de la patrie et peut-être à la veille d’événements décisifs, la nation a les yeux fixés sur vous.
« Avant-garde de notre peuple, vous devez lui donner l’exemple de l’union la plus complète, par-dessus les différences d’origine et d’opinion, de métier et de croyance, par-dessus les différences d’organisation.
« Qu’une seule pensée vous anime : LIBERER LA FRANCE !
« Qu’une seule volonté vous hante : rivaliser d’ardeur pour porter des coups à l’ennemi et aux traîtres.
Camarades de combat,
« Il dépend de votre courage, de votre discipline, de votre esprit d’initiative que l’ennemi, chancelant sous les coups de l’armée soviétique et de l’aviation anglo-américaine, soit écrasé.
« De votre audace et de votre dévouement à la patrie dépend l’échec du plan de l’envahisseur qui, dès les débarquements alliés, veut transformer la France en un immense camp de concentration, et tenir tous les Français à la merci de quelques milliers de mitraillettes de ses SS et de la milice du traître Darnand*.
« C’est en affaiblissant, aujourd’hui, par la guérilla et le sabotage, les forces de l’ennemi que vous répondrez à ce plan.
« C’est ainsi que vous acquerrez l’expérience du combat et la science militaire.
« C’est ainsi que sortiront de vos rangs des chefs aguerris, dignes de votre confiance et de l’admiration de notre peuple.
« C’est ainsi que vous serez capables d’encadrer les milices patriotiques qui se constituent dans les entreprises et les villages et l’immense multitude des patriotes qui ne demandent qu’à s’armer et à se battre contre l’oppresseur allemand exécré.
« C’est ainsi que vous serez capables de susciter et de prendre la tête des mouvements de masse pour empêcher les arrestations et les massacres et pour entraîner tout le pays à la désobéissance générale aux ordres de Hitler et de ses agents de Vichy.
« C’est ainsi que vous assurerez la possibilité pour notre peuple de passer à l’insurrection, inséparable, selon le général de Gaulle, de la libération nationale.
« C’est ainsi que vous contribuerez à la victoire de la France et des alliés.
« C’est ainsi que vous assurerez à la France un avenir digne de son passé de grandeur.
« Le Comac, sous l’autorité du CNR, vous ordonne donc :
« Attaquez l’envahisseur où vous le trouvez !
« Harcelez les troupes !
« Tendez des embuscades à ses convois !
« Faites dérailler ses trains !
« Faites couler ses péniches !
« Coupez ses lignes de communication !
« Armez-vous à ses dépens !
« Exterminez les traîtres, agents de la Gestapo, miliciens-assassins, PPF*, RNP* !
« FRAPPEZ, FRAPPEZ, FRAPPEZ par tous les moyens les bourreaux de notre peuple !
« Prouvez au monde que les Français de 1944 sont dignes de leurs aînés de Verdun et de Valmy !
« Gloire éternelle aux héros tombés dans les combats !
« En avant pour la victoire de la patrie !
« En avant pour la liberté de la nation !
« En avant pour son indépendance et sa grandeur !
« Mort à l’envahisseur allemand !
« Mort aux traîtres !
« Vive le gouvernement provisoire de la République présidé par le général de Gaulle !
« Vive la France ! »
12 juin. « Intensifier partout guérilla »
Le Comac adresse à Koenig le télégramme suivant :
« Comac demande à général Koenig user autorité pour obtenir Radio Alger, Brazzaville, BBC, New-York, Moscou, lecture intégrale et répétée ordre ci-dessous :
« Ordre à toutes les formations armées de la Résistance.
« Primo : soutenir par tous moyens action alliée…
« Deuxio : intensifier partout guérilla destruction dépôts de carburant, etc.
« Tertio : sabotage généralisé des productions ennemies… »
La guérilla mobile en France
« Nous n’avions pas de formation militaire ancienne. Il a bien fallu en acquérir une ! Qu’avons-nous fait ? Nous avons examiné les expériences du XIXe siècle, les soulèvements populaires, la Commune et les autres. Les francs-tireurs de Hugo* nous ont servi de référence. Et puis j’ai étudié de façon très sérieuse Clausewitz. J’étais devenu un bon connaisseur de la conception du soulèvement populaire contre un occupant, telle qu’il l’a formalisée. Nous avons utilisé tous ces éléments dans les conditions où nous nous trouvions. Tillon* l’a fait de son côté. D’un groupe à l’autre, il y avait des nuances, des différences. Mais l’important, c’est ce à quoi nous avons abouti, à savoir une conception de la guérilla mobile en France. Elle ne nous est pas venue de Tito – nous ne savions pas ce qui se passait en Yougoslavie –, ni de Mao dont nous avons découvert la pensée militaire des années plus tard. C’est ainsi que nous avons pris pour règle : “Ne vous accrochez pas à un terrain si vous n’en avez pas la maîtrise.” »
Maurice Kriegel-Valrimont.