Cette longue fresque de " A la recherche de temps perdu " n'en finit pas de me hanter par la perfection de son style, ses descriptions de personnages hors normes ( le baron De Charlus, Saint-Loup,..) et de paysages hallucinés. Il faut laisser la prose merveilleuse pénétrer en nous, pour y atteindre la vibration, la vallée des souvenirs.
Traversant les périodes de notre histoire comme l'affaire Dreyfus, la guerre de 1914,.., Proust peint. Chaque personnage est démultiplié par angles, par temps de la mémoire de l'auteur.
On ne peur émerger de ce chef-d'oeuvre que pollennisé, fécondé à jamais par la sensibilité démesurée de ce poète-écrivain.
Sa théorie de la distinction entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire atteint le sublime:
Un entretien avec Marcel Proust paru dans le Temps (1913)
mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle.
Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de
l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des
circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous, le
passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit "Je" et qui n'est pas moi retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village, et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé.
Voyez-vous, ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls la griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli.
Voici comment il s'empare de cette théorie pour la couler en nos veines, et lui provoquer des vagues de plaisir déréglé:
" Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu'il y a entre chacune des impressions réelles - différences qui expliquent qu'une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante - tenait probablement à cette cause que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles - ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d'un restaurant champêtre, sensation de faim, désir de femmes, plaisir du luxe; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines - le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur , d'une température absolument différentes; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que ces changements, nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d'une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l'oubli, n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à sa place, à sa date, s'il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d'une vallée ou à la pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s'il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus.
Et au passage je remarquais qu'il y aurait là, dans l'oeuvre d'art, que je me sentais prêt déjà, sans m'y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j'en devrais exécuter les partie successives dans une matière qui serait bien différente de celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer ou d'après-midi à Venise, si je voulais peindre ces soirs de Ribevelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à à déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel, - dans une matière distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorité spéciales, compacte, fraîchissante de rose.
Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais, en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et le moment éloigné, jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter dans lequel je me trouvais; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là, l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissituses de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temsp perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
Et peut-être , si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais " vie spirituelle ", à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment - exactement comme j'avais pu trouver le monde te la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce qu'au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle , en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi s'était neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation - bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre,..- à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc, avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de temps à l'état pur. L'être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-marc, etc., cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elle seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui porter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité en ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu'lle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement , s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de "mort " n'ait pas de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir ? "
Le temps retrouvé
Traversant les périodes de notre histoire comme l'affaire Dreyfus, la guerre de 1914,.., Proust peint. Chaque personnage est démultiplié par angles, par temps de la mémoire de l'auteur.
On ne peur émerger de ce chef-d'oeuvre que pollennisé, fécondé à jamais par la sensibilité démesurée de ce poète-écrivain.
Sa théorie de la distinction entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire atteint le sublime:
Un entretien avec Marcel Proust paru dans le Temps (1913)
mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle.
Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de
l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des
circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous, le
passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit "Je" et qui n'est pas moi retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village, et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé.
Voyez-vous, ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls la griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli.
Voici comment il s'empare de cette théorie pour la couler en nos veines, et lui provoquer des vagues de plaisir déréglé:
" Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu'il y a entre chacune des impressions réelles - différences qui expliquent qu'une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante - tenait probablement à cette cause que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles - ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d'un restaurant champêtre, sensation de faim, désir de femmes, plaisir du luxe; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines - le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur , d'une température absolument différentes; sans compter que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que ces changements, nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d'une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à l'oubli, n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à sa place, à sa date, s'il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d'une vallée ou à la pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s'il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus.
Et au passage je remarquais qu'il y aurait là, dans l'oeuvre d'art, que je me sentais prêt déjà, sans m'y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j'en devrais exécuter les partie successives dans une matière qui serait bien différente de celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer ou d'après-midi à Venise, si je voulais peindre ces soirs de Ribevelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à à déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel, - dans une matière distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorité spéciales, compacte, fraîchissante de rose.
Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais, en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et le moment éloigné, jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter dans lequel je me trouvais; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là, l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissituses de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temsp perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.
Et peut-être , si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais " vie spirituelle ", à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment - exactement comme j'avais pu trouver le monde te la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce qu'au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle , en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi s'était neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation - bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre,..- à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc, avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de temps à l'état pur. L'être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-marc, etc., cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elle seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui porter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité en ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu'lle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas entièrement , s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de "mort " n'ait pas de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir ? "
Le temps retrouvé