Je sentis l'initiation faire son chemin, à la façon dont mon corps commença à se détacher, sous l'effet d'une trouée, d'une brûlure chirurgicale. Les sens étaient non seulement découpés, démêlés, mais renvoyés à leur origine, brute.
Le scalpel de John Cassavetes s'était introduit par la projection de " Meurtre d'un bookmaker Chinois " où toutes les exigences de John se concentraient.
Tout d'abord, cette intensité dans la pellicule, avec des trouées sur l'écran, interpellant le spectateur, l'invitant à construire en partie son langage, le considérant comme adulte: ne plus le " considérer" comme uniquement capable de boire les images à la cuiller, à la becquée.
Et descendre dans le ventre de la société américaine, contemporaine, avec sa violence permanente entre les êtres, ne négligeant pas sa part de solitude.
Ce vertige désintégrateur ne fit que s'accentuer à l'appel de ses autres oeuvres: " Shadows " film traitant du racisme quotidien sans aucune concession, avec ses glissements de vernis hypocrites, ses civilités de surface couvrant la haine, le mépris. Puis, dans le tourbillon du désordre, " Faces " propulsé dans les tensions d'un couple, ses incompréhensions, ses appels d'air, d'amour au milieu des rigides, des statues, des postures.
Le cinéma de l'exigence fut encore exhibé dans une de ses sculptures les plus abouties de l'incompréhension, de cette soif de communication, de sentiments qui fleure par tous les pores des extrasensoriels, dans " Une femme sous influence ".Parler de chef-d'oeuvre est éculé devant un style si décapé, au net du sang qui bat, du coeur qui parle, dans une société chloroformisante.
Les anecdotes sur la passion de John pour le cinéma sont édifiantes, comme celle qui unit ce génie à son épouse et principale interprète.
A son arrivée à Hollywood, les représentants des majors, compagnies,..lui demandèrent quelles étaient ses projets.John voulut être franc et leur répondit qu'il voulait concevoir un cinéma sans moyens particuliers, sans budget faramineux. Il lui fut donc octroyé un studio dérisoire, minuscule et on lui demanda de garer son véhicule sur un parking situé à plus de 500 mètres de ce studio.
Quelques temps après, lui fut réitéré cette demande, et là, John exprima le désir d'un cinéma somptueux, demandant beaucoup d'engagements financiers, avec une diffusion planétaire,..On lui mit à disposition, cette fois, des locaux beaucoup plus conséquents,..Hollywood, planète de l'artifice!
Autre anecdote sur la rencontre entre John et Gena Rowlands, son épouse, qui vécut la disparition de son mentor comme un véritable cataclysme: " Quand je le vis pour la 1° fois, je fus sidéré par sa beauté, et la flamme de son visage, celle d'un être visité, décapant.Je savais que mon destin serait de vivre, de brûler avec cet homme exceptionnel ". Elle ne croyait pas si bien dire: tellement, l'élaboration des films de John ne ressembla à rien de ce qui fut, ne sera. D'abord, le gang des frères: Ben Gazzara, Peter Falk, Gena Rowlands,.. une fratrie de sang commun, collés entre eux par la sensation de vivre des moments inouïs dans l'histoire du cinéma, qu'il ne fallait rater sous aucun prétexte, même si cette comète qui les mangeait les obligeait à vivre de façon dérisoire, sans cachet, mais uniquement sous élixir de la beauté.
Quelques mots encore sur les thèmes explorés et remontés à la surface des peaux: dans " Opening the night " , Cassavetes fait porter à Gena une problématique de sens, de déchirure. Comment se conjuguer en équilibre dans la nécessaire distribution , participation des affres de l'humanité, d'une part, et sauver ses os, d'autres part ? Se plonger dans la carrière artistique ( théâtre, par exemple ), contribue-t-il à se sauver, au sens premier comme au figuré ?
" Love stream " personnifie la passion sans borne entre John et Gena, fait battre l'écran comme un pouls; ce film respire, déborde par toutes les branchies , au-delà des conventions sociales. Un testament , un coeur filmé.
John Cassavetes naît à New York dans une famille d'origine grecque - son père originaire du Pirée, immigre aux États-Unis à l'âge de onze ans. Il passe une enfance heureuse dans la convivialité et fréquente dans sa jeunesse les salles obscures en compagnie de son frère. Peu intéressé par les études supérieures, poussé par ses camarades il s'inscrit à des études d'art dramatique à l'American Academy of Dramatic Arts au début des années 1950[1]. L'école prestigieuse est alors très imprégnée des méthodes en vogue de l'Actors Studio. Le jeu d'acteur de Cassavetes ainsi que plus tard sa direction sont influencés par les enseignements de Lee Strasberg, notamment la culture d'une relation étroite entre le comédien et son personnage. Ses études terminées, il part deux ans en tournée et travaille un temps sur Broadway. Il rencontre à la sortie d'une représentation une jeune comédienne, Gena Rowlands, qu'il épouse en 1954. Le couple aura trois enfants - Nick, Alexandra et Zoe - tout trois poursuivront une carrière cinématographique.
L'acteur abandonne assez vite les planches pour le petit écran. Ses premières apparitions sont essentiellement des seconds rôles dans des séries. Il participe à des drames télévisés parmi lesquels les émissions populaires The Philco television Playhouse, The Goodyear Television Playhouse ainsi que Kraft Television Theatre qui sont des retransmissions (parfois, en direct) de pièces de théâtre. À cette époque, la télévision américaine est déjà un média de masse. Les chaînes entreprennent de monter des programmes auto produits qui pourraient leur permettre de se hisser au niveau du théâtre et du cinéma, et d'acquérir ainsi leurs lettres de noblesse. Ces émissions ont contribué à ce qui a été appelé « The Golden Age of Television » (l'Âge d'or de la télévision) aux États-Unis et qui sont vues par certains comme des programmes d'anthologie dans l'histoire audiovisuelle américaine[2]. Plusieurs comédiens qui sont ensuite devenus célèbres, tels Eli Wallach, Grace Kelly ou encore James Dean, y ont également fait leurs premières armes. Ces productions exigeantes sur le plan professionnel marquent le début de carrière de John Cassavetes. Le travail qu'il y accomplit participe à la maturation de son jeu d'acteur. Sa collaboration avec la télévision, les liens qu'il y tisse sont plus profonds et constants que dans le théâtre auquel il ne revient que dans les années 1980.
Repéré lors de l'une de ses prestations télévisées, John Cassavetes décroche en 1956 un premier rôle au cinéma dans Face au crime (Crime in the streets) de Don Siegel puis dans L'Homme qui tua la peur (Edge of the city) de Martin Ritt aux côtés de Sidney Poitier. C'est à cette occasion qu'il se familiarise avec la mise en scène cinématographique. Les deux films lui valent aussi une certaine notoriété qui lui permettra par la suite d'obtenir des engagements qui le sortiront bien souvent de ses déboires financiers. La même année, avec un ami, Bert Lane, il monte à New York un atelier d'enseignement théâtral : le Variety Arts Studio. Les cours s'adressent initialement à des semi-professionnels, puis s'ouvrent largement au tout venant[3]. On y privilégie l'improvisation, le travail de groupe ; l'ambiance y est studieuse. Bientôt John Cassavetes éprouve le besoin de pousser davantage son expérience artistique[4] ; fort de son expérience cinématographique en tant que comédien et fort du travail accompli dans son enseignement, il décide de passer à la réalisation : il délaisse la direction de l'atelier théâtral pour se consacrer au tournage de Shadows.
L'expérience Shadows
Contexte, tournage du film
Times Square à New York, décor de la scène finale de Shadows. Pour le réalisateur qui y est né, la métropole et ses rues constituent une ambiance à part entière du film. Il y reviendra tourner Opening Night et Gloria.
John Cassavetes démarre sa carrière de cinéaste en 1958 par un coup de maître. Shadows procure au réalisateur une renommée internationale, surtout en Europe. Shadows, et plus tard Connection de Shirley Clarke, font partie de cette époque où quelques œuvres à petit budget, tournées en décors naturels, avec des comédiens inconnus, apparaissent soudainement pour s’inscrire en marge d’un cinéma américain saturé de lourdes et très ambitieuses productions. Cette nouvelle vague new-yorkaise provoque un appel d’air dans le cinéma national. On évoque alors l’émergence d’une « nouvelle école de New York » ou d’un « cinéma vérité »[5].
Le film naît dans la spontanéité et l'improvisation. Un soir de 1958, John Cassavetes est invité à une émission de radio et lance une campagne de fonds pour financer un film dont l'idée lui est venue d'une séance d'improvisation qui s'est déroulée l'après-midi même dans son école de théâtre[6]. L’histoire de Shadows est celle d’un petit groupe de jeunes noirs et métis confrontés à la discrimination raciale. Les personnages cherchent à échapper au clivage social imposé par leur couleur de peau. Au départ, le réalisateur n'a en tête qu'une vague intrigue. Il travaille deux semaines avec ses comédiens à élaborer des personnages et ce faisant une histoire qui se construira au fil du tournage qui dure quatre mois. L'impulsion de départ devient un état d'esprit, la spontanéité est la ligne directrice du film. Les comédiens improvisent[7], tout comme le jazzman Charlie Mingus qui signe la bande originale[8]. Cassavetes estime que les acteurs au cinéma sont bridés par les marques au sol qui permettent de veiller à ce qu'ils se situent bien dans le cadre et soient convenablement éclairés. Pour rendre le jeu des comédiens encore plus libre, il supprime les marques et impose à la caméra qu'elle les suive dans leurs mouvements[9]. Le metteur en scène n'hésite pas non plus à intégrer à l'équipe technique des personnes qui n'ont pas la moindre expérience cinématographique. Al Ruban, qui par la suite sera chef opérateur de plusieurs de ses films, n'a, à cette époque, aucun métier[10]. Seymour Cassel, futur interprète en titre de plusieurs films de Cassavetes, sert d'homme à tout faire, s'empare du cadre et sera bombardé distributeur. John Cassavetes compte avant tout sur l'émulation et l'engagement de chacun dans le travail créatif[11].
Travail collectif, comédiens libres de leur mouvement, dialogues élaborés à partir d'improvisations, Shadows contient d'ores et déjà les traits caractéristiques du style de Cassavetes. Ce premier film pose aussi les bases des futurs scénarios de l'auteur. Les personnages sont des hommes ou femmes issus de la classe moyenne américaine qui mènent une vie ordinaire – et, de fait, le racisme ordinaire dénoncé par le film ne dit pas son nom. Autre élément récurrent dans l'œuvre du cinéaste, il s’agit d’une chronique sans dénouement. On suit les personnages le temps d’un épisode de leur vie et on les quitte sans chute dramatique, sans retournement de situation, sans conclusion[12] : Ben, l’un des trois héros du film, disparaît simplement dans les rues de New York, le menton enfoncé dans son blouson. Une fin qui tranche avec les épilogues traditionnels du cinéma américain.
Accueil du film
Shadows mettra du temps à trouver son public. C'est qu'avant d'être un film, il s'agit surtout d'un travail expérimental pour le réalisateur ; aucune distribution commerciale n'est envisagée. Le film est tout de même projeté à la fin de l'année 1958 au cinéma Le Paris, à New York. En dépit d'une représentation désastreuse aux dires du cinéaste, l'évènement est relayé par la revue new-yorkaise Film Culture dirigée par Jonas Mekas, critique et réalisateur indépendant qui s'enthousiasme pour le film. Cependant, John Cassavetes n'est pas satisfait de son œuvre. Il décide de reprendre le montage et s'accorde dix jours de tournages supplémentaires. Il ajoute des séquences et remanie l'histoire. La nouvelle version de Shadows qui demeure à ce jour la seule visible — la première étant interdite par Gena Rowlands, héritière de son époux[13] — contribue à endetter encore davantage le jeune cinéaste qui attend son premier enfant — Nick Cassavetes qui deviendra lui-même réalisateur. Il accepte donc de jouer le rôle d'un détective privé dans une série télévisée : Johnny Staccato. Cette production tournée dans la pure tradition du film noir obtient à son corps défendant, une certaine popularité[14]. Il réalisera d'ailleurs lui-même cinq épisodes et contribuera à l'écriture de plusieurs des scénarios.
Pour autant, Shadows poursuit son parcours. Grâce à Seymour Cassel, envoyé en mission en Europe pour vendre le film, il est d'abord projeté au National Film Theater de Londres, puis à la Cinémathèque française, et remporte le prix de la critique Pasinetti au Festival de Venise en 1960. Il trouve finalement un distributeur britannique, la Lion International Films (également distributeur du Troisième Homme de Carol Reed), qui va lui permettre d'être exploité internationalement.
La renommée grandissante du jeune réalisateur intéresse Hollywood et les majors du cinéma américain qui l'embauchent pour réaliser un nouveau film. Il quitte New York pour Los Angeles — plus précisément pour Beverly Hills où il s'installe avec sa famille. Il réalisera pour les studios deux longs métrages : Too Late Blues (traduit en français par La Ballade des sans-espoirs, 1961), et Un enfant attend (A Child Is Waiting, 1963).
Shadows
Le scalpel de John Cassavetes s'était introduit par la projection de " Meurtre d'un bookmaker Chinois " où toutes les exigences de John se concentraient.
Tout d'abord, cette intensité dans la pellicule, avec des trouées sur l'écran, interpellant le spectateur, l'invitant à construire en partie son langage, le considérant comme adulte: ne plus le " considérer" comme uniquement capable de boire les images à la cuiller, à la becquée.
Et descendre dans le ventre de la société américaine, contemporaine, avec sa violence permanente entre les êtres, ne négligeant pas sa part de solitude.
Ce vertige désintégrateur ne fit que s'accentuer à l'appel de ses autres oeuvres: " Shadows " film traitant du racisme quotidien sans aucune concession, avec ses glissements de vernis hypocrites, ses civilités de surface couvrant la haine, le mépris. Puis, dans le tourbillon du désordre, " Faces " propulsé dans les tensions d'un couple, ses incompréhensions, ses appels d'air, d'amour au milieu des rigides, des statues, des postures.
Le cinéma de l'exigence fut encore exhibé dans une de ses sculptures les plus abouties de l'incompréhension, de cette soif de communication, de sentiments qui fleure par tous les pores des extrasensoriels, dans " Une femme sous influence ".Parler de chef-d'oeuvre est éculé devant un style si décapé, au net du sang qui bat, du coeur qui parle, dans une société chloroformisante.
Les anecdotes sur la passion de John pour le cinéma sont édifiantes, comme celle qui unit ce génie à son épouse et principale interprète.
A son arrivée à Hollywood, les représentants des majors, compagnies,..lui demandèrent quelles étaient ses projets.John voulut être franc et leur répondit qu'il voulait concevoir un cinéma sans moyens particuliers, sans budget faramineux. Il lui fut donc octroyé un studio dérisoire, minuscule et on lui demanda de garer son véhicule sur un parking situé à plus de 500 mètres de ce studio.
Quelques temps après, lui fut réitéré cette demande, et là, John exprima le désir d'un cinéma somptueux, demandant beaucoup d'engagements financiers, avec une diffusion planétaire,..On lui mit à disposition, cette fois, des locaux beaucoup plus conséquents,..Hollywood, planète de l'artifice!
Autre anecdote sur la rencontre entre John et Gena Rowlands, son épouse, qui vécut la disparition de son mentor comme un véritable cataclysme: " Quand je le vis pour la 1° fois, je fus sidéré par sa beauté, et la flamme de son visage, celle d'un être visité, décapant.Je savais que mon destin serait de vivre, de brûler avec cet homme exceptionnel ". Elle ne croyait pas si bien dire: tellement, l'élaboration des films de John ne ressembla à rien de ce qui fut, ne sera. D'abord, le gang des frères: Ben Gazzara, Peter Falk, Gena Rowlands,.. une fratrie de sang commun, collés entre eux par la sensation de vivre des moments inouïs dans l'histoire du cinéma, qu'il ne fallait rater sous aucun prétexte, même si cette comète qui les mangeait les obligeait à vivre de façon dérisoire, sans cachet, mais uniquement sous élixir de la beauté.
Quelques mots encore sur les thèmes explorés et remontés à la surface des peaux: dans " Opening the night " , Cassavetes fait porter à Gena une problématique de sens, de déchirure. Comment se conjuguer en équilibre dans la nécessaire distribution , participation des affres de l'humanité, d'une part, et sauver ses os, d'autres part ? Se plonger dans la carrière artistique ( théâtre, par exemple ), contribue-t-il à se sauver, au sens premier comme au figuré ?
" Love stream " personnifie la passion sans borne entre John et Gena, fait battre l'écran comme un pouls; ce film respire, déborde par toutes les branchies , au-delà des conventions sociales. Un testament , un coeur filmé.
John Cassavetes naît à New York dans une famille d'origine grecque - son père originaire du Pirée, immigre aux États-Unis à l'âge de onze ans. Il passe une enfance heureuse dans la convivialité et fréquente dans sa jeunesse les salles obscures en compagnie de son frère. Peu intéressé par les études supérieures, poussé par ses camarades il s'inscrit à des études d'art dramatique à l'American Academy of Dramatic Arts au début des années 1950[1]. L'école prestigieuse est alors très imprégnée des méthodes en vogue de l'Actors Studio. Le jeu d'acteur de Cassavetes ainsi que plus tard sa direction sont influencés par les enseignements de Lee Strasberg, notamment la culture d'une relation étroite entre le comédien et son personnage. Ses études terminées, il part deux ans en tournée et travaille un temps sur Broadway. Il rencontre à la sortie d'une représentation une jeune comédienne, Gena Rowlands, qu'il épouse en 1954. Le couple aura trois enfants - Nick, Alexandra et Zoe - tout trois poursuivront une carrière cinématographique.
L'acteur abandonne assez vite les planches pour le petit écran. Ses premières apparitions sont essentiellement des seconds rôles dans des séries. Il participe à des drames télévisés parmi lesquels les émissions populaires The Philco television Playhouse, The Goodyear Television Playhouse ainsi que Kraft Television Theatre qui sont des retransmissions (parfois, en direct) de pièces de théâtre. À cette époque, la télévision américaine est déjà un média de masse. Les chaînes entreprennent de monter des programmes auto produits qui pourraient leur permettre de se hisser au niveau du théâtre et du cinéma, et d'acquérir ainsi leurs lettres de noblesse. Ces émissions ont contribué à ce qui a été appelé « The Golden Age of Television » (l'Âge d'or de la télévision) aux États-Unis et qui sont vues par certains comme des programmes d'anthologie dans l'histoire audiovisuelle américaine[2]. Plusieurs comédiens qui sont ensuite devenus célèbres, tels Eli Wallach, Grace Kelly ou encore James Dean, y ont également fait leurs premières armes. Ces productions exigeantes sur le plan professionnel marquent le début de carrière de John Cassavetes. Le travail qu'il y accomplit participe à la maturation de son jeu d'acteur. Sa collaboration avec la télévision, les liens qu'il y tisse sont plus profonds et constants que dans le théâtre auquel il ne revient que dans les années 1980.
Repéré lors de l'une de ses prestations télévisées, John Cassavetes décroche en 1956 un premier rôle au cinéma dans Face au crime (Crime in the streets) de Don Siegel puis dans L'Homme qui tua la peur (Edge of the city) de Martin Ritt aux côtés de Sidney Poitier. C'est à cette occasion qu'il se familiarise avec la mise en scène cinématographique. Les deux films lui valent aussi une certaine notoriété qui lui permettra par la suite d'obtenir des engagements qui le sortiront bien souvent de ses déboires financiers. La même année, avec un ami, Bert Lane, il monte à New York un atelier d'enseignement théâtral : le Variety Arts Studio. Les cours s'adressent initialement à des semi-professionnels, puis s'ouvrent largement au tout venant[3]. On y privilégie l'improvisation, le travail de groupe ; l'ambiance y est studieuse. Bientôt John Cassavetes éprouve le besoin de pousser davantage son expérience artistique[4] ; fort de son expérience cinématographique en tant que comédien et fort du travail accompli dans son enseignement, il décide de passer à la réalisation : il délaisse la direction de l'atelier théâtral pour se consacrer au tournage de Shadows.
L'expérience Shadows
Contexte, tournage du film
Times Square à New York, décor de la scène finale de Shadows. Pour le réalisateur qui y est né, la métropole et ses rues constituent une ambiance à part entière du film. Il y reviendra tourner Opening Night et Gloria.
John Cassavetes démarre sa carrière de cinéaste en 1958 par un coup de maître. Shadows procure au réalisateur une renommée internationale, surtout en Europe. Shadows, et plus tard Connection de Shirley Clarke, font partie de cette époque où quelques œuvres à petit budget, tournées en décors naturels, avec des comédiens inconnus, apparaissent soudainement pour s’inscrire en marge d’un cinéma américain saturé de lourdes et très ambitieuses productions. Cette nouvelle vague new-yorkaise provoque un appel d’air dans le cinéma national. On évoque alors l’émergence d’une « nouvelle école de New York » ou d’un « cinéma vérité »[5].
Le film naît dans la spontanéité et l'improvisation. Un soir de 1958, John Cassavetes est invité à une émission de radio et lance une campagne de fonds pour financer un film dont l'idée lui est venue d'une séance d'improvisation qui s'est déroulée l'après-midi même dans son école de théâtre[6]. L’histoire de Shadows est celle d’un petit groupe de jeunes noirs et métis confrontés à la discrimination raciale. Les personnages cherchent à échapper au clivage social imposé par leur couleur de peau. Au départ, le réalisateur n'a en tête qu'une vague intrigue. Il travaille deux semaines avec ses comédiens à élaborer des personnages et ce faisant une histoire qui se construira au fil du tournage qui dure quatre mois. L'impulsion de départ devient un état d'esprit, la spontanéité est la ligne directrice du film. Les comédiens improvisent[7], tout comme le jazzman Charlie Mingus qui signe la bande originale[8]. Cassavetes estime que les acteurs au cinéma sont bridés par les marques au sol qui permettent de veiller à ce qu'ils se situent bien dans le cadre et soient convenablement éclairés. Pour rendre le jeu des comédiens encore plus libre, il supprime les marques et impose à la caméra qu'elle les suive dans leurs mouvements[9]. Le metteur en scène n'hésite pas non plus à intégrer à l'équipe technique des personnes qui n'ont pas la moindre expérience cinématographique. Al Ruban, qui par la suite sera chef opérateur de plusieurs de ses films, n'a, à cette époque, aucun métier[10]. Seymour Cassel, futur interprète en titre de plusieurs films de Cassavetes, sert d'homme à tout faire, s'empare du cadre et sera bombardé distributeur. John Cassavetes compte avant tout sur l'émulation et l'engagement de chacun dans le travail créatif[11].
Travail collectif, comédiens libres de leur mouvement, dialogues élaborés à partir d'improvisations, Shadows contient d'ores et déjà les traits caractéristiques du style de Cassavetes. Ce premier film pose aussi les bases des futurs scénarios de l'auteur. Les personnages sont des hommes ou femmes issus de la classe moyenne américaine qui mènent une vie ordinaire – et, de fait, le racisme ordinaire dénoncé par le film ne dit pas son nom. Autre élément récurrent dans l'œuvre du cinéaste, il s’agit d’une chronique sans dénouement. On suit les personnages le temps d’un épisode de leur vie et on les quitte sans chute dramatique, sans retournement de situation, sans conclusion[12] : Ben, l’un des trois héros du film, disparaît simplement dans les rues de New York, le menton enfoncé dans son blouson. Une fin qui tranche avec les épilogues traditionnels du cinéma américain.
Accueil du film
Shadows mettra du temps à trouver son public. C'est qu'avant d'être un film, il s'agit surtout d'un travail expérimental pour le réalisateur ; aucune distribution commerciale n'est envisagée. Le film est tout de même projeté à la fin de l'année 1958 au cinéma Le Paris, à New York. En dépit d'une représentation désastreuse aux dires du cinéaste, l'évènement est relayé par la revue new-yorkaise Film Culture dirigée par Jonas Mekas, critique et réalisateur indépendant qui s'enthousiasme pour le film. Cependant, John Cassavetes n'est pas satisfait de son œuvre. Il décide de reprendre le montage et s'accorde dix jours de tournages supplémentaires. Il ajoute des séquences et remanie l'histoire. La nouvelle version de Shadows qui demeure à ce jour la seule visible — la première étant interdite par Gena Rowlands, héritière de son époux[13] — contribue à endetter encore davantage le jeune cinéaste qui attend son premier enfant — Nick Cassavetes qui deviendra lui-même réalisateur. Il accepte donc de jouer le rôle d'un détective privé dans une série télévisée : Johnny Staccato. Cette production tournée dans la pure tradition du film noir obtient à son corps défendant, une certaine popularité[14]. Il réalisera d'ailleurs lui-même cinq épisodes et contribuera à l'écriture de plusieurs des scénarios.
Pour autant, Shadows poursuit son parcours. Grâce à Seymour Cassel, envoyé en mission en Europe pour vendre le film, il est d'abord projeté au National Film Theater de Londres, puis à la Cinémathèque française, et remporte le prix de la critique Pasinetti au Festival de Venise en 1960. Il trouve finalement un distributeur britannique, la Lion International Films (également distributeur du Troisième Homme de Carol Reed), qui va lui permettre d'être exploité internationalement.
La renommée grandissante du jeune réalisateur intéresse Hollywood et les majors du cinéma américain qui l'embauchent pour réaliser un nouveau film. Il quitte New York pour Los Angeles — plus précisément pour Beverly Hills où il s'installe avec sa famille. Il réalisera pour les studios deux longs métrages : Too Late Blues (traduit en français par La Ballade des sans-espoirs, 1961), et Un enfant attend (A Child Is Waiting, 1963).
Shadows