Utopies d'hier et de demain:
A l'occasion de la parution de la brochure " Changer son point de vue: quelques utopies anarcho-littéraires d'il y a un siècle" aux éditions du Monde Libertaire, Fred, l'éditeur, retranscrit ici un entretien entre l'auteure, Caroline Granier, Michel Antony, le préfacier et lui-même.
Fred ( éditions du Monde Libertaire ):
Le rôle et la fonction des Editions du Monde Libertaire est de proposer des textes de réflexion, de revendication, des témoignages de luttes, des études historiques, etc..Tout ce qui participe de la culture libertaire.Le texte de Caroline Garnier avait donc toute sa place dans cette démarche à la fois historique et qui ouvre des perspectives sur la compréhension de la pensée anarchiste, sur la représentation du monde qui est la nôtre.
Les anarchistes se sont vus souvent taxés d'utopistes ou de poseurs de bombes.Entre ces 2 images figées, point de salut.Soit de doux rêveurs, soit des monstres sanguinaires.Ta brochure, Caroline, permet fort heureusement de revisiter notre imaginaire, notre utopie.
Caroline Granier ( auteure de la brochure ):
L'idée de réunir ces textes m'est venue en faisant des recherches universitaires sur les écrivains anarchistes de la fin du XIX° siècle.Je suis tombée sur des ouvrages que je trouvais passionnants et qui étaient totalement méconnus, sauf de quelques spécialistes de la période. J'avais envie de parler et de montrer en quoi, encore aujourd'hui, ils peuvent nous faire réfléchir.Le thème de l'utopie me semblait intéressant, car nous sommes dans une période où les possibles se restreignent: la plupart des jeunes ne pensent même pas à revendiquer les 35 heures, alors comment oseraient-ils rêver aux 2 heures de travail par jour, et hors salariat en plus! J'ai donc sélectionné 6 romans qui parlent d'autres possibles, pour monter en quoi ces fictions permettent de " décoloniser notre imaginaire " pour reprendre l'expression de S.Latouche! C'est en essayant de mieux cerner cette notion d'utopie que j'ai fait ta connaissance, Michel; on a eu plusieurs échanges à ce sujet.
Michel Antony ( spécialiste de l'utopie anarchiste )
Il est vrai que l'utopie est multiforme: de l'écrit littéraire de fiction, à l'occupation d'une usine, de la pratique de l'éducation antiautoritaire à l'autogestion d'un squatt ou centre social, des efforts de changer de mode de vie des communautés ou colonies ou kibboutzim, de la démocratie directe d'une association ou d'une section syndicale à la rêverie du poète, de l'usage démocratique et participatif du Net aux autoconstructions de logements..tous les penseurs et militants vivent, pratiquent, proposent...l'utopie au moins partiellement.Certes, en milieu libertaire et/ou anarchiste, elle a souvent été soit décriée ( une fuite de l'action immédiate! une trahison en quelque sorte- terribles mots de Malatesta ), soit assumée ( Rossi et la Cecilia au Brésil...)Il n'en demeure pas moins que les anarchistes y ont eu recours très souvent, comme une forme de propagande par le fait ( les expérimentations, les groupes affinitaires et culturels...), comme une volonté de tenter l'alternative révolutionnaire ( inoubliables communistes libertaires ibériques, si prolixes en tentatives expérimentales et pour la rédaction de leurs brochures), comme ébauche d'un projet timide, modeste et prudent qui doit être peaufiné et assumé par les générations futures, mais projet utopique tout de même!
Or la plupart des anarchistes, mais également la plupart des historiens de l'utopie, ignorent ou minimisent cette dimension libertaire de l'utopie. Je me suis donc attelé à un travail gigantesque, de recherches de toutes les formes d'utopies libertaires, acceptées ou non par les anarchistes.J'ai ensuite cherché à préciser les positions des penseurs et du mouvement anarchiste sur l'utopie, et d'aborder la notion d'anarchie prise comme forme de l'utopie.Et je me suis rendu compte qu'à part de rares personnalités, la plupart des anarchistes eux-mêmes sont restés dans l'approximation, la condamnation péremptoire ou l'oubli de leur histoire si riche et si diversifiée, si souvent utopique au bon sens du terme: celui de vouloir une alternative, un " monde nouveau ", une autre société où l'individu ne serait pas écrasé par un collectif et en serait respecté.
D'où une volonté de reprendre mes notes qui dataient de mes recherches universitaires et militantes sur l'autogestion ( inoubliable rencontre avec Daniel Guérin il y a bien longtemps au début des années 1970 ) et de mettre sur le Net mes dossiers thématiques,mes bibliographies..D'où des amateurs, des militants, des chercheurs qui me contactent, me critiquent, m'apportent leur concours comme toi, Caroline...Un site qui évolue, s'enrichit, notamment grâce aux dernières publications des Editions Libertaires..et qui est souvent utilisé ou illé.Tant mieux, il vit.
Il est toujours sur le site que j'vaisaidé à monter en 1995 avec cette adresse bizarre:
artic.avec-besancon.fr/histoire_géographie/new_look/Res-thematiq/utopies.htm
Caroline
J'ai abordé dans la brochure un texte du militant anarchiste Jean Grave, "Terre Libre "( 1905 ), qui imagine comment des militants politiques condamnés aux travaux forcés profitent du naufrage du navire qui les emméne en captivité pour retrouver leur liberté et s'organiser en anarchie."Les Pacifiques" ( écrit en 1904 ) de Han Ryner se déroule également sur une île oubliée et monter un peuple, les Atlantes, qui vivent de façon libertaire.Ces 2 textes sont 2 utopies anarchistes, stricto sensus.Le texte le plus récent, écrit après la Commune de Paris et publié en 1874, est celui d'André Léo, une militante féministe proche des libertaires: " la Commune de Malenpis".Ecrit comme un conte pour enfant, il décrit la façon dont les habitants d'un village décident de prendre leurs affaires en mains et de s'organiser eux-mêmes: bien que toutes leurs décisions ne soient pas toutes révolutionnaires (ils n'ont pas aboli la monnaie, par exemple ), j'ai trouvé que ce fonctionnement était tout à fait anarchiste!J'ai rtenu également un roman symbolique de Bernard Lazare intitulé " Les porteurs de torches " ( 1897 ) qui retourne le schéma classique de l'utopie, puisqu'il met en scène un personnage étrange ( originaire de terres d'utoies ) qui vient visiter la société du XIX° siècle.J'ai ajouté à ce corpus 2 romans de Louise Michel qui sont, comme beaucoup de ses ouvrages, inclassables: " Les microbes humains "( 1886) et "Le Monde Nouveua " ( 1888). Il y est question, entre autres, de personnages qui expérimentent, dans des enclaves, d'autres modes d'organisation sociale, afin d'échapper au cauchemar de la société capitaliste ( ces 2 romans vont être réédités courant 2008 par lse Presses Universitaires de Lyon ).Enfin, j'ai voulu présenter ici un magnifique roman de Georges Eekhoud, le premier qui met en scène de façon non caricaturale, un homosexuelPourquoi parler d'utopie dans ce cas ?Car le personnage ne peut pas vivre ses désirs dans le monde marchand et hétéronormé de la fin du XIX° siècle.Sa personnalité et ses amours sont niées, il n'y a pas de place pour lui dans cette société-là.Je cite René Schérer en définissant l'utopie comme l'affirmation simple de la vie, contre tous les pouvoirs qui visent à façonner l'homme.Mais c'est vrai que je m'éloigne un peu d'une définition rigoureuse de l'utopie.
Michel:
Les oeuvres que tu analyses sont évidemment datées, au moins sur différents aspects, si je caricature un peu:
Les positionnements moraux y rsetent forts, et même s'il s'agit d'une éthique libertaire, elle n'en reste pas moins parfois pesante.D'utre part, le féminisme, l'écologie, l'amour libre...sont trop peu évoqués.
La manière d'écrire est souvent dépassée,,les mots et les idées exprimés sont parfois emphatiques, la succession des idées parfois bien embrouillée ( Louise Michel )
Il faudrait sans doute une intrigue plus vivace, des situations plus corsées, des propositions technologiques et écologiques plus marquées et plus actualisées..un peu comme a su le faire Ursula Le Guin et ses " Dépossédés".
Mais ils n'en mettent pas moins l'accent sur l'essentiel:le rôle de la liberté, la place de l'individu dans le collectif, le droit à la déviance, la pratique balbutiante de ce que l'on nomme aujourd'hui, l'autogestion..
Caroline:
Je ne suis pas tout à fait d'accord sue les critiques que tu fais de ces auteurs! Il faut d'abord les replacer dans le contexte littéraire de la fin du XIX° siècle: Louise Michel emprunte la forme du roman feuilleton tout en le subvertissant; Bernard Lazare reprend, lui, les thèmes propres aux poètes symbolistes mais en les mettant au service d'un discours émancipateur.Et comparés aux autres discours de l'époque, je trouve au contraire, leurs discours extrêmementr novateurs.La critique de la science et du progrèsqui s'exprome dans " Les Pacifiques" annoncent prseque les réflexions d'Ivan Illich! Quant à l'éloge de l'amour libre, tu le trouves chez Georges Eekhoud.Je veux juste donner un dernier exemplepour montrer en quoi ces romans permettent de nous faire réfléchir sur nos pratiques militantes.Dans son roman, Jean Grave imagine à un moment que les naufragés échoués sur l'île doivent choisir une parcelle de terrain pour y faire des cultures.La population n'arrive pas à se mettre d'accord.Au lieu de sacrifier l'avis de la minorité, on prend la décision..de ne pas trancher: on fera plusieurs récoltes sur plusieurs parcelles.Ce choix s'avèrera trsè vite judicieux car l'une des parcelles sera détruite par un ouragan.Comment mieux montrer, de façon concrète, l'ineptie du vote à la majorité! Un autre passage concerne " les paresseux " et là encore, le roman démontre, concrètement, que non seulementils ne sont pas des parasites pour la société libertaire, mais qu'ils lui sont nécessaires...Parce qu'il imagine une situation concrète, avec des problèmes quotidiens, Jean Grave trouve des solutions qui vont parfois plus loin que les textes théoriques de l'époque.
Michel:
Tu as raison ,mais plus d'1 siècle après ces écrits, l'utopie narchiste a évolué.Elle est moins sûre d'elle-même, plus pragmatique, plus modeste, plus temporaire et nomade ( les TAZ d'Hakim Bey ). Elle refuse même parfois le qualificatif d'anarchiste dans un sens jugé parfois à tort ou à raison réducteur . Les libertaires d'aujourd'hui rêvent peut-être moins du " grand soir" dont ils se méfient aujourd'hui plus qu'autrefois, vu les dérives autoritaires de pratiquement toutes les tentatives révolutionnaires.Ils préfèrent souvent les initiatives apparemment moins ambitieuses, mais certainement plus contrôlables et plsu proches des parties concernées, communautés ouvertes, écoles libertaires, associations de quartiers, familles élargies,..Leurs écrits font leur part belle aux femmes, aux couples enfin libérés, plus qu'autrefois, et sont plus fremes pour dénoncer les dérives machistes, racistes ou destructrices du milieu biogéographique..
Mais les fondamentaux demeurent, et c'est heureux:le refus des institutions autoritaires ( et pas eulement l'Etat ) , la volonté de tester ici et meintenant une libetté et un humanisme qui restent l'originalité forte du mouvement anarchiste, le seul ( hormis quelques cas ), quii n'a jamais sacrifié les moyens aux fins.Un monde libre acquis sans liberté ne serait pas libre longtemps.Leur utopie est donc plus raliste, plus ancrée dans notre temps, plus prudente, et plus riche des refus des impasses horribles et désastreuses que le " mauvais XX° siècle" a accumulées.
Fred:
On peut lire, les auteurs anarchistes, par plaisir, par envie, pour parfaire sa culture, mais il est auusi intéressant de les mettre en reltion autour d'un thème, de les faire travailler ensemble autour d'un projet commun; donner du rêve, mobiliser les envies de changement, de révolution.
Les anarchistes ont une conscience politique, un projet économique et social, une historiographie, des mythes fondateurs, des élans émancipateurs, des rêves, des principes qui gident leur action..tout un système de valeurs à opposer au monde de la tyrannie, de la peur, de l'oppression, de la domination.Les utopies anarcho-littéraires que tu nous présentes, Caroline, participent de cette idée, de ce combat.