La littérature, la musique, la peinture,...possèdent leur propre langage, qui permettent d'identifier, de singulariser, voire d'immortaliser le propos.L'art ne raconte pas, ne dit pas; il tente d'agrandir l'individu par ce qu'il interpelle, dans l'intellect, et le déséquilibre des sens, par une forme mouvante, mais spécifique au support choisi.
Dans le cinéma, des centaines de films sont proposés chaque année.Mais, même s'il ne faut pas dédaigner la part de plaisir, de détente bien légitime, combien de ces films passeront le cap du souvenir, auront déformé, informé notre regard ?
Quelques cinéastes résistent à cette marée nivelante, et continuent à respecter leur recherche, leur art, en nous proposant le meilleur d'eux-mêmes, de leur exigence.L'individu, même si parfois on peut en douter, est disponible pour le grand déséquilibre; les artistes du cinémé, notamment, continuent à croire dans le potentiel humain, et qu(ils en soient remerciés.
L'un d'eux, le Lithuanien Sarunas Bartas, n'en finit pas de me hanter, par le murmure de son image à vif, bousculant toutes les règles du cinéma, les dérèglant, les arrêtant sur grand écran.
Ses films , c'en est presque risible, tellement celà tourne au ridicule, sont quasiment invisibles. Ils sont projetés dans les plus grands festivals du monde, aux esthètes, ceux qui savent..
Donc, dans un festival local, j'ai été cloué au fauteuil par le seul film ayant été diffusé en province : " Freedom ". Et encore, c'est dû au militantisme de l'organisateur, et non aux responsables des circuits de distribution, que ce bonheur a été octroyé.Je termine sur ce cri de l'oeil: les films de Bartas sont projetés à Paris, dans une voire deux salles, dans un silence voire une clandestinité honteuse.
Freedom:
Bien sûr, la thématique nous séduit, mais c'est surtout le souffle de Bartas dans chaque image, chaque plan qui nous transperce, conduit à notre propre oubli. L'image est toute intensité, par les angles, le déplacement, travelling, ..tout cet aspect technique qui différencie un paysage filmé d'un parti pris de l'image, d'une transcription, d'une transfiguration artistiques.
Chaque plan, par sa nudité, est " chargé" et le montage, l'articulation en rythme, le contraste musical du calme , de la solitude, succédant au flot d'émotion, ou au brouhaha intériorisé, transporte le spectateur vers des rivages encore jamais foulés.
De puis que nous avons vu ce film, nous sommes passés de l'autre côté de l'image; à jamais, l'écran s'est déchiré. Je me souviens que lors de la projection, nous avons éprouvé quelques difficulté à quitter la salle ( l'avons-nous quittée, d'ailleurs?).Les rares spectatuers se sont lévés et ont applaudi ce chef-d'oeuvre.
Depuis, nous guettons les nouvelles sorties des lueurs à travers l'obscurité, hagards, comme des mendiants.
Deux hommes et une femme sont en fuite. Ils ne se connaissent pas mais, impliqués dans la même affaire, ils sont liés par leur condition de hors la loi. Le film débute dans un port de pêche où ils embarquent clandestinement.
Les couleurs cuivrées, l'atmosphère de délabrement paisible qui se dégage des bateaux et de l'architecture évoquent des régions pauvres d'Afrique du Nord. La caméra, presque immobile, ouvre un oeil à la fois contemplatif et inquiet. Elle scrute le paysage et nous invite à le sonder à notre tour.
Un large cadre de l'image dans lequel viennent s'intercaler quelques gros plans et l'absence de parole ouvrent notre attention à l'atmosphère du lieu, au bruit du vent, des vagues, des oiseaux. Ainsi passe au premier plan ce qui constitue dans une fiction conventionnelle le fond sur lequel l'action se détache. Fond sonore, espace global, aucune action ne se détache ici qui viendrait découper l'image en parcelles d'intérêts différents, concentrer le sens dans quelque endroit privilégié de focalisation et finalement, hiérarchiser l'espace filmé selon les besoins d'une narration. L'image est à prendre en bloc, Freedom met en scène un écho du monde, une rumeur échappée d'histoires que les mots sont impuissants à dire.
Sharunas Bartas trouve dans le renoncement à la parole une ascèse qui lui ouvre des horizons rarement explorés. Insensiblement le montage glisse vers une abstraction lyrique qui met la suite des plans en correspondance avec la plasticité souveraine du cinéma expérimental. Cette absence de parole intervient aussi dans la description des relations qu'entretiennent les trois personnages. Liés par leur fuite ils forment une étrange communauté privée des plus rudimentaires possibilités du langage. Une des répliques du film qui en comporte dix au plus est "Comment tu t'appelles", adressé par Dizzy (Valentinas Masalskis) à Fabia (Fatima Ennaflaoui) qui lui répond dans sa langue : "Je ne comprends pas ce que tu dis". Pour chacun d'eux le "prochain" (celui qui partage ma condition) est inaccessible bien que sa présence soit la seule possible et qu'elle soit nécessaire. Chacun est pour l'autre, comme la caméra, essentiellement un regard, témoin muet de son existence.
Pourchassés en mer par la police, Dizzy, Fabia et Rotamon échouent pour finir sur une côte désertique à l'ouest du Maroc et se perdent lentement dans les étendues illimitées de l'océan d'où ils viennent et du désert où ils entrent. L'échelle humaine à laquelle se tient la caméra de Sharunas Bartas tout au long du film rend ces espaces, les seuls ouverts à leur désir de liberté, vertigineux. Les personnages, armés pour s'y mouvoir seulement de leurs jambes, s'y retrouvent cloués. Sans repère pour s'orienter, leur marche est vaine. Elle devient mentale, une expérience pure et folle de la marche, privée de but à atteindre.
Ainsi le réalisateur montre-t-il à sa manière violente, sans concession, la liberté comme une expérience aux limites de la société, du sens, des mots. Freedom est un film exigeant dont l'étrangeté et le minimalisme sont, parce-qu'ils offrent l'expérience d'un cinéma radicalement différent, une école de tolérance pour le spectateur qui, s'il accepte de partir à l'aventure, en reviendra hanté d'images superbes et mystérieuses.
Freedom
Réalisé par Sharunas Bartas
Portugal, France, 1999
Durée 1h34
Avec Valentinas Masalskis, Axel Neumann, Fatima Ennaflaoui
Sortie salle France 13 décembre 2000.
Hélène Raymond
Ci-dessous, la présentation de Bartas par Léos Carax, encore un fameux traversé, son frère fulguré, dont nous parlerons peut-être ici.
Plaquette de présentation des films de Sarunas Bartas Trois Jours et Corridor.
De quoi sommes-nous la somme ?*
par Leos Carax
Le cinéma de Sarunas Bartas a toujours existé, depuis que le monde est monde. Mais nous, où étions-nous passés ?
Un jeune contemporain, dans son pays méconnu, embrasse de son regard les visages, les paysages, les constructions qui l'entourent, avec une attention et une ferveur qui sauvent de notre temps ce qui peut l'être encore.
La beauté des films de Sarunas est entière dans la façon qu'ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour.
Des jeunes gens silencieux... un port, de guerre ou de commerce... une place blanche, immense et presque déserte... une fille échouée là, absolu mystère... une cathédrale dévastée... le froid, du feu, des ruines... des coups de poing... une étreinte sans fin... les toits de la ville... des enfants seuls comme des hommes... une femme estropiée qui tourne autour de sa table... un couloir nu, des visages très proches... partout, la terrible fatigue des corps et des choses... et puis soudain, des musiques, des femmes et des hommes réunis, qui dansent et transpirent... le temps d'un soir...
Toutes ces images de "là-bas, à l'est", quelque part entre Sarajevo et Moscou, entre guerre et "paix", entre aujourd'hui et il y a des siècles, vieilles et jeunes comme le cinéma, Sarunas les enregistre avec la vigilance et la générosité sèche d'un poète pas bavard.
Résister. Au temps, à la faim, à l'ennui, aux ennemis, à l'isolement, à l'épuisement. Ce qui nous opprime est immense, mais "ce qui nous reste" est au moins aussi grand. Survivre, c'est la question. et la caméra de Sarunas y répond de la seule façon digne : elle ne témoigne pas de la misère, ne la rend ni plus présentable ni plus dégoûtante ; elle sait que la misère, c'est le tout de l'homme, de tout homme, sa condition. Et si les images qu'elle capte sont du'ne pareille splendeur, c'est ce savoir sensible qui les rend telles.
Découvrir les films de Sarunas, ici et aujourd'hui, c'est aussi redécouvrir cela : il n'y a pas de réalités lointaines.
Ces êtres qui se noient, lentement, sans tendre les bras vers personne, sans bruit, sans remous, au fond furieux du monde, ils ne nous voient pas. Trop tard déjà. Mais nous, grâce à Sarunas, nous les reconnaissons, ils sont nous.
----
Le monde est triste, accablant. Les hommes se sabotent, errent et crèvent.
Mais le monde est beau parce qu'il survit, parce qu'il dure.
Oui, le monde est beau même là où rien ne pousse, pourvu que quelques-uns continuent de l'habiter et d'y semer, avec l'audace des désenchantés.
Pourvu qu'un homme et sa caméra soient là, qui le combattent et l'aiment, au-delà du raisonnable.
* Titre d'un poème d'Abdulah Sidran.
Sarunas Bartas
par Leos Carax
Sarunas Bartas, né dans les années soixante est lituanien. Il habite la campagne, à quarante kilomètres de la capitale Vilnius, une ferme au bord d'un étang.
Sarunas imagine des films de 2 ou 3 millions de francs ; ses scénarios font deux pages.
"Corridor" a été tourné à Vilnius. C'est une vieille ville bâtie au coeur d'une forêt. Isolé dans cette forêt se trouve une sorte de petit châlet. Au rez-de-chaussée vivent la mère et le fils de Sarunas.
Lucas, le fils, a treize ans. Quand il en avait trois, alors qu'il s'endormait seul dans le noir de sa chambre, il a vu des plantes géantes sortir du plancher, et grimper furieusement vers le plafond. Il a hurlé. Depuis il a peur de s'endormir seul.
Son père, lui, ne craint pas la nuit. Il l'habite naturellement ; il connaît la ronde des choses. Quand la lumière du dehors se met à baisser, il allume une bougie, prépare le café, et veille. C'est sans doute alors que la fatigue et le silence lui donnent la force de concevoir un nouveau travail.
Au premier étage du châlet, Sarunas et ses assistants ont installé un petit studio de cinéma, où ils travaillent, et dorment parfois. D'autres cinéastes de la région viennent en profiter. Au moment de la faillite des studios en Russie, avant l'effondrement soviétique, Sarunas avait racheté des caméras Arri-B1 pour 150 dollars pièce et une table de montage pour 50 dollars. En quelques années, lui et ses assistants ont construit sous le toit du châlet une cabine de projection 35mm, un coin pour le montage, un autre pour la post-synchronisation.
Voilà quelques mots concrets que je peux dire sur Sarunas Bartas.
Tant qu'il y aura quelque part sur terre un châlet comme celui-là, dans une forêt, avec un garçon comme Sarunas pour y travailler et y inventer, je serai tout à fait optimiste quant au cinéma.
(extrait de la présentation des flms de Sarunas Bartas au festival de Tours 1995.)
Katerina Golubeva
par Leos Carax
Dans le cinéma, des centaines de films sont proposés chaque année.Mais, même s'il ne faut pas dédaigner la part de plaisir, de détente bien légitime, combien de ces films passeront le cap du souvenir, auront déformé, informé notre regard ?
Quelques cinéastes résistent à cette marée nivelante, et continuent à respecter leur recherche, leur art, en nous proposant le meilleur d'eux-mêmes, de leur exigence.L'individu, même si parfois on peut en douter, est disponible pour le grand déséquilibre; les artistes du cinémé, notamment, continuent à croire dans le potentiel humain, et qu(ils en soient remerciés.
L'un d'eux, le Lithuanien Sarunas Bartas, n'en finit pas de me hanter, par le murmure de son image à vif, bousculant toutes les règles du cinéma, les dérèglant, les arrêtant sur grand écran.
Ses films , c'en est presque risible, tellement celà tourne au ridicule, sont quasiment invisibles. Ils sont projetés dans les plus grands festivals du monde, aux esthètes, ceux qui savent..
Donc, dans un festival local, j'ai été cloué au fauteuil par le seul film ayant été diffusé en province : " Freedom ". Et encore, c'est dû au militantisme de l'organisateur, et non aux responsables des circuits de distribution, que ce bonheur a été octroyé.Je termine sur ce cri de l'oeil: les films de Bartas sont projetés à Paris, dans une voire deux salles, dans un silence voire une clandestinité honteuse.
Freedom:
Bien sûr, la thématique nous séduit, mais c'est surtout le souffle de Bartas dans chaque image, chaque plan qui nous transperce, conduit à notre propre oubli. L'image est toute intensité, par les angles, le déplacement, travelling, ..tout cet aspect technique qui différencie un paysage filmé d'un parti pris de l'image, d'une transcription, d'une transfiguration artistiques.
Chaque plan, par sa nudité, est " chargé" et le montage, l'articulation en rythme, le contraste musical du calme , de la solitude, succédant au flot d'émotion, ou au brouhaha intériorisé, transporte le spectateur vers des rivages encore jamais foulés.
De puis que nous avons vu ce film, nous sommes passés de l'autre côté de l'image; à jamais, l'écran s'est déchiré. Je me souviens que lors de la projection, nous avons éprouvé quelques difficulté à quitter la salle ( l'avons-nous quittée, d'ailleurs?).Les rares spectatuers se sont lévés et ont applaudi ce chef-d'oeuvre.
Depuis, nous guettons les nouvelles sorties des lueurs à travers l'obscurité, hagards, comme des mendiants.
Deux hommes et une femme sont en fuite. Ils ne se connaissent pas mais, impliqués dans la même affaire, ils sont liés par leur condition de hors la loi. Le film débute dans un port de pêche où ils embarquent clandestinement.
Les couleurs cuivrées, l'atmosphère de délabrement paisible qui se dégage des bateaux et de l'architecture évoquent des régions pauvres d'Afrique du Nord. La caméra, presque immobile, ouvre un oeil à la fois contemplatif et inquiet. Elle scrute le paysage et nous invite à le sonder à notre tour.
Un large cadre de l'image dans lequel viennent s'intercaler quelques gros plans et l'absence de parole ouvrent notre attention à l'atmosphère du lieu, au bruit du vent, des vagues, des oiseaux. Ainsi passe au premier plan ce qui constitue dans une fiction conventionnelle le fond sur lequel l'action se détache. Fond sonore, espace global, aucune action ne se détache ici qui viendrait découper l'image en parcelles d'intérêts différents, concentrer le sens dans quelque endroit privilégié de focalisation et finalement, hiérarchiser l'espace filmé selon les besoins d'une narration. L'image est à prendre en bloc, Freedom met en scène un écho du monde, une rumeur échappée d'histoires que les mots sont impuissants à dire.
Sharunas Bartas trouve dans le renoncement à la parole une ascèse qui lui ouvre des horizons rarement explorés. Insensiblement le montage glisse vers une abstraction lyrique qui met la suite des plans en correspondance avec la plasticité souveraine du cinéma expérimental. Cette absence de parole intervient aussi dans la description des relations qu'entretiennent les trois personnages. Liés par leur fuite ils forment une étrange communauté privée des plus rudimentaires possibilités du langage. Une des répliques du film qui en comporte dix au plus est "Comment tu t'appelles", adressé par Dizzy (Valentinas Masalskis) à Fabia (Fatima Ennaflaoui) qui lui répond dans sa langue : "Je ne comprends pas ce que tu dis". Pour chacun d'eux le "prochain" (celui qui partage ma condition) est inaccessible bien que sa présence soit la seule possible et qu'elle soit nécessaire. Chacun est pour l'autre, comme la caméra, essentiellement un regard, témoin muet de son existence.
Pourchassés en mer par la police, Dizzy, Fabia et Rotamon échouent pour finir sur une côte désertique à l'ouest du Maroc et se perdent lentement dans les étendues illimitées de l'océan d'où ils viennent et du désert où ils entrent. L'échelle humaine à laquelle se tient la caméra de Sharunas Bartas tout au long du film rend ces espaces, les seuls ouverts à leur désir de liberté, vertigineux. Les personnages, armés pour s'y mouvoir seulement de leurs jambes, s'y retrouvent cloués. Sans repère pour s'orienter, leur marche est vaine. Elle devient mentale, une expérience pure et folle de la marche, privée de but à atteindre.
Ainsi le réalisateur montre-t-il à sa manière violente, sans concession, la liberté comme une expérience aux limites de la société, du sens, des mots. Freedom est un film exigeant dont l'étrangeté et le minimalisme sont, parce-qu'ils offrent l'expérience d'un cinéma radicalement différent, une école de tolérance pour le spectateur qui, s'il accepte de partir à l'aventure, en reviendra hanté d'images superbes et mystérieuses.
Freedom
Réalisé par Sharunas Bartas
Portugal, France, 1999
Durée 1h34
Avec Valentinas Masalskis, Axel Neumann, Fatima Ennaflaoui
Sortie salle France 13 décembre 2000.
Hélène Raymond
Ci-dessous, la présentation de Bartas par Léos Carax, encore un fameux traversé, son frère fulguré, dont nous parlerons peut-être ici.
Plaquette de présentation des films de Sarunas Bartas Trois Jours et Corridor.
De quoi sommes-nous la somme ?*
par Leos Carax
Le cinéma de Sarunas Bartas a toujours existé, depuis que le monde est monde. Mais nous, où étions-nous passés ?
Un jeune contemporain, dans son pays méconnu, embrasse de son regard les visages, les paysages, les constructions qui l'entourent, avec une attention et une ferveur qui sauvent de notre temps ce qui peut l'être encore.
La beauté des films de Sarunas est entière dans la façon qu'ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour.
Des jeunes gens silencieux... un port, de guerre ou de commerce... une place blanche, immense et presque déserte... une fille échouée là, absolu mystère... une cathédrale dévastée... le froid, du feu, des ruines... des coups de poing... une étreinte sans fin... les toits de la ville... des enfants seuls comme des hommes... une femme estropiée qui tourne autour de sa table... un couloir nu, des visages très proches... partout, la terrible fatigue des corps et des choses... et puis soudain, des musiques, des femmes et des hommes réunis, qui dansent et transpirent... le temps d'un soir...
Toutes ces images de "là-bas, à l'est", quelque part entre Sarajevo et Moscou, entre guerre et "paix", entre aujourd'hui et il y a des siècles, vieilles et jeunes comme le cinéma, Sarunas les enregistre avec la vigilance et la générosité sèche d'un poète pas bavard.
Résister. Au temps, à la faim, à l'ennui, aux ennemis, à l'isolement, à l'épuisement. Ce qui nous opprime est immense, mais "ce qui nous reste" est au moins aussi grand. Survivre, c'est la question. et la caméra de Sarunas y répond de la seule façon digne : elle ne témoigne pas de la misère, ne la rend ni plus présentable ni plus dégoûtante ; elle sait que la misère, c'est le tout de l'homme, de tout homme, sa condition. Et si les images qu'elle capte sont du'ne pareille splendeur, c'est ce savoir sensible qui les rend telles.
Découvrir les films de Sarunas, ici et aujourd'hui, c'est aussi redécouvrir cela : il n'y a pas de réalités lointaines.
Ces êtres qui se noient, lentement, sans tendre les bras vers personne, sans bruit, sans remous, au fond furieux du monde, ils ne nous voient pas. Trop tard déjà. Mais nous, grâce à Sarunas, nous les reconnaissons, ils sont nous.
----
Le monde est triste, accablant. Les hommes se sabotent, errent et crèvent.
Mais le monde est beau parce qu'il survit, parce qu'il dure.
Oui, le monde est beau même là où rien ne pousse, pourvu que quelques-uns continuent de l'habiter et d'y semer, avec l'audace des désenchantés.
Pourvu qu'un homme et sa caméra soient là, qui le combattent et l'aiment, au-delà du raisonnable.
* Titre d'un poème d'Abdulah Sidran.
Sarunas Bartas
par Leos Carax
Sarunas Bartas, né dans les années soixante est lituanien. Il habite la campagne, à quarante kilomètres de la capitale Vilnius, une ferme au bord d'un étang.
Sarunas imagine des films de 2 ou 3 millions de francs ; ses scénarios font deux pages.
"Corridor" a été tourné à Vilnius. C'est une vieille ville bâtie au coeur d'une forêt. Isolé dans cette forêt se trouve une sorte de petit châlet. Au rez-de-chaussée vivent la mère et le fils de Sarunas.
Lucas, le fils, a treize ans. Quand il en avait trois, alors qu'il s'endormait seul dans le noir de sa chambre, il a vu des plantes géantes sortir du plancher, et grimper furieusement vers le plafond. Il a hurlé. Depuis il a peur de s'endormir seul.
Son père, lui, ne craint pas la nuit. Il l'habite naturellement ; il connaît la ronde des choses. Quand la lumière du dehors se met à baisser, il allume une bougie, prépare le café, et veille. C'est sans doute alors que la fatigue et le silence lui donnent la force de concevoir un nouveau travail.
Au premier étage du châlet, Sarunas et ses assistants ont installé un petit studio de cinéma, où ils travaillent, et dorment parfois. D'autres cinéastes de la région viennent en profiter. Au moment de la faillite des studios en Russie, avant l'effondrement soviétique, Sarunas avait racheté des caméras Arri-B1 pour 150 dollars pièce et une table de montage pour 50 dollars. En quelques années, lui et ses assistants ont construit sous le toit du châlet une cabine de projection 35mm, un coin pour le montage, un autre pour la post-synchronisation.
Voilà quelques mots concrets que je peux dire sur Sarunas Bartas.
Tant qu'il y aura quelque part sur terre un châlet comme celui-là, dans une forêt, avec un garçon comme Sarunas pour y travailler et y inventer, je serai tout à fait optimiste quant au cinéma.
(extrait de la présentation des flms de Sarunas Bartas au festival de Tours 1995.)
Katerina Golubeva
par Leos Carax