Eric Besson veut faciliter l'éloignement des étrangers en situation irrégulière
LE MONDE | 31.03.10 | 14h44 • Mis à jour le 31.03.10 | 14h44
Le gouvernement cherche à accroître la latitude de l'administration pour éloigner les étrangers en situation irrégulière. Cinquième du genre en sept ans, le projet de loi que le ministre de l'immigration, Eric Besson, devait présenter, mercredi 31 mars, en conseil des ministres, devait
initialement transposer dans le droit français la directive "retour" adoptée en 2008 par le Parlement européen (Le Monde du 13 février). M. Besson y a fait quelques ajouts afin de "simplifier" cette procédure d'éloignement - le gouvernement s'est fixé un objectif de 30 000 expulsions par an. Et ce, au prix d'une forte restriction des droits des étrangers, s'alarment les associations de soutien aux immigrés.
Désavoué par les juges des libertés et de la détention (JLD), qui avaient libéré les 123 Kurdes débarqués le 22 janvier sur une plage du sud de la Corse, le ministre avait annoncé son intention de changer la loi. Après le démantèlement de la "jungle" de Calais, en septembre 2009, à la suite
duquel les Afghans interpellés et placés en rétention avaient tous été libérés, Nicolas Sarkozy avait, lui aussi, appelé à simplifier le contentieux. Il avait remis en question l'existence des deux ordres de
juridiction - administrative et judiciaire - qui se prononcent sur la rétention des étrangers en situation irrégulière. "A mes yeux, il n'en faut qu'un. Et s'il faut une réforme de la Constitution pour cela, nous le ferons", avait déclaré le chef de l'Etat dans un entretien au Figaro, le 16 octobre 2009.
La question avait toutefois déjà été tranchée, en 2008, par la commission Mazeaud, constituée pour réfléchir au cadre constitutionnel de la politique migratoire. "L'unification juridictionnelle (...), outre qu'elle serait difficilement réalisable, ne répondrait pas aux attentes placées en elle, ni au regard de la charge de travail des juridictions, ni du point de vue de l'effectivité des mesures de reconduite", soulignait la commission, qui avait conclu au maintien nécessaire de la dualité de juridiction.
"Esprit de défiance"
Faute de pouvoir créer une juridiction unique, le projet de loi réorganise donc l'intervention des deux juges en inversant le moment où ils statuent. "Il s'agit, explique M. Besson, de clarifier et de rendre plus cohérente l'intervention des deux juges." Le juge administratif, qui se prononce sur la légalité de la mesure d'éloignement, interviendra avant le JLD, garant des libertés fondamentales.
Cette réorganisation se fait au prix d'une forte restriction des prérogatives du juge judiciaire.
L'intervention du JLD, qui se prononce sur le maintien des étrangers en rétention mais aussi, en amont, sur la légalité de l'interpellation de la personne, sa garde à vue et le respect de la notification de ses droits, est repoussée : il sera saisi cinq jours après le placement en rétention - contre quarante-huit heures actuellement - avec obligation de statuer dans les vingt-quatre heures.
L'administration disposera, elle, en revanche, d'un délai plus long (six heures au lieu de quatre), pour former un recours suspensif contre une décision du JLD de remise en liberté d'un étranger.
http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element/0,40-0@2-3224,50-13
"Garde à vue comprise, un étranger pourra ainsi être privé de liberté pendant une semaine sans voir un juge", s'alarme Stéphane Maugendre, président du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti). Le juge judiciaire pourra aussi prolonger la rétention de vingt jours au lieu de quinze aujourd'hui. Délai qui pourra encore être augmenté de vingt jours.
La durée maximale de rétention passe ainsi de trente-deux à quarante-cinq jours. Pourtant, comme le rappelle la Cimade, association présente en centres de rétention, la durée moyenne de rétention, en France, ne dépasse pas dix jours et demi. "Beaucoup d'étrangers sont expulsés en moins de quatre à cinq jours, notamment les personnes ayant un passeport, ou celles qui, sous procédure Dublin II, sont renvoyées dans le premier pays européen de l'espace Schengen qu'ils ont foulé, relève Damien Nantes, de la Cimade. Désormais toutes ces personnes pourront être expulsées sans être passées devant le JLD, qu'il y ait, ou non, irrégularité de la procédure."
Par ailleurs, le projet de loi restreint le champ de contrôle du juge judiciaire. Certaines irrégularités de procédure qui justifiaient jusqu'ici des remises en liberté, pourraient ne plus être invoquées.
Pour Patrick Henriot, vice-président du Syndicat de la magistrature, "ce projet de loi est inspiré par un esprit de défiance à l'égard du juge judiciaire. Il cherche soit à éviter le passage de l'étranger devant le JLD, soit à limiter son pouvoir de contrôle. C'est une atteinte grave aux libertés fondamentales".
Laetitia Van Eeckhout
Les principales autres dispositions du texte
Le projet de loi crée une interdiction de séjour sur le territoire européen d'une durée maximale de cinq ans pour les étrangers expulsés ainsi que des "zones d'attente temporaires" ad hoc en cas d'arrivée d'un groupe d'étrangers en dehors de tout point de passage frontalier. Il institue des
sanctions administratives et judiciaires contre les employeurs d'étrangers en situation irrégulière.
Par ailleurs, il crée une "carte bleue européenne", de trois ans renouvelable, pour les travailleurs hautement qualifiés. Il institue une "charte des droits et des devoirs" que devra signer tout étranger
accédant à la nationalité française.
Article paru dans l'édition du 01.04.10
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ENQUÊTE
06/03/2010 À 00H00
Expulsés Souffrir, revenir
On les appelle les «revenants». Ceux qui reviennent en France malgré la frayeur, la maltraitance et l’humiliation de l’expulsion. Certains obtiendront des papiers, mais la plupart restent
cachés. La peur au ventre.
Par ANNE DIATKINE
Il n’existe aucune statistique ni même évaluation du nombre de migrants qui reviennent légalement, ou pas, en France, après avoir été reconduits à la frontière. Un fonctionnaire de police : «On s’en aperçoit
lorsqu’on arrête pour la deuxième fois une personne qu’on a déjà expulsée.» Il n’existe pas non plus de chiffre concernant le nombre de «revenants» qui obtiennent un titre de séjour après leur retour. Ou
encore qui reviennent en France, après une bataille juridique, avec un visa. Ce type de calcul n’est pas
impossible à faire, mais les ministères de l’Immigration et de l’Identité nationale ou de l’Intérieur n’ont pas intérêt à commander ces enquêtes et à communiquer ces chiffres qui soulignent une absurdité politique. En effet, pourquoi renvoyer une personne de fait régularisable ?
Expulser coûte cher, aux sans-papiers en premier lieu, bien sûr, pour qui le désastre ne se quantifie pas.
Mais c’est aussi dispendieux pour l’Etat. Arrêter, placer en centre de rétention, payer l’aller simple au sans-papiers, et l’aller-retour aux policiers (qui, petit gain collatéral, voient grimper leurs miles) : tout
cela n’est pas gratuit. Dans un rapport prévisionnel pour 2009, le Sénat prévoyait que l’Etat, c’est-à-dire le contribuable, débourserait 415,2 millions d’euros pour lutter contre l’immigration clandestine. Toujours
selon ce rapport, «le coût budgétaire prévisionnel des reconduites à la frontière s’établirait à environ 20 978 euros par personne reconduite». En 2007, Damien de Blic, chercheur à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales, avait démontré dans un article de la revue Mouvement sur le Net que les 25 000 expulsions annuelles coûtent à la collectivité entre 615 millions et 1 milliard d’euros. Et que rapportent les sans-papiers à l’économie d’un pays ? «Là encore, l’évaluation n’est pas faite, même si les grèves actuelles des travailleurs montrent qu’ils oeuvrent dans tous les secteurs et que beaucoup cotisent
et payent des impôts», note Violaine Carrère, chargée d’études au Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI). «Concernant les migrants, il y a un flou des chiffres étonnant lorsqu’on les compare à la précision des données statistiques sur le travail. On ne sait même pas d’où vient la fourchette de 200 000 à 400 000, constamment brandie lorsqu’il s’agit d’évaluer le nombre de sans-papiers en France.»
Beaucoup de sans-papiers reviennent. «Ils reviennent, dit Brigitte Wieser, de Réseau éducation sans frontières (RESF) quand ils laissent en France leur famille et au prix d’un endettement énorme qui les
maintient pendant des années dans une situation d’esclavage.» Elle ajoute : «Les migrants ne reviendront pas moins avec le nouveau projet de loi, annoncé par Eric Besson le 12 février, qui rend l’obtention d’un visa d’entrée en France impossible à tout étranger reconduit pendant une période de deux à cinq ans. Il n’y aura plus d’autre solution que l’illégalité, avec tout ce qu’elle comporte. Ils risqueront encore plus, le tout pour le tout, leur vie.»
La plupart des revenants se terrent. Même quand ils ont obtenu une carte de séjour, ils refusent de raconter ce qu’a été l’expulsion et le retour au pays, les mains vides. Ainsi, parmi les familles chinoises,
aucun des membres revenants n’accepte de témoigner, certains par crainte qu’«on» leur retire leurs papiers si difficilement obtenus, d’autres par peur d’être à nouveau expulsés.
Madame P. est consciente que la préfecture sait qu’elle est revenue. Combien de temps va-t-elle rester ainsi terrorisée auprès de ses enfants, comme un fantôme, sans aucun droit ?
Beaucoup hésitent :«Est-ce qu’il vaut mieux dire qu’on est là ? Ou pas? Qu’est-ce qu’on est ?» Paradoxe :
des trois témoignages recueillis, un seul est anonyme à la demande de l’intéressée, et c’est justement celui d’une femme qui ne risque rien à être reconnue, car sa carte de séjour lui a été rendue à son retour
en France. Mais le traumatisme est trop grand pour qu’elle parle à visage découvert. Hamet Cissako, qui travaille dans le nettoyage et Olivier Vythilingum qui vit d’expédients faute de pouvoir suivre une
formation d’électricien, pensent, quant à eux, qu’ils n’ont pas d’autre solution que de sortir de l’ombre.
Olivier Vythilingum, 24 ans, mauricien «J’avais trop la honte»
Quand Olivier, 24 ans, s’est fait reconduire à la frontière le 13 juin 2008 pour l’île Maurice, les douaniers
Expulsés Souffrir, revenir http://www.liberation.fr/societe/0109622897-expulses-souffrir-revenirn’ont pas tamponné son passeport et lui ont soufflé, «vas-y, fait un petit tour, et reviens». Mais c’est
après avoir été jeté par terre, attaché et menotté, qu’il est monté dans l’avion. Un premier pilote a refusé de décoller avec un passager récalcitrant. Des policiers lui ont dit : «Il n’y a qu’à attendre un autre
vol, on trouvera bien un pilote qui veut bien.» Ce qui est arrivé. Olivier n’est pas contrariant, et un peu hébété. Sa vie depuis qu’il est rentré en France ? Rester dans son studio dans le XXe arrondissement de
Paris à «regarder les quatre coins du plafond», tandis que la télé tente de s’animer. Il sort le moins possible, par peur d’être de nouveau arrêté bien qu’il ait un plan quasi infaillible, pense-t-il, en cas de contrôle d’identité.
Mais ce qui l’obsède, c’est l’ennui, ce pur passage du temps que rien ne vient troubler. Il ne lit pas, il attend. Il attend quoi ? Il ne sait plus. Il attrape parfois quelques rayons de lumière sur le seuil de l’immeuble, se carapate quand il voit un policier, travaillote, quand il peut, sur des chantiers. Ce sont ses parents, eux aussi sans-papiers, qui payent son loyer de 500 euros par mois. De fait, Olivier n’est pas plus sans-papiers aujourd’hui, qu’il ne l’était avant d’être renvoyé à l’île Maurice. Mais la violence et la «honte» qu’il a éprouvées en se faisant jeter dans l’avion rend une deuxième prise de risque impossible.
«Vas-y, fais un petit tour et reviens» : Olivier n’a pas très bien compris ce que lui signifiait la police des frontières. Etait-ce une parole «gentille» ? Sans doute.
Le jeu lui a paru coûteux, pour tout le monde, pour sa famille en premier, bien sûr, puisqu’il savait bien qu’elle allait devoir dégotter plusieurs milliers d’euros pour payer un passeur. Le mot «absurde» monte à ses lèvres. Il le répète de manière interrogative. Il n’est pas revendicatif, mais surpris.
Olivier était arrivé en France avec ses parents et sa soeur deux ans auparavant. A Champigny, sa tante et son oncle ont la nationalité française et plusieurs membres de sa famille ont obtenu une carte de résident de dix ans. Toute la famille parle couramment le français, comme beaucoup à l’île Maurice. Le premier geste de la famille a été de sortir de la clandestinité en se présentant à la préfecture avec un dossier.
Auparavant, son père avait consulté JR consultant, une officine dont la boîte aux lettres est située 21 boulevard Hausseman (sic), où un certain James Reynes s’engageait contre la somme de 4 000 euros à lui «obtenir une carte de séjour avec l’autorisation de travail». L’argent est passé par la fenêtre, «ils n’ont rien fait, absolument rien», soupire la mère d’Olivier qui était prête à croire au père Noël pour être en règle.
La famille fuyait la misère,«on est parti parce qu’on n’avait pas le choix». A Maurice, Olivier a poursuivi ses études jusqu’au bac, qu’il a raté, puis a travaillé dans l’hôtellerie. «Les chambres sont chères, les
plats sont chers, les excursions sont chères, la seule chose qui ne vaut rien, ce sont les salaires.» Olivier était payé 3 000 roupies par mois (100 euros), dans un hôtel quatre étoiles. A Paris, sa mère fait des
ménages au noir et est à la merci de patrons qui ont toute latitude pour ne pas la payer.
C’est en sautant une barrière dans le métro parisien pour aller travailler, qu’il se fait prendre. «J’étais en retard, j’ai fait du bruit en tombant, les policiers sont arrivés.» Garde-à-vue, placement en détention à Vincennes où il déclare qu’il n’a pas de passeport, puis expulsion car son avocat a la curieuse idée de le lui apporter en main propre.
Dans l’avion, l’escorte le détache. Olivier était placé derrière une équipe de foot cap-verdienne qu’il tente d’alerter sans succès. Sur le tarmac, il est sans aucun bagage.
A sa famille, il raconte que c’est son employeur qui lui a payé des vacances. Drôles de vacances, qu’il prend sans s’encombrer d’argent. A ses amis, il raconte qu’il est revenu se chercher une fiancée. «Je ne
pouvais dire la vérité à personne. J’avais trop la honte.» Une semaine après son arrivée, toute sa famille l’attend à un dîner et lui demande de dire la vérité.
Olivier craque. Il lui faudra six mois pour organiser son retour, obtenir un visa, réunir les 5 000 euros pour payer un passeur «qui a ses entrées partout dans le monde». Il raconte confusément ses démarches, comment, avec un groupe de sept sans-papiers, il a pris un vol pour la Tunisie avec un transfert en Suisse, et comment on leur avait dit de sortir du transit en Suisse. «Une dame nous accompagnait. On s’est réfugié dans les toilettes. Il y en a qui se dirigeaient vers l’Italie, d’autres qui partaient pour la France. J’ai pu prendre une voiture qui m’a conduit jusqu’à la Porte de Bagnolet.» Le 29 novembre 2008, sa mère a reçu un coup de téléphone de son fils lui annonçant son retour à Paris.
Depuis, il a rencontré une femme, sans-papiers également, une petite fille vient de naître. Il dit : «Il va falloir travailler.» Dans des moments d’optimisme, il rêve d’être «coursier», mais il faudrait «passer le
permis». Ou encore, «électricien» comme son père.
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Sana, 27 ans, tunisienne «J’étais une terroriste»
Cela fait deux ans maintenant que Sana a gagné. Elle est revenue en France tout à fait légalement et sa carte de séjour de dix ans lui a été restituée. Son cauchemar est terminé. Pourtant, Sana est terrorisée.
Aucun membre de sa famille ne sait ce qui lui est arrivé. «Si ma mère apprend que j’ai été expulsée, elle tombe d’une crise cardiaque directe. Si elle est mise au courant, je me suicide. Vous vous rendez compte : j’ai été traitée comme une criminelle, renvoyée du jour au lendemain au bled !» En 2005, la jeune fille rencontre près de Tunis un Français par l’intermédiaire de ses cousines. L’homme lui promet une vie de cocagne, il est «le meilleur au monde». Ils se marient en Tunisie et s’installent quelques mois plus tard en France, dans la banlieue parisienne. Le chantage commence : «Si tu ne fais pas ce que je
veux, je vais à la préfecture annuler le mariage et je te fais renvoyer au pays.» La jeune femme est cloîtrée chez elle. «J’ai découvert un homme qui buvait beaucoup, se droguait aussi, et ne faisait rien de la journée. Je n’avais pas le droit de regarder par la fenêtre, pas le droit de porter des couleurs, pas le droit de faire autre chose que sa boniche. Il disait : "C’est grâce à moi que tu es en France, alors vas-y, allonge-toi, fais le ménage."» Avec le temps, son mari «casse tout, frappe, gueule, tabasse» de plus en plus fort. Sana est déçue. Elle s’imaginait qu’en France, les femmes étaient respectées. «Au contraire, je trouve que la loi est plus favorable aux femmes en Tunisie. Par exemple, chez nous, un homme n’a pas le droit de virer sa femme du domicile sous prétexte qu’ils divorcent. S’il ne paye pas la pension alimentaire, il va en prison.»
C’est quand Sana tente de chercher un emploi que l’homme passe à l’acte. Un matin, la préfecture l’appelle. «Madame on a besoin de vous voir. Vous avez demandé le divorce, on a quelques questions à vous poser. Il faut que vous veniez avec votre passeport, votre livret de famille et votre carte de séjour.» L’interlocutrice insiste : «Votre passeport, il est bien en cours de validité ?» Sana dit : «J’ai été
prise d’un doute. Il risquait de m’arriver quelque chose de terrible. Mais j’étais épuisée. Je suis restée à attendre mon tour.» Ensuite tout va très vite. Au rez-de-chaussée, elle est devant un policier très
aimable. «Puis on a pris l’ascenseur et ça a été comme dans un film d’horreur. Il a changé de visage.
C’est comme si on avait pris une personne et qu’on avait mis le diable à la place. J’étais une terroriste, j’étais une meurtrière en série, j’étais la pire chose.» Elle ajoute : «Jusqu’à maintenant, je n’arrive pas à
oublier ce que m’a dit ce policier après m’avoir emprisonnée : "Je suis content. C’est une très belle journée."» Sana reste deux jours en garde à vue avant d’être transférée dans un centre de rétention puis à l’aéroport. Papiers confisqués et confiés au pilote, puis à la police tunisienne. Pas de bagage. Sana se retrouve les mains vides à Tunis. Elle doit prendre le bus pour retourner au bled et expliquer… Expliquer
quoi ? Au bout de deux jours, elle craque : «De toute manière, rien qu’à me voir, on voyait que je n’étais pas partie sur un coup de tête rendre visite à la famille !» Elle omet le mot expulsion, dit juste que sa carte de dix ans lui a été retirée. «Pour mes parents, mes frères, je suis une princesse. Je suis la seule fille et la plus petite. Tous les matins, ma mère me servait mon petit déjeuner au lit. C’était évident que j’allais avoir une belle vie.»
A Paris, ses frères contactent un avocat qui démontre de nombreuses illégalités de la part de la préfecture. En 2005, la convention franco-tunisienne n’autorisait pas une administration à retirer un titre de séjour à une conjointe de Français. Si bien que c’est suite à un recours auprès du ministre de l’Immigration et de l’Identité française, à l’époque Brice Hortefeux, que ses papiers lui sont restitués.
Pour autant, les 10 000 euros que Sana a dû emprunter pour revenir en France, payer son visa, les divers avocats, le billet d’avion, ne lui sont évidemment pas restitués par la préfecture.
Elle rembourse sa famille et travaille comme nounou à Paris pour 1 100 euros par mois. «J’ai eu de la chance que mes employeurs ne m’aient pas virée quand j’ai été expulsée. Ils m’ont attendue.» Après que
le photographe a pris un cliché de ses mains, Sana casse ses ongles. On lui propose de photographier son manteau, elle dit : «Très bien. Je le jette à la poubelle après !»
Personne ne doit pouvoir la reconnaître, tout indice est de trop. Elle continue de vivre cachée, comme si elle était dans l’illégalité.
Hamet Cissako, 28 ans, Malien «C’est difficile de vivre»
Hamet dit qu’il a de la chance. Après avoir été exploité par une entreprise de nettoyage qui ne lui payait pas ses heures parce qu’il est sans-papiers, il en a trouvé une autre qui, non seulement est «très
honnête», mais qui lui a fait une promesse d’embauche qu’elle honorera quand il aura un permis de séjour. Il dit qu’il a de la chance, parce que lorsqu’il s’est fait expulser au Mali après neuf ans et neuf mois de vie à Paris, l’entreprise lui a gardé sa place. Chance encore : c’est une vieille dame, habitant
Expulsés Souffrir, revenir http://www.liberation.fr/societe/0109622897-expulses-souffrir-revenirdans l’immeuble qu’il nettoyait, qui a recommandé le jeune homme alors qu’il venait de perdre son
boulot pour avoir protesté contre les «magouilles». Il explique : «Elle n’était pas contente parce que ce n’était plus moi qui nettoyais. Les poubelles s’empilaient dans la cour.» Chance toujours : son nouveau
patron lui a trouvé un deux pièces à Paris pour un loyer de 710 euros, lorsqu’il est rentré du Mali.
Hamet : «J’habitais une chambre en banlieue en zone 5 de la carte Navigo. J’ai téléphoné à mon patron, je lui ai dit : pour les sorties de poubelles à 6 heures du matin, c’est trop difficile. Je dépends du RER. Et il m’a dit : "J’ai peut-être une solution."» Ainsi, depuis quelques mois, Hamet a plutôt fait l’expérience de la solidarité des Français. Il sourit tout le temps, on ne peut pas faire deux pas sans qu’il ne croise un
ami. Mais brusquement, son visage se durcit : il tend une lettre-type que lui a adressée la préfecture.
«Vous croyez que je vais avoir mes papiers ? Là, c’est un peu difficile de vivre en ce moment.»
Hamet vit à Paris depuis qu’il a 17 ans. Il a rejoint en France son père qui travaillait dans le bâtiment, avec des papiers, et sa mère qui élevait les enfants, sans-papiers. Il a grandi au pays, auprès de sa grand-mère. En France, il a vécu avec une fausse carte de séjour de dix ans, achetée à «quelqu’un» qui travaille à la préfecture et qui ne lui donnait pas le moindre droit. Fataliste, il dit : «J’ai été arrêté quand elle allait expirer.» Avant d’être expulsé, il commençait à 6 h 30 pour finir à 22 heures, et travaillait pour trois entreprises différentes. Il s’est fait arrêter place de la Nation juste après son travail. Vingt-quatre heures de garde à vue, puis une rétention au centre de Mesnil-Amelot pendant dix-sept jours. Hamet paye un avocat 1 000 euros, «de toute manière, on paye que ça marche ou pas». Puis, «on s’est bagarré, ils m’ont étranglé avec une clé anglaise, puis attaché et bâillonné. Et même dans l’avion, ils m’ont
attaché au siège.» Avant de décoller, les policiers lui servent de l’eau avec un comprimé. «Ils me disent : "Faut boire." Je dis : "Moi, je ne bois pas." Après, ils disent : "Un café ?" Je dis : "Pas de café." Je ne
voulais pas qu’ils mettent un médicament dedans, pour que je somnole.» Hamet débarque à Bamako, avec juste «la honte». Il dit : «Je ne voulais pas aller au bled. Je n’avais pas d’habits, pas d’argent à
donner, rien.» Son oncle l’appelle de Paris et le convainc d’aller rendre visite à sa mère et sa grand-mère. «La honte, ça passe. Mais ma grand-mère, elle va bientôt mourir et ce sera pour toujours.»
Les deux femmes pleurent quand elle le voit. «Comment leur expliquer pourquoi j’ai été expulsé ?» Mais même dans le malheur, Hamet réussit à forcer sa chance. Par le biais d’un ami d’ami de son oncle, il rencontre une femme dont il tombe amoureux. Ils se marient à Bamako, juste avant de retourner à Paris.
Hamet fait un geste de prestidigitateur pour expliquer son retour. Il fait le même geste pour décrire comment sa femme est venue, elle aussi. Il dit : «J’ai tenté et j’ai réussi.» Mystérieux : «Je ne suis pas revenu avec des faux papiers, mais pas avec des vrais non plus. Ce secret, c’est pour moi-même. Je ne le dirai jamais.» Et il éclate de rire. C’est tout juste s’il accepte de dire, que «l’affaire» l’a endetté de 15 000 euros. «C’est comme si j’étais magicien. Les frontières, elles n’existent pas. Si on veut venir, on vient.» Depuis, Aminata est née. Elle a 5 mois. Hamet dit qu’il a adopté les valeurs françaises, il lui donne le biberon, partage la cuisine et le ménage. Il rêve que sa fille puisse aller à l’école en France et bénéficier des deux cultures. L’accouchement a été facturé par la maternité publique 14 000 euros.
Hamet paye ses impôts. Avant de partir au Mali, il devait 900 euros au Trésor public. Absent, il a eu une pénalité de retard de 300 euros. Il a eu beau expliquer pourquoi il n’a pas pu régler à temps, l’employée
du Trésor public n’a rien voulu savoir : «Vous n’aviez qu’à revenir du Mali, pour payer.» D’une certaine manière, Hamet a obéi à cette représentante de l’Etat français.
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