Dix ans après avoir gagné un procès contre le ministère de l’Intérieur sur les violences policières, La Rumeur documente “l’affaire Adama” et dénonce le déni des autorités sur le sujet. Pour le tandem de rappeurs et de cinéastes, la forte mobilisation du 2 juin, combinée à l’affaire George Floyd et au désaveu de la classe politique lors de la crise sanitaire, a agi comme une catharsis.
Si la lutte contre les violences policières prend de l’ampleur, c’est « parce que les brutalités débordent des quartiers et que les gens sont inquiets », assurent les membres du groupe La Rumeur. Ce sujet, Hamé Bourokba et Ekoué Labitey le connaissent bien. Il leur a valu un long procès contre le ministère de l’Intérieur, qu’ils ont fini par gagner en 2010. Aujourd’hui très proche du comité Adama – du nom d’Adama Traoré, mort à 24 ans à la suite d’une interpellation en juillet 2016 –, qu’il filme dans le cadre d’un documentaire, le tandem de rappeurs et cinéastes (De l’encre, Les Derniers Parisiens) s’exprime sur les manifestations de part et d’autre de l’Atlantique. Et livre un constat amer.
Mardi 2 juin, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont répondu à l’appel du comité Adama, bravant ainsi l’interdiction de manifester de la préfecture. Cela vous a-t-il surpris ?
Hamé : Tout le monde l’a été, à commencer par les initiateurs de l’appel qui n’attendaient guère plus de quatre mille personnes [elles étaient vngt mille, ndlr]. Il faut d’abord louer la détermination et la constance dans le combat du comité Justice pour Adama. Et puis quelque chose s’est produit. Pour moi, plusieurs facteurs ont convergé. Bien sûr, il y a la mort révoltante de George Floyd aux États-Unis. Plus généralement, il y a un contexte bien particulier. Nous sommes nombreux à avoir le sentiment de vivre une séquence historique : la crise sanitaire a fait tomber les masques, les uns après les autres, aussi bien sur le plan politique qu’économique ou sécuritaire. Résultat, nous avons assisté ce mardi à une sorte de catharsis qui s’est cristallisée sur la question des violences policières.
De quels masques parlez-vous ?
Hamé : Au cours de ce confinement, les choix politiques et économiques du gouvernement ont été clairement mis à nu, tout comme l’état de délabrement de notre système de santé. Et de nombreuses images ont circulé, montrant la police livrée à elle-même, s’autorisant ce qu’elle ne s’autorise habituellement que dans les quartiers, tabassages et autres humiliations… Puis le comité Adama a lancé cet appel à se rassembler. Pas n’importe où, au pied du Palais de justice qui, depuis des années, donne le sentiment net de vouloir enterrer cette affaire. Pourquoi tant de gens sont-ils venus ? Pourquoi tant d’artistes, d’intellectuels, de politiques, qui jusque-là se tenaient à distance de la question des brutalités policières, ont-ils rejoint le mouvement ? Parce qu’il y a ce télescopage. Et peut-être aussi le besoin, après plusieurs mois enfermé chez soi, de faire groupe.
“L’institution policière renvoie l’image d’une forteresse à l’abri de toute critique, aux ordres, sans une tête qui dépasse.” Hamé
Vous vous trouviez, Hamé, au cœur de ce rassemblement…
Hamé : Oui, par conviction, mais aussi pour le filmer. Depuis début 2017, je rassemble des images autour de cette affaire. Lorsqu’il y a un peu plus de trois ans, je me suis rendu à Beaumont-sur-Oise [commune où Adama Traoré a été interpellé, ndlr] pour la première fois, et que j’ai rencontré Assa, la sœur d’Adama Traoré, sa famille et des membres du comité – j’en connaissais d’ailleurs certains, d’anciens militants de quartier –, l’idée d’un documentaire m’est apparue évidente. J’ai eu le sentiment que quelque chose de particulier se jouait là. Du fait de la personnalité d’Assa Traoré et de la façon dont cette famille faisait front. Depuis la mort d’Adama, six mois plus tôt, ils avaient déjoué un tas de pièges, évité quantité de chausse-trappes que l’on réserve généralement aux familles de victimes. Ils étaient même parvenus à faire muter un procureur pris en flagrant délit de mensonge et à obtenir le dépaysement du dossier de la juridiction de Pontoise à celle de Paris ! Et donc, depuis ce temps-là, régulièrement, à leur côté et avec eux, je documente cette histoire.
« Pour la première fois, a déclaré Assa Traoré, ceux qui pensaient ne pas avoir de voix ont compris qu’ils en avaient une, et qu’elle comptait. » Pensez-vous que cette manifestation marque un tournant ? Et que la mort de George Floyd aux États-Unis donne un nouvel élan à la lutte contre les violences policières ?
Hamé : Je ne sais pas, mais je l’espère. Je note qu’aux États-Unis, dans divers États, des responsables des forces de l’ordre se sont désolidarisés des policiers qui ont tué George Floyd. Et que les faits ont été requalifiés en meurtre. La fabrique de l’impunité s’est fissurée… Ce n’est pas le cas en France. Chez nous, la communication policière s’enferre dans le déni. Non, assure-t-on, il n’y a pas de racisme dans les rangs de la police ; non, la violence policière n’existe pas. Il ne s’agit pourtant pas de dire que tous les flics dérapent ! Mais il est urgent qu’au sein même des forces de l’ordre, des voix discordantes se fassent entendre. Ne serait-ce que pour indiquer qu’effectivement il y a un problème. Sinon, l’institution policière renvoie l’image d’une forteresse à l’abri de toute critique, aux ordres, sans une tête qui dépasse.
“De chaque côté de l’Atlantique, des agents des forces de l’ordre tuent des pauvres et des rapports d’autopsie exonèrent leur responsabilité.” Hamé
Les violences policières aux États-Unis et en France sont-elles vraiment comparables ? Proportionnellement à la population, beaucoup plus de personnes meurent outre-Atlantique à la suite d’une interpellation…
Hamé : Je pense que l’on peut établir de nombreux parallèles ! D’abord, qui tue qui ? De chaque côté de l’Atlantique, des agents des forces de l’ordre tuent des pauvres. Ensuite, des rapports d’autopsie exonèrent leur responsabilité – l’affaire George Floyd faisant figure d’exception, c’est bien l’un des seuls cas où le policier meurtrier risque une condamnation ferme. Il y a quand même, aux États-Unis comme en France, une machine bien en place qui a pour objectif de dédouaner la police et d’enterrer les affaires. C’est bien cela, le double scandale : la mort et ensuite le déni. J’ai moi-même été poursuivi en justice pendant huit ans pour avoir écrit que des centaines de nos frères avaient été tués par les forces de l’ordre sans que personne n’ait été inquiété…
Ekoué : Ce marathon judiciaire, on a fini par le gagner. Notre affaire a fait jurisprudence. C’est aussi ce qui rend La Rumeur légitime sur ce sujet des violences policières : cela fait près de vingt ans qu’on s’y confronte. Je pense qu’on est aujourd’hui en capacité d’analyser la situation avec recul et maturité.
Justement, qu’est-ce qui a changé en vingt ans dans le comportement des forces de l’ordre comme dans la réaction de la société ?
Hamé : À l’époque, il était difficile de convaincre les gens que la police pouvait se comporter de façon scandaleuse dans les quartiers. Avec Internet et les réseaux sociaux, ces violences sont devenues ultra visibles. Un flic dérape et la seconde suivante, la France est au courant. Et puis depuis quelques années, ces violences débordent des quartiers. On l’a vu avec les Gilets jaunes, une catégorie de Français qui, jusque-là, était épargnée par les brutalités policières. Il y a eu des morts, des mains arrachées, des yeux crevés… Ainsi des manifestants venus de province pour défiler, réclamer un peu de sous ou une baisse des taxes sur le carburant, se sont fait cueillir et accueillir par la police avec la violence que l’on sait.
“C’est une chose que La Rumeur dit depuis vingt ans : les quartiers sont des laboratoires, l’État y teste de nombreux dispositifs répressifs.” Hamé
Beaucoup faisaient pour la première fois l’expérience d’une charge de CRS…
Hamé : Dans les quartiers, personne n’a été surpris ! Ces actes-là sont banalisés depuis des décennies. C’est une chose que La Rumeur dit depuis vingt ans : les quartiers sont des laboratoires, l’État y teste de nombreux dispositifs répressifs. Nous pensons qu’ils ont vocation à s’élargir par cercles concentriques à d’autres franges de la population.
La lutte contre les violences policières qui s’exprime en ce moment en France comme aux États-Unis ne dénonce-t-elle pas surtout les violences raciales ?
Hamé : Évidemment qu’il y a une dimension raciale. De chaque côté de l’Atlantique, les victimes sont statistiquement jeunes, non blanches, et viennent des quartiers pauvres. Cela, il faut le regarder en face, nommer les choses si on veut les changer. Mais pas pour enfermer les uns et les autres dans leur identité, et faire en sorte qu’ils se tournent le dos : les Noirs contre les Blancs, les musulmans contre les juifs, les vieux contre les jeunes, les hétéros contre les homos. Il y a là quelque chose qui pue. Et qui mène à la guerre civile si on ne fait pas attention. Il faut prendre acte de la dimension raciale, la condamner, mais la connecter à la question sociale, ne pas se servir de l’une pour cacher l’autre. C’est de justice sociale que nous avons besoin.
“Ceux qui soutiennent le pouvoir s’efforcent de communautariser cette problématique, qui nous concerne tous.” Ekoué
« Mardi, des gens sont venus de province et de l’étranger, des quartiers populaires, des campagnes, du centre de Paris », s’est réjouie Assa Traoré. On note également qu’aux États-Unis, les foules qui manifestent sont largement bigarrées. N’est-ce point le signe que les choses avancent ?
Ekoué : C’est surtout le signe que les gens sont inquiets ! Précisément parce que, désormais, les violences policières débordent des quartiers et peuvent se dérouler partout en France. C’est d’ailleurs bien pourquoi ceux qui soutiennent le pouvoir s’efforcent de communautariser cette problématique. Ils veulent la réduire à la seule question raciale pour affaiblir la contestation, mais elle nous concerne tous.
Le vent d’indignation qui s’est levé en France comme ailleurs ne vous rend-il pas optimistes ?
Hamé : Une très grande émotion s’est fait jour. Mais ce n’est pas la première fois qu’une vague d’indignation déferle. Et après ? Qu’adviendra-t-il lorsque la mer se retirera ? Nous constaterons les dégâts générés par la crise économique, des faillites innombrables, une explosion du chômage… L’inquiétude dont parlait Ekoué, c’est celle-là aussi. Quel monde se prépare ? Nous pensons que les brutalités policières qui s’exercent actuellement nous donnent quelques indications. Il nous faut donc nous battre. Car une chose est sûre : il n’y aura pas de réponse individuelle salvatrice à tous ces problèmes. Nous sommes pessimistes quant au projet des forces qui nous gouvernent. Mais l’on ressent de l’optimisme face aux mobilisations citoyennes, comme celle qui a eu lieu ce mardi 2 juin 2020…
Si la lutte contre les violences policières prend de l’ampleur, c’est « parce que les brutalités débordent des quartiers et que les gens sont inquiets », assurent les membres du groupe La Rumeur. Ce sujet, Hamé Bourokba et Ekoué Labitey le connaissent bien. Il leur a valu un long procès contre le ministère de l’Intérieur, qu’ils ont fini par gagner en 2010. Aujourd’hui très proche du comité Adama – du nom d’Adama Traoré, mort à 24 ans à la suite d’une interpellation en juillet 2016 –, qu’il filme dans le cadre d’un documentaire, le tandem de rappeurs et cinéastes (De l’encre, Les Derniers Parisiens) s’exprime sur les manifestations de part et d’autre de l’Atlantique. Et livre un constat amer.
Mardi 2 juin, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont répondu à l’appel du comité Adama, bravant ainsi l’interdiction de manifester de la préfecture. Cela vous a-t-il surpris ?
Hamé : Tout le monde l’a été, à commencer par les initiateurs de l’appel qui n’attendaient guère plus de quatre mille personnes [elles étaient vngt mille, ndlr]. Il faut d’abord louer la détermination et la constance dans le combat du comité Justice pour Adama. Et puis quelque chose s’est produit. Pour moi, plusieurs facteurs ont convergé. Bien sûr, il y a la mort révoltante de George Floyd aux États-Unis. Plus généralement, il y a un contexte bien particulier. Nous sommes nombreux à avoir le sentiment de vivre une séquence historique : la crise sanitaire a fait tomber les masques, les uns après les autres, aussi bien sur le plan politique qu’économique ou sécuritaire. Résultat, nous avons assisté ce mardi à une sorte de catharsis qui s’est cristallisée sur la question des violences policières.
De quels masques parlez-vous ?
Hamé : Au cours de ce confinement, les choix politiques et économiques du gouvernement ont été clairement mis à nu, tout comme l’état de délabrement de notre système de santé. Et de nombreuses images ont circulé, montrant la police livrée à elle-même, s’autorisant ce qu’elle ne s’autorise habituellement que dans les quartiers, tabassages et autres humiliations… Puis le comité Adama a lancé cet appel à se rassembler. Pas n’importe où, au pied du Palais de justice qui, depuis des années, donne le sentiment net de vouloir enterrer cette affaire. Pourquoi tant de gens sont-ils venus ? Pourquoi tant d’artistes, d’intellectuels, de politiques, qui jusque-là se tenaient à distance de la question des brutalités policières, ont-ils rejoint le mouvement ? Parce qu’il y a ce télescopage. Et peut-être aussi le besoin, après plusieurs mois enfermé chez soi, de faire groupe.
“L’institution policière renvoie l’image d’une forteresse à l’abri de toute critique, aux ordres, sans une tête qui dépasse.” Hamé
Vous vous trouviez, Hamé, au cœur de ce rassemblement…
Hamé : Oui, par conviction, mais aussi pour le filmer. Depuis début 2017, je rassemble des images autour de cette affaire. Lorsqu’il y a un peu plus de trois ans, je me suis rendu à Beaumont-sur-Oise [commune où Adama Traoré a été interpellé, ndlr] pour la première fois, et que j’ai rencontré Assa, la sœur d’Adama Traoré, sa famille et des membres du comité – j’en connaissais d’ailleurs certains, d’anciens militants de quartier –, l’idée d’un documentaire m’est apparue évidente. J’ai eu le sentiment que quelque chose de particulier se jouait là. Du fait de la personnalité d’Assa Traoré et de la façon dont cette famille faisait front. Depuis la mort d’Adama, six mois plus tôt, ils avaient déjoué un tas de pièges, évité quantité de chausse-trappes que l’on réserve généralement aux familles de victimes. Ils étaient même parvenus à faire muter un procureur pris en flagrant délit de mensonge et à obtenir le dépaysement du dossier de la juridiction de Pontoise à celle de Paris ! Et donc, depuis ce temps-là, régulièrement, à leur côté et avec eux, je documente cette histoire.
« Pour la première fois, a déclaré Assa Traoré, ceux qui pensaient ne pas avoir de voix ont compris qu’ils en avaient une, et qu’elle comptait. » Pensez-vous que cette manifestation marque un tournant ? Et que la mort de George Floyd aux États-Unis donne un nouvel élan à la lutte contre les violences policières ?
Hamé : Je ne sais pas, mais je l’espère. Je note qu’aux États-Unis, dans divers États, des responsables des forces de l’ordre se sont désolidarisés des policiers qui ont tué George Floyd. Et que les faits ont été requalifiés en meurtre. La fabrique de l’impunité s’est fissurée… Ce n’est pas le cas en France. Chez nous, la communication policière s’enferre dans le déni. Non, assure-t-on, il n’y a pas de racisme dans les rangs de la police ; non, la violence policière n’existe pas. Il ne s’agit pourtant pas de dire que tous les flics dérapent ! Mais il est urgent qu’au sein même des forces de l’ordre, des voix discordantes se fassent entendre. Ne serait-ce que pour indiquer qu’effectivement il y a un problème. Sinon, l’institution policière renvoie l’image d’une forteresse à l’abri de toute critique, aux ordres, sans une tête qui dépasse.
“De chaque côté de l’Atlantique, des agents des forces de l’ordre tuent des pauvres et des rapports d’autopsie exonèrent leur responsabilité.” Hamé
Les violences policières aux États-Unis et en France sont-elles vraiment comparables ? Proportionnellement à la population, beaucoup plus de personnes meurent outre-Atlantique à la suite d’une interpellation…
Hamé : Je pense que l’on peut établir de nombreux parallèles ! D’abord, qui tue qui ? De chaque côté de l’Atlantique, des agents des forces de l’ordre tuent des pauvres. Ensuite, des rapports d’autopsie exonèrent leur responsabilité – l’affaire George Floyd faisant figure d’exception, c’est bien l’un des seuls cas où le policier meurtrier risque une condamnation ferme. Il y a quand même, aux États-Unis comme en France, une machine bien en place qui a pour objectif de dédouaner la police et d’enterrer les affaires. C’est bien cela, le double scandale : la mort et ensuite le déni. J’ai moi-même été poursuivi en justice pendant huit ans pour avoir écrit que des centaines de nos frères avaient été tués par les forces de l’ordre sans que personne n’ait été inquiété…
Ekoué : Ce marathon judiciaire, on a fini par le gagner. Notre affaire a fait jurisprudence. C’est aussi ce qui rend La Rumeur légitime sur ce sujet des violences policières : cela fait près de vingt ans qu’on s’y confronte. Je pense qu’on est aujourd’hui en capacité d’analyser la situation avec recul et maturité.
Justement, qu’est-ce qui a changé en vingt ans dans le comportement des forces de l’ordre comme dans la réaction de la société ?
Hamé : À l’époque, il était difficile de convaincre les gens que la police pouvait se comporter de façon scandaleuse dans les quartiers. Avec Internet et les réseaux sociaux, ces violences sont devenues ultra visibles. Un flic dérape et la seconde suivante, la France est au courant. Et puis depuis quelques années, ces violences débordent des quartiers. On l’a vu avec les Gilets jaunes, une catégorie de Français qui, jusque-là, était épargnée par les brutalités policières. Il y a eu des morts, des mains arrachées, des yeux crevés… Ainsi des manifestants venus de province pour défiler, réclamer un peu de sous ou une baisse des taxes sur le carburant, se sont fait cueillir et accueillir par la police avec la violence que l’on sait.
“C’est une chose que La Rumeur dit depuis vingt ans : les quartiers sont des laboratoires, l’État y teste de nombreux dispositifs répressifs.” Hamé
Beaucoup faisaient pour la première fois l’expérience d’une charge de CRS…
Hamé : Dans les quartiers, personne n’a été surpris ! Ces actes-là sont banalisés depuis des décennies. C’est une chose que La Rumeur dit depuis vingt ans : les quartiers sont des laboratoires, l’État y teste de nombreux dispositifs répressifs. Nous pensons qu’ils ont vocation à s’élargir par cercles concentriques à d’autres franges de la population.
La lutte contre les violences policières qui s’exprime en ce moment en France comme aux États-Unis ne dénonce-t-elle pas surtout les violences raciales ?
Hamé : Évidemment qu’il y a une dimension raciale. De chaque côté de l’Atlantique, les victimes sont statistiquement jeunes, non blanches, et viennent des quartiers pauvres. Cela, il faut le regarder en face, nommer les choses si on veut les changer. Mais pas pour enfermer les uns et les autres dans leur identité, et faire en sorte qu’ils se tournent le dos : les Noirs contre les Blancs, les musulmans contre les juifs, les vieux contre les jeunes, les hétéros contre les homos. Il y a là quelque chose qui pue. Et qui mène à la guerre civile si on ne fait pas attention. Il faut prendre acte de la dimension raciale, la condamner, mais la connecter à la question sociale, ne pas se servir de l’une pour cacher l’autre. C’est de justice sociale que nous avons besoin.
“Ceux qui soutiennent le pouvoir s’efforcent de communautariser cette problématique, qui nous concerne tous.” Ekoué
« Mardi, des gens sont venus de province et de l’étranger, des quartiers populaires, des campagnes, du centre de Paris », s’est réjouie Assa Traoré. On note également qu’aux États-Unis, les foules qui manifestent sont largement bigarrées. N’est-ce point le signe que les choses avancent ?
Ekoué : C’est surtout le signe que les gens sont inquiets ! Précisément parce que, désormais, les violences policières débordent des quartiers et peuvent se dérouler partout en France. C’est d’ailleurs bien pourquoi ceux qui soutiennent le pouvoir s’efforcent de communautariser cette problématique. Ils veulent la réduire à la seule question raciale pour affaiblir la contestation, mais elle nous concerne tous.
Le vent d’indignation qui s’est levé en France comme ailleurs ne vous rend-il pas optimistes ?
Hamé : Une très grande émotion s’est fait jour. Mais ce n’est pas la première fois qu’une vague d’indignation déferle. Et après ? Qu’adviendra-t-il lorsque la mer se retirera ? Nous constaterons les dégâts générés par la crise économique, des faillites innombrables, une explosion du chômage… L’inquiétude dont parlait Ekoué, c’est celle-là aussi. Quel monde se prépare ? Nous pensons que les brutalités policières qui s’exercent actuellement nous donnent quelques indications. Il nous faut donc nous battre. Car une chose est sûre : il n’y aura pas de réponse individuelle salvatrice à tous ces problèmes. Nous sommes pessimistes quant au projet des forces qui nous gouvernent. Mais l’on ressent de l’optimisme face aux mobilisations citoyennes, comme celle qui a eu lieu ce mardi 2 juin 2020…