Le Monde Diplomatique - février 2008 -
Universels, les droits de l'homme ?( suite )
Pour mieux comprendre , essayons d'expliquer pourquoi le concept de droits de l'homme ne trouve aucun écho dans la pensée de l'Inde classique ( ou, dit à l'envers, pourquoi celle-ci se découvre plutôt indifférente à son égard ).En Inde - on le sait, même de loin, comme un fait massif devant lequel l'intelligence européenne est saisie d'un vacillement irrépressible -, il n'y a pas isolation de "l'homme". Ni vis à vis des animaux: la coupure des êtres huamains avec eux n'est qu'insuffisamment pertinente dès lors qu'on admet les renaissances des uns dans les autres et que l'anumal possède également le pouvoir de comprendre et de connaître.Ni vis à vis du monde:l'adhérence au monde est telle qu'il n'est pas conçu d'ordre naturel dont l'homme se détacherait.Ni vis à vis du groupe, enfin: celui-ci, déterminé hiérarchiquement par sa fonction religieuse, est la réalité première, où l'individu ne trouve lui-même qu'un statut minimal - celui, irréductible, qui est cantonné au psycho-physiologique de ce qui souffre et ce qui jouit.
La philosophie européenne ne peut pas ne pas en être ébranlée: l'"homme" en Inde, est si peu une entité que sa vie et sa mort sont vides de toute signifiaction, destinées qu'elles sont à se répéter indéfiniment. On n'y trouve aucun principe d'autonomie individuelle ni non plus d'autoconstitution politique à partir desquelles des droits de l'homme soient à déclarer. Quand la liberté est le dernier mot de la pensée européenne, l'Extrême-Orient, en face d'elle, inscrit "l'harmonie" - et, à cet égard, l'Inde communbique effectivement avec la Chine à travers le boudhisme. Sans doute est-ce donc plutôt l'" Occident" qui, en introduisant la ruture - l'isolation de l'homme - source d'effraction, et, par suite, d'émancipation, fait exception.
Si l'on se réfère à la typologie des cultures, la marge d'éclosion des droits de l'homme est exigüe, en dpit de leur prétention universelle. Quand la perspective de la transcendance domine au point de'aboutir à la constitution d'un autre monde, ces droits sont résorbés dans un ordre qui les dépasse, cosmique ou théologique. Quand c'est celle de l'immanence qui prévaut, ils ne sont pas en mesure de se détacher du cours spontané des choses et ne peuvent émerger des rapports de force.
L'islam, à l'évidence, est dans le premier cas. Le Coran et la tradition qui en émane fixent une loi, qui, de création divine, atteindrait le "sommet final dans la réglementation des rapports humains ( Sami A. Aldeeb Abu-Salieh, Les Musulmans face aux droits de l'homme, Dieter Winkler,Bochum,1994, p.14 ).".La peur du Jugement dernier, élément premier de la foi islamique, ne reconnaissant pas aux droits de l'homme de plan autonome où se déployer, elle les réduit à l'insignifiance.
La Chine est dans le second cas. Car, comment dit-on " droits de l'homme" en chinois, en le traduisant de l'"occidental". Ren ( "homme") - quan. Désignant, en propre la balance et l'opération de la pesée, quan sert aussi bien à dire le "pouvoir", notamment politique ( quan-li ), que ce nous entendons par "circonstance" ou par "expédient" ( quan-bian, quan-mou): ce qui, par sa variation, et s'opposant à la fixité des règles ( jing ), permet à la situation de ne ps se bloquer, mais de continuer d'évoluer conformément à la logique du processus engagé. Ainsi, que ces deux sens se rejoignent au sein du terme qui sert à traduire " droit(s)", quand on dit " droits de l'homme " rend manifeste la torsion subie - même si cette greffe étrangère a bien pris en chinois moderne : quand ils revendiquent les droits de l'homme, les jeunes Chinois de la place Tiananmen savent désormais comme les Occidentaux de quoi ils parlent. Reste qu'on ne peut faire fi de l'écart précédent des pensées, au risque, sinon, de renoncer à la clairvoyance de tout engagement politique.
La revendication d'une universalité des droits de l'homme viendrait-elle du fait que le mode de vie occidental , né à la fois du développement de la science et du capitalisme, a fini par s'imposer dans le rezste du monde et qu'il est donc désormais nécessaire - ou fatal - d'adopter l'idéologie des rapports humains, à la fois sociaux et politiques, allant de pair avec ces transformations ? Ou bien cette légitimité viendrait-elle de ce que la pensée européenne qui a porté les droits de l'homme exprime effectivement un progrès historique :de ce qui, à l'instar du développement de la science à partir du début du XVII° siècle et contemporains de celui-ci, ne se serait produit lui aussi que dans la seule Europe ? Outre que cette justification vaut accusation, au moins tacite, de toutes les autres cultures, sa critique tombe sous le sens, y compris de l'ethnocentrisme le plus obtus : car au nom de quoi jugerait-on d'un tel progrès, si ce n'est déjà au sein d'un cadre idéologique particulier ?
Cette séparation montre que toute justification idéologique d'une universalité des droits de l'homme est sans issue. Plutôt que d'en émousser le concept en le livrant à des accomodations qui rendraient les droits de l'homme transculturellement acceptables, parce qu'au rabais, il faudrait prendre le parti inverse : celui de faire fond sur leur effet de concet, dont ils tirent un gain à la fois d'opérativité et de radicalité.Car, d'une part, c'est bien l'abstraction dont ils procédent qui, seule en les détachant de leur culture et milieu d 'origine, les rend communicables à d'autres cultures : autrement dit, ce n'est pas seulement parce que l'Occident les a promus au moment où il accédait au sommet de sa puissance et pouvait prétendre, par impérialisme, les imposer au reste du monde, qu'on en débat aujourd'hui entre les nations;mais aussi parce que ce statut d'abstraction les rend isolables, et en font un objet - outil - privilégié pour le dialogue. On ne pourrait , par exemple, faire de l'"harmonie" un enjeu comparable, internationalement discutable entre les cultures ( C'est un argument de l'"harmonie" qui est systématiquement avancé par les dirigeants chinois pour faire pièce à la postulation occidentale des droits de l'homme, ainsi qu'à la dénonciation que les Occidentaux font de leurs violations en Chine. Comme le remarque la presse Chinoise ces derniers mois, les Jeux Olympiques, refusés une première fois à Pékin au nom des droits de l'homme, mais concédés pour 2008 sous la pression des intérêts économiques et de leur réalisme politique, font monter en puissance ce conflit de valeurs ).
D'autre part, leur capacité de radicalité - ou nudité - conceptuelle fait qu'ils se saisissent de l'humain au stade le plus élémentaire, à ras d'existence. Ils l'envisagent sous cette ultime condition : en tant seulement qu'il est né.Or, sous cet angle, c'est moins l'individu qui est visé que le fait suimplement qu'il y va de l'homme. " De l'homme " n'étant pas tant ici un génitif possessif ( au sens de : qui appartient à l'homme ) que partitif : dès lors qu'il y a de l'homme qui est en cause, un devoir-être imprescriptible, a priori, apparaît.
Mais une telle radicalité n'aurait-elle pas été conçue qu'à propos des droits de l'homme et dans le cadre européen ? Pensons, selon l'exemple chinois, au cas de celui qui, apercevant soudain un enfant sur le point de tomber dans un puits, est aussitôt pris de frayeur et fait un geste pour le retenir ( non parce qu'il entrediendrait une relatuion privilégiée avec ses parents, ou qu'il voudrait s'en faire un mérite, ou qu'il craindrait sinon d'être blâmé..) : ce geste nous échappe, il est complètement réactif ; nous ne pouvons pas ne pas le faire. Or, selon le philosophe chinois Mencius ( Nom latin de Meng-tsu ( vers 372-289 av. J.-C. ), " qui n'a pas une telle conscience de la pitié n'est pas homme ". Plutôt que de partir d'une définition de l'homme qui, nécessairement serait idéologiquement déterminée et, de ce fait, particulière, Mencius fait surgir - et ce, négativement , lui aussi, à partir de son défaut inadmissible - ce qui, en soi, en tant que réaction incontrôlée d'" humanité", a vocation d'universalité. Il ne s'agit donc pas là d'un "universalisable" en tant qu'énoncé de vérité ; mais est universalisant ce refus irrépressible : de laisser tomber l'enfant dans le puits. Et ce cri qu'on jette ( ce bras qu'on tend ) devant cet enfant sur le point de tomber dans le puits est à l'évidence, sans qu'il soit besoin d'interprétation ni de médiation culturelles, celui - " foncier " - du sens commun de l'humain. rendre en compte, autrement dit, la disparité des cultures et la façon dont elle nous oblige à débusquer l'impensé de notre pensée n'est pas pour autant renoncer à l'exigence du commun.
La capacité universalisante des droits de l'homme tient plus encore à cet autre fait: leur portée négative ( du point de vue de ce contre quoi ils se dressent ) est infiniment lus ample que leur extension positive ( du point de vue de ce quoi ils adhèrent ). Car si, du point de vue de leur contenu positif, on sait désormais combien celui-ci est contestable ( par son mythe de l'individu, du rapport contractuel associatif, par sa construction du "bonheur" comme fin dernière,...) , s'ils ne peuvent par conséquent prétendre enseigner universellement comment vivre ( en exigeant que leur éthique soit préférée à toute autre ), ils sont un instrument incomparable, en revanche, pour dire "non" et protester: pour marquer un cran d'arrêt dans l'inacceptable, caler sur eux une résistance.
Outil indéfiniment reconfigurable ( c'est pourquoi on réécrit à chaque nouveau moment historique leur Déclaration ) en même temps que transculturellement sans limites ( dès lors qu'il élève une protestation décontextualisable et "dénudée" : au seul nom de : l'être né) : les droits de l'homme nomment précisément cet "au nom de quoi", d'ultime recours, qui, sans eux, resterait sans nom et donc laisserait sans capacité d'intervenir et de s'insurger. Or, que cette fonction négative, insurrectionnelle, l'emporte sur la notion positive de la notion, rejoint la fonction plus générale qui fait la vocation de l'universel : celle de réouvrir une brèche dans toute totalité clôturante, satisfaite, et d'y relancer l'aspiration. Car le fait n'est-il pas aisément constatable ? Tous ceus qui, de par le monde, invoquent els droits de l'homme; n'adhèrent pas pour autant à l'idéologie occidentale ( et même la conaissent-ils ? ) : mais ils trouvent dans ceux-ci l'ultime argument ou plutôt instrument, repris inlassablement de main en main, et disponible pour toute cause à venir, non pas tant pour dessiner une nouvelle figure d'opposition, dont on peut toujours soupçonner qu'elle fait encore jeu commun avec son partenaire-adversaire , que pour - plus radicalement - refuser.
Alors que l'oposition toujours est diverse parce qu'orientée par son contexte, le refus se désolidarise initialement de ce qu'il rejette et vaut comme geste unique: ouvrant soudain sur l'inconditionné en faisant crier à nu ce que j'évoquais précédemment, à titre de notion ultime et même indépassable, comme le sens commun de l'humain. Or, sur leur versant négatif, les droits de l'homme réussissent à dire exemplairement cette universalité du refus.
Celà nécessite de se "déboîter" quelque peu de nos termes usuels. Plutôt que de revendiquer une universalité arrogante des droits de l'homme qui nous condamnerait à méconnaître, dans un déni qui leur est mortel, combien ils sont culturellement marqués; ou alors de renoncer, par dépit théorique, à l'arme insurrectionnelle, de protestation, qu'ils constituent et qui peut à priori servir universellement en tous lieux de notre planète ( en quoi, ils sont, jusqu'à ce jour, sans équivalent ni remplaçant possibles ), mieux vaut ouvrir une déviation dans nos mots. Et, par la notion d'universalisant, exprimer à la fois deux choses :
- au lieu de suposer aux droits de l'homme une universalité qu'ils posséderaient d'emblée, l'universalisant donne à entendre que de l'universel s'y trouve en cours, en marche, en procès ( qui n'est pas achevé ) : en voie de se réaliser ;
- en même temps, au lieu de se laisser concevoir comme une propriété ou qualité passivement possédée, l'universalisant fait entendre qu'il est facteur, agent et promoteur : qu'il est en lui-même vecteur d'universel, et non par référence et sous la dépendance de quelque représentation instituée.
Le caractère univarsalisant des droits de l'homme est donc de l'ordre, non du savoir ( du théorique ), mais de l'opératoire ( ou du pratique ) : on les invoque ( ils "interveinnent") pour agir, dès l'abord, sur toute situation donnée. D'autre part, leur extension n'est pas de l'ordre de la vérité, mais du recours.
Ce qui distingue l'universalisant de l'universalisable est précisément une telle différence de plan. L'universalisable est ce qui prétend à la qualité d'universalité, en tant qu'énoncé de vérité. Aussi recontre-t-il inévitablement l'épineux problème de son pouvoir-être : devant justifier au nom de quoi cette extension qu'il s'arroge est légitime, l'universalisable court le danger d'être taxé d'une prétention abusive en s'accordant plus que ce à quoi il a droit ( puisqu'il n'est pas l'universel avéré ); d'être tenu pour frauduleux, par conséquent, ou pour le moins litigieux.L'universalisant, quant à lui, est indemne de ce problème de légitimité : puisqu'il est ce qui fait surgir - par défaut et de façon opératoire - de l'universel, il ne prétend pas, il fait ; et l'on mesure sa valeur à la puissance et à l'intensité de cet effet.
Disons ainsi que les droits de l'homme sont un . universalisant fort et efficace.Car la question, avec les droits de l'homme, n'est plus de savoir s'ils sont universalisables, c'est-à-dire s'ils peuvent être étendus comme énoncé de vérité à toutes les cultures du monde - ou plutôt, dans ce cas, la réponse est "non" ; mais de bien s'assurer qu'ils produisent un effet universel servant d'inconditionnel ( telle est leur fonction d'arme ou d'outil négatif ) au nom de quoi un combat a priori est juste, une résistance légitime.