Le Monde Diplomatique - janvier 2008 -
Le partage des richesses, la question taboue: afin de" défendre le pouvoir d'achat ", le gouvernement français engage une série de mesures -monétisation des congés non pris, travail le dimanche, implantation plus facile des hypermarchés .Une donnée du problème est presque toujours occultée: en 20 ans, la part des salaires a baissé de 9,3 %, ce qui correspond à plus de 100 milliards d'euros en partie transférés vers le capital. Cet élément central en est devenu le point aveugle.
par François Ruffin - auteur de Quartier Nord , Fayard 2006 et rédacteur du journal Fakir ( Amiens ).
La part des profits est inhabituellement élevée à présent ( et la part des salaires inhabituellement basse).En fait, l'amplitude de cette évolution et l'éventail des pays concernés n'ont pas de précédent dans les 45 dernières années. D'où sont tirées ces lignes ? D'un texte de la Confédération Générale du Travil ( CGT ) ? Nullement: elles viennent d'un article de la abnque des règlements internationaux ( BRI ), une institution qui réunit chaque mois à Bâle, les banquiers centraux afin de coordonner les politiques monétaires, et d'édicter des " pratiques prudentielles ".Ce n'est pas vraiment un repaire de parxistes; pourtant, leur exposé sur cette " marge de profit d'une importance sans précédent" se poursuit sur 23 pages (uci Ellis et Kethryn Smith, " Tle global upward trend in the profil share", banque des règlements internationaux, juillet 2007).
Et qui redoute le pire ? " J'au attendu et j'attends encore quelque normalisation dans le partage du profit et des salaires " car" la plupart des salaires dans la valeur ajoutée est historiquement basse, à l'inverse d'une productivité qui ne cesse dde s'améliorer ". Or, " ce découplage entre faibles progressions salariales et profits historiques des entreprises fait craindre une montée du ressentiment aux Etats-Unis comme ailleurs entre le capitalisme et le marché".Là, il s'agit de M.Alan Greenspan, Directeur de la Réserve Fédérale Américaine, qui livre ses inquiétudes au Financial Times ( septembre 2007 );
Ce constat chiffré, est unanimement partagé. D'après le FMI, dans les pays membres du G7, la part des salaires dans le PIB abaissé de 5,8 % entre 1983 et 2006. D'après la Commission Européenne, au sein de l'Europe cette fois, cette part a chuté de 8,6 %.Et, en France, de 9,3 %( ou 8, 4 % d'après l'INSEE, qui adopte un mode de calcul différent, mortant non sur le PIB du pays mais sur la valeur non ajoutée des entreprises non financières.: http://hussonet.free.fr/parvabis.pdf ).
Par le gigantisme des sommes en jeu, des dizaines de milliards d'euros, ces 9,3 % devraient d'installer au coeur du débat. Toute la contestation des " nécessaires réformes en coiurs ( régimes spéciaux, retraites, Sécurité Sociale, mais aussi pouvoir d'achat ) pourrait s'appuyer sur ce chiffre. Or c'est à l'inverse qu'on assiste: il est comme effacé de la sphère publique, éclipsé dans les médias, à peine mentionné par les responsables politiques.Un point central de l'économie en est devenu le point aveugle.
Qu'on évalue ce transfert de richesse: le PIB de la France s'élève à près de 1 800 milliards d'euros. " Donc il y a ane gros 120 à 170 milliards d'euros qui ont ripé du travail vers le capital ", calcule Jean Fayolle, ancien directeur de l'Institut de recherches économiques et sociales ( IRES ). Soit, même avec des estimations basses, plus d'une dizaine de fois le déficit de la Sécurité Sociale ( 12 milliards )et une vingtaine de fois celui des retraites ( 5 milliards ). Ces derniers " trous " sont amplement médiatisés , tandis qu'on évoque moins souvent, celui , bien plu profond, creusé par les actionnaires, dans la poche des salariés..D'après Fayolle, de tels ordres de grandeur " traduisent des déformations structurelles, pas simplement de l'économie, mais de la société". Ces déformations résultent de"tout un ensemble de facteurs: le poids du chômage, les politiques économiques, les changements de la gouvernance des entreprises depuis une vingtaine d'années".
DES MEDIAS ENTRE MUTISME ET MENSONGES
C'est au début des années 1980 que le basculement intervient.2phénomènes se conjuguent: d'abord, le ralentissement de la croissance, qui passe de 4,8 % en moyenne durant les " 30 glorieuses " ( 1945-1975 ) , à environ 2 %. Ensuite, un bouleversement dans la répartition de cette croissance: " Tout se passe comme si ce changement de rythme avait été mis à prfit pour modifier les règles du jeu au détriment des salariés ( Samia Benallah, Pierre Concialdi, Michel Husson et Antoine Math, : Retraite, les scénarios de la réforme - revue de l'IRES n° 44 2004 ), notent des chercheurs de l'IRES.
D'abord, par des " suppressions de postes,": des salaires ne sont plus versés, et leur part dans le PIB se réduit tout naturellement. Dans le secteur public, dernièrement, mais surtout dans le privé, avec des ebtreprises ( Wirlpool, Micheli, European Aeronauic Defence and Space ( EADS ), Danone, etc... ) qui surfent sur les bénéfices tandis qu'elles " restructurent " vers des " pays à bas coût de main-d'oeuvre ". En outre, le chantage au chömage aidant, les salaires réels ont stagné: " Le revenu salarial net n'a pratiquement pas augmenté depuis ces 25 dernières années ", précise leq uotidien Les Echos ( novembre 2007 ).Les approximations optimistes concèdent 16 % d'augmentation seulement entre 1987 et aujourd'hui.C'est aussi en 1987 que naissait le CAC 40, avec un indice 1000. Il côtait 5 697 point le 11 décembre dernier, + 470 %.
La " flexibilité " aussi , a fait plonger els salaires, en les rendant plus irréguliers. Depuis 1980, " la proportion des travailleurs à temps pertiel est passée de 6 à 18 % de l'effectif salarié total, et celle des autres formes d'emploi atypique ( intermittence, intérim,etc..) de 17 à 31 % du salariat ( Le Monde, 30 novembre 2007 ). Devenu jetable, malléable sur mesure, l'emploi s'est ajusté aux besoins variables des entreprises.
Enfin, on a rogné sur les à-côtés du salariat:il fauit désormais cotiser pus et plus longtemps pour des retraites plus faibles, verser la CSG et des franchises médicales pour que les remboursements diminuent toujours,etc.. " La masse samariale a 2 composantes, explique Michel Husson, économiste à l'Ires: le salaire direct et les cotisations. Dans un 1° temsp, les salaire net a fait baisser la part salariale à un niveau qu'on ne peut plus faire trop descendre. Dans un second temps, la part des cotisations prend le relais".
Le mutisme qui entoure ce détournement de richesses constitue un exploit permanent.Des heures de radio, des pages dans la presse: les journalistes ont glosé sur les miettes des régimes spéciaux, sur ces " bénéficiares de lois obsolètes", sur ce " privilège intolérable ", sur cette " inégalité inacceptable ", sur la " nécessité économique et démographique " de cette mesure d'équité ( respectivement Patrick Fluckiger dans l'Alsace, Mulhouse -1° novembre 2007-, Jacques Marseille sur France 3 ( 18 novembre 2007 ), Etienne Mougeotte dans le Figaro Magazine - 15 septembre 2007 -, Claude Weill dans le Nouvel Observateur- 25 octobre 2007 -, Alain Duhamel sur RTL - 6 novembre 2007 -; recensement effectué par le Plan B - décembre 2007, janvier 2008 ). mais ils ont presque toujours oublié le combien plus " inégal " partage des ressources nationales. Nos éditorialistes ont aussi oublié de pester contre le privilège " intolérable " des actionnaires, ces " bé néficiares " d'abattements fiscaux, sur la " nécessité économique et démocratique " de taxer leurs revenus financiers...
Mais, dan sla foulée du conflit " catégoriel " des cheminots, le débat s'est fait plus " " général ", portant sur le pouvoir d'achat!"Une surprennate stagnation", titra Le Monde ( 30 novembre 2007 ).D'autant plus surprenante que ces 9,3 % n'étaient signalés à aucun endroit. Le terrain était ainsi préparé pour un président de la république qui se refusa à " distribuer les cadeaux de Père Noël car les Français savent bien qu'il n'y a pas d'argent dans les caisses.Je n'ai pas le pouvoir d'augmenter les salaires.Pour donner du pouvoir d'achat, il faut réhabiliter le travail ( 29 novembre 2007 )".Et de soigner le mal par le mal: en aggravant la " flexibilité" des salariés: horaires variables et dimache ouvré...
Le lendemain, tandis que le Figaro saluait " la fin du carcan des 35 heures ", Les Echos félicitaient N.Sarkozy: " Il a tracé le programme des réformes pour les prochains mois - assurance maladie, marché du travail". Quelques pages plus loin, dans les mêmes éditions, on découvrait un article intitulé: " Grande plaisance: la course au luxe ".Celui-ci expliquait que les " millionnaires, toujours plus nombreux, sont lancés dans une course sans fin, au pus grand, au plus beau, au plus luxueux yacht...Dans ces châteaux des temps modernes, le robinet à 8 000 euros plaît beaucoup" ! Mais pas le moindre lien entre le pouvoir d'achet en " berne " à la une et cette autre actualité, plus réjouissante. Et, pourtant, voilà qui aurait pu doinner chair aux 9,3 %.
Ce mensonge, per omission d'une donnée centrale de l'économie, qui surprendra-t-il ? " La presse quotidienne, résumait Jack London, c'est l'escamotage quotidien " qui " purge " les injustices " par le silence de l'oubli "( J.London - Le talon de fer - Phébus, collection Libretto, 2003. Mai sin autre silence assourdit.quand Mrs François Hollande, Bernard Thibault et Vincent peillon se sont-ils saisis de cet argument et l'ont-ils opposé à un journaliste ? Peut-être, l'ont-ils fait, à l'occasion, dans une parenthèse. Mais, à coup sûr, l" opposition " n'a guère accordé, à ces 9,3 %, la place qu'ils méritent. Qu'ils citent ces 100 milliards d'euros ( au moins ), et le socle d'inégalité, invisible et fragile, sur lequel reposent toutes les " réformes " dse 2 dernières décennies, pourtant effectuées au nom de la " justice", s'effondrent. La rhétorique d'une pseudo-équité , - car, comme le recommande l'Union des Industries et Métiersd e la Métallurgie ( UIMM ), " il ne faut pas avoir l'air de défendre des intérêts, seulement des idées et des principes ( Marianne, 24 novembre 2007 ) - s'écroule d'un coup. Qu'entendit-on, à la place le 29 novembre au matin, dans la revue de presse de France-Inter ? " La Croix est allé à la rencontre des politiques et leur demande leurs idées en matière de pouvoir d'achat. Côté socialiste, le député Michel Sapin préconise des allègements de charges pour les netreprises qui auront conclu des négociations salariales ". Du chipotage et de nouvelles aides publiques.
Une semaine plus tôt, sur la même antenne, le député-maire d'Evry, Manuel Valls, afficahit son " courage ": " Il faut travailler sur un allongement progressif de la durée de la cotisation. Cela vaut évidemment pour les régimes spéciaux; cela vaudra désormais pour le régime général." Désormais, le courage consiste, dans ce camp aussi, non plus à soutenir une lutte qui inverserait le rapport de forces, mais à se plier par avance aux exigences du capital et du pouvoir, sans jamais livrer bataille.
Les discours de la dernière campagne présidentielle corroborent cette dérive: Mme Ségolène Royal ne signala aucun moment les 9,3 % et les milliars évaporés - tandis qu'elle dénonçait les " 80 milliards de déficits cumulés " de la Sécurité Sociale, " lendettement public qui est passé de 900 à 1 200 milliards d'euros en moins de 5 ans ", le "déséquilibre historique de la balance commerciale, 30 milliards d'euros,etc... ".Si elle s'engagea à "lutter ", ce n'est pas contre un " adversaire identifié " ( " Je ne désignerai aucun ennemi ", précisa-t-elle ), mais plutôt contre des problèmes sans responsables ni coupables ( la " lutte contre toutes les formes d'insécurité ", " contre le décrochage scolaire ", " contre la vie chère "...)
Le " rentier " n"apparut à aucun endroit, la " finance " fut désignée 2 fois ( en 42 discours ) , l"actionnaire " ne surgit qu'à 9 reprises.En somme, presque rien qui aurait réclamé une répartition plus égalitaire des richesses produites. Pourtant, pendant cette campagne, le CAC 40 publia " ses profits records " - plus de 90 milliards d'euros -dont, autre record, 40 milliards avaient été reversés en " dividendes " ( mot utilisé 1 fois par Mme Royal; relevé effectué à partir du site Technologies du langage, http:// sites.univ-provence.fr/veronis ).mais la candidate socialiste ne se saisit pas de cettea ubaine, lui préférant une autre recette, consensuelle: " Nous relancerons la croissance économique parce que nous réconcilierons les intérêts des entreprises et les intérêts des salariés.Voilà la clé du développement économique."
L'extravagante hypothèse conservatrice se trouvait ainsi confirmée: avec une croissance de 2 %, parfois déguisée en " crise ", tout progrès social serait impossible, voire rendrait " in"luctable " des reculs en série. Cependant, cette croissance qualifiée de "molle", aux alentours de 2 %, correspondrait à la moyenne observée au cours du XX° siècle, hors " 30 glorieuses ".Un siècle qui ne se priva ni de progrès technique ou humain, ne de bâtir des projections salariales.Dé sormais, la justice sociale devrait néanmoins patienter, espérer un eimprobable - et pas vraiment souhaitable - hypercroissance à 4 %; 5 % , 6 %, voire plus.
Au printemps dernier, en " une " de l'hebdomadaire Challenges, et sur toutes les affichettes des bar-tabacs, la candidate socialiste posa sous le titre: " Ségolène Royal face aux patrons: Faîtes des profits, augmentez vos revenus ! ".Comme s'ils avaien attendu sa souriante permission..