Crise de la culture ou culture de la crise? Le Forum de Libération, qui se poursuit tout le week-end à Nanterre, témoigne de la multiplicité des terrains qu’occupe la culture aujourd’hui. Les Français ont beau récriminer et revendiquer, parfois à juste titre, et plus souvent encore trouvant écho dans notre journal, la vérité est que l’offre culturelle qui les anime est exceptionnelle. Par millions, ils sortent dans la rue pour jouer de la musique à l’heure d’été ou envahir les monuments à celle d’automne. On accepte d’attendre des heures pour aller voir Courbet, les Fables de La Fontaine ou les Ch’tis. La controverse sur le projet du Louvre à Abou Dhabi, de quelque bord qu’on soit, montre la passion qui peut être mise dans cet enjeu. Qu’on songe à 1968, quand la France avait mine de désert, à l’époque d’un ministère qui était plutôt celui des Beaux-Arts. Depuis, la culture ne s’est pas gênée pour envahir la sphère sociale. Non seulement ont surgi de terre musées, scènes nationales et Opéra mais, partout, ont été irrigués des théâtres, des ensembles musicaux, des spectacles de rue, Sans oublier toute une offre silencieuse de bibliothèques, médiathèques et conservatoires. Quelle localité ne compte pas son festival «violons et vieilles pierres»? Le tout soutenu par la puissance publique comme nulle part au monde. A tel point que, à budget resserré, le gouvernement se trouve proprement débordé.
Oasis. Les collectivités ne sont pas en reste. Paris mise sur la gratuité des musées, surfe sur l’art contemporain et insiste sur les arrondissements populaires. Un oasis? Une cité privilégiée sans nul doute, qui cumule les avantages du culturalo-centrisme de la fin de siècle. Mais enfin, en France, les collectivités prennent en charge 45% des dépenses culturelles. Grenoble, Nantes, Montpellier ne sont pas en reste. Et l’idéologie s’y perd : la municipalité UMP de Strasbourg lui consacrait 28% de son budget. La décentralisation est un facteur majeur de la prolongation de ces activités, au moment où l’Etat étouffe sous la charge des méga-installations.
Il y a pourtant ce râlisme que l’esprit gaulois a érigé en art. Et qui fait sourire à l’étranger créateurs, conservateurs ou metteurs en scènes, ébahis par les subventions. Mais le modèle a été si exemplaire que le moindre manque est pris pour un désamour. Angoisses réelles. Cinémas ou librairies forcés de céder la place aux multiplexes et boutiques de fringues. Artistes, dont un sur sept à Paris vit du RMI. Théâtreux, qu’un président menace de placer sous la norme du résultat.
Nous ne sommes plus dans l’avant, et pas encore dans l’après. Ni catastrophe, ni séisme, et pas non plus de révolution culturelle en vue. Plutôt un trou d’air, des turbulences, des maux-au-cœur. De vraies secousses. A commencer par le choc des nouveaux modes de production et de consommation, qui bousculent les politiques culturelles. La supervitesse d’Internet, la consommation gratuite, la propagation des réseaux, la marchandisation de l’art. Un exécutif brouillon qui, faute d’élaborer de nouveaux modèles, a le nez dans le guidon, se satisfait de rapports creux, se tire dans les pattes et dit tout et son contraire. Favorise TF1 sans vergogne, rêve de verrouiller le Net, se montre incapable de faire entrer l’art à l’école, menace le prix unique du livre ou le mécénat pour le patrimoine. Et continue de manigancer les nominations à la tête des institutions culturelles sur fond d’intrigues et d’épisodes lamentables.
Et une inquiétude: pour la première fois dans la Ve République, les arts et la culture doivent faire avec un président qui les ignore avec superbe. De Gaulle avait son souffle d’écriture, et Malraux, Pompidou aimait l’art vivant, d’où Beaubourg, Giscard le XIXe, et ce fut Orsay, Mitterrand plantait ses pyramides, d’une passion pour les arts lointains Chirac a tiré le Quai-Branly. Sarkozy arbore sa Rollex, dont on ne sache pas qu’un musée lui soit prévu.
Féodalités. Phase de doute, qui peut être propice à secouer centralisme et étatisme. Les risques sont visibles: celui des féodalités et du clientélisme; ou, à la tête de l’Etat, la tentation de l’abandon, alors qu’il devrait au contraire retrouver les moyens d’une volonté, et renouveler ses stratégies de facilitateur et d’accompagnateur. Il faudra bien aussi modifier les états d’esprit, arrêter de réduire la culture à un outil de bas pouvoir, l’ouvrir aux marges et au monde. La France a beau jeu de prôner la diversité culturelle à l’Unesco, elle qui la pratique si mal sur son territoire.
De l’Amérique, les Français pourraient apprendre le pragmatisme face aux nouvelles technologies, l’indépendance des institutions culturelles, les flux citoyens et la générosité, l’ouverture aux minorités et communautés issues de l’immigration, tout en tournant leur regard vers la planète. En relançant décentralisation, mécénat populaire, autonomisation des établissements. Pour libérer la culture, il faut que la culture se libère. Comme tout bouleversement, celui-ci peut être porteur du meilleur. A nous de nous en saisir.