Le mode d’emploi
Le fonctionnement du Bilderberg est décrit dans la brochure de présentation du groupe :
Le Prince Bernhard des Pays-Bas est le président et dirige chacune des réunions. Il est assisté par un secrétaire général pour l’Europe - Joseph Retinger jusqu’en 1958 [44] - et un secrétaire général pour les USA - Joseph E. Johnson [45]- Le Prince centralise toutes les activités de Bilderberg, désigne les membres du Comité directeur et après consultation de ces derniers décide des personnes à inviter aux conférences annuelles. Le Comité directeur se réunit au moins deux fois par an. Sa composition est variable à l’exception d’un petit groupe d’hommes qui sont toujours présents. Si, au début des années cinquante, les Conférences de Bilderberg comptent une cinquantaine d’invités, on en dénombre, aujourd’hui environ cent vingt. Considérant que "les dirigeants réels d’un pays ne sont pas seulement les politiciens [et que ] d’autres grands intérêts - religieux, financiers, industriels, syndicaux, intellectuels - jouent également leur rôle en matière de relations entre pays [46]", la répartition des conférenciers est la suivante : environ 1/3 d’hommes politiques, 1/4 d’hommes d’affaires, le reste étant des intellectuels, des syndicalistes, des diplomates, des fonctionnaires et des représentants de la presse. Les conférences durent trois jours, dans un hôtel entièrement réservé à cet effet et gardé par une escouade de policiers. Ni les conjoints, ni les secrétaires ne sont acceptés. Chaque participant aux conférences devient "membre" de facto du Bilderberg et même s’il n’est plus invité par la suite, il peut sur demande recevoir les comptes rendus des réunions et ainsi continuer à user de son "influence" pour "contribuer à la réalisation des objectifs que Bilderberg s’est assigné". La relation à la presse est ainsi décrite pas la brochure de présentation : "La presse en tant que telle n’est pas admise aux conférences, cela ne signifie pas pour autant que les journalistes soient exclus des réunions. En fait, d’éminentes personnalités de la presse ont assisté à la plupart des conférences, mais ils ont participé, comme tous les autres en leur qualité personnelle" [47]. Cette belle architecture faillit toutefois s’effondrer en 1976 lorsque le Prince bernhard fut pris dans la tourmente d’un scandale financier. Il fut contraint de reconnaître qu’il avait reçu 1 million de dollars de pots-de-vin de la firme Lockheed afin d’influencer le gouvernement hollandais pour l’achat d’avions de chasse F-16. Le Prince démissionna de la présidence du Bilderberg et il n’y eu pas de conférence cette année-là.
Les socialistes sont nos meilleurs amis
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aux Etats-Unis, le clivage politique dans le domaine des affaires étrangères ne se fait plus selon une ligne Républicains/Démocrates mais selon une ligne isolationniste/interventionniste. Dès 1941, le courant interventionniste - politique de la porte ouverte - était devenu majoritaire dans les deux camps. En 1952, le président Harry Truman institua une règle visant à assurer la continuité de la politique extérieure quelque soit la majorité au pouvoir [48]. Situation dont se félicite le Comité américain lors de la Conférence de Bilderberg à Barbizon en 1955 : "Le large soutien auquel le Président est maintenant en mesure de faire appel pour sa politique étrangère, et qui couvre sans doute les deux tiers ou les trois quarts du parti républicain et une part considérable du parti démocrate, permet de traiter maintes questions importantes dans un climat de modération et de responsabilité." L’objectif de Washington est d’exporter ce modèle en Europe afin que la ligne atlantiste soit conservée quelque soit le gouvernement en place, autrement dit s’assurer que si les partis socialistes viennent au pouvoir, ils adoptent une ligne compatible avec les intérêts américains. A la fin de la guerre les Etats-Unis organisèrent la Non Communist Left Policy - NCLP -( politique de gauche non communiste ) qu’Averell Harriman, résuma en ces termes au Congrès : "Les socialistes sont nos meilleurs amis en Europe" [49]. Sur le terrain, les Américains savaient pouvoir compter sur de nombreux soutiens afin de développer cette politique. En Italie tout d’abord, où dès 1945 les "Etats-Unis érigèrent la Démocratie chrétienne italienne (DCI) - un ramassis de collaborationnistes, de monarchistes et de fascistes - comme rempart au communisme" [50]. Son dirigeant, Alcide De Gasperi, président du Conseil Italien et ministre des Affaires étrangères de 1946 à 1953, qui recevait secrètement de l’argent de la CIA, suggéra à celle-ci de financer aussi le parti socialiste. "Bonne idée" qui fut immédiatement mise en pratique [51]. Sa mort inopinée en 1954 priva le Bilderberg de sa collaboration. [52] En France, autre pays fortement contaminé - selon Washington - par les idéaux communistes, c’est l’ambassadeur américain Jefferson Caffery, qui avait chargé les relations avec les socialistes. En 1946, celui-ci fit savoir à Washington que Guy Mollet, qui s’apprêtait a devenir secrétaire général de la SFIO, "n’avait aucune sympathie pour les communistes et souhaitait par-dessus tout entretenir avec Washington des rapports amicaux [53]" Une note du 21 janvier 1947, des services de renseignement français - SDECE - indiquait par ailleurs que "la NCLP prenait forme et que le soutien économique des partis européens de gauche non communistes a été décidé [54]" Fort de cette relation de proximité, l’ambassadeur Caffery discuta avec les socialistes de l’éviction des ministres communistes du gouvernement Ramadier. Eviction réalisée en mai 1947. Lorsqu’en mars 1949 les élections municipales montrèrent une forte poussée des conservateurs, Caffery, fit savoir au président du Conseil, Henri Queuille, que "pour les Etas-Unis, les socialistes devaient continuer à participer à la coalition gouvernementale" et dans la foulée alla trouver Guy Mollet pour lui demander de soutenir Queuille [55] . Guy Mollet devint en 1952 membre fondateur du Bilderberg. De l’autre côté de la Manche, l’affaire s’annonçait délicate. Il était question de mettre le Labor Parti (Parti travailliste) dans le "droit chemin". Un organisme crée en 1948 par le premier ministre travailliste Clement Attlee fut utilisé à cet effet. L’IRD - Information Research Department - sorte de ministère secret de la guerre froide rattaché au Foreign Office était étroitement relié à la CIA [56]. Sa mission était de produire et de divulguer des documents de propagande anticommuniste [57]. Pour parvenir à ses fins,l’IRD cherchait à se "concilier les gens et les institutions qui, dans la tradition politique de gauche, étaient généralement perçus comme des opposants aux centres de pouvoir. Le but d’une telle conciliation était de se rapprocher des groupes "progressistes" afin de contrôler leurs activités en les influençant de l’intérieur." [58] L’aile droite du Labor, en lutte contre le communisme était principalement conduite par Hugh Gaitskell et Denis Healey. C’est par ces proches de l’IRD que "la CIA espérait réussir à mettre la pensée politique britannique au service de ses projets pour l’Europe" [59]. Hugh Gaitskell fut nommé ministre de l’économie en 1950, puis Chancelier de l’Echiquier. Membre fondateur du Bilderberg, il prendra la tête du parti travailliste en 1955. Denis Healey , quant à lui, dirigeait le Département international du Parti travailliste depuis 1948. Elu député travailliste en février 1952, il rejoignit le Comité directeur du Bilderberg en 1954.
Quand le Bilderberg voulait rééduquer le tiers-monde
Au milieu des années cinquante, les Etats-Unis opèrent un virage sur l’aile. Les activités paramilitaires [60] et les opérations de propagande s’avérant contre-productive, ils décident d’adopter une politique moins agressive. La "libération" des pays d’Europe de l’Est prendra un peu de retard d’autant plus que l’occident ne semble pas au mieux de sa forme : sur le plan militaire, "les Russes ont pris de l’avance en matière d’armement" [61] quant à l’économie, "le taux généralement élevé de croissance économique [ de l’URSS ] semble être supérieur aux taux occidentaux. Ceci contraste péniblement avec la récession et le chômage croissant aux Etats-Unis." [62] En réalité l’urgence du moment se situe du côté des anciennes colonies principalement en Asie et en Afrique.
Sur la scène internationale ont émergé d’importantes personnalités du tiers monde qui ne se laissent guère intimider par la cupide et belliqueuse élite occidentale. Pourtant si les prises de position de leaders politiques tels que Sukarno, Nerhu, Hô Chi Minh, Nasser, irritent Washington elles constituent néanmoins une opportunité à saisir afin de prendre la main dans des pays jusqu’ici dominés par l’Europe. Difficile exercice pour lequel il s’avère nécessaire d’amadouer les alliés occidentaux que l’on s’apprête à dépouiller. La tension entre l’Europe et les Etats-Unis est vive sur la question coloniale, et la réunion de Bilderberg du 8 février 1954 est en partie consacrée à trouver un consensus entre les membres. En première analyse, les Européens relaient le ressentiment des gouvernements à l’encontre de l’attitude américaine en Birmanie, en Indonésie, en Indochine, au Maroc et plus généralement dans les Territoires de l’Union Française [63]. Face à cette mise en cause, le Groupe américain se retranche derrière son opinion publique, laquelle est, dit-on, en proie à une "réaction sentimentale" et "hautement émotionnelle" sur la question du colonialisme et se place résolument du "côté des aspirations nationalistes des peuples des colonies". Une fois encore le grand Satan communiste permet aux deux rives de l’Atlantique de se rapprocher et d’adopter une position commune ainsi résumée : " Dans presque tous les cas l’abandon du pouvoir par les Européens a laissé les peuples des colonies dans une compréhension du gouvernement démocratique inadéquate et un manque de maturité pour affronter les tâches auxquelles ils sont confrontés. Dans la confusion économique et politique qui en résulte,les communistes sont en position de prendre le contrôledugouvernement. Nous devons insister sur le fait que c’estprécisément le but recherché par Moscou ... Nous devons considérerque les troubles [ fomentés par la Russie ] vont croître et que le problème des pays sous-développés va monter en importance."
La question du colonialisme est d’autant plus prégnante que trois mois plus tard, en avril 1954, à l’initiative du président indonésien Sukarno, une conférence au sommet réunira à Colombo, capitale de Ceylan, les présidents d’Indonésie, d’Inde, de Ceylan, du Pakistan et de la Birmanie. L’objectif de cette conférence, qui mettra sur les rails le courant des "non-alignés" est de proposer une action commune pour mettre fin à la guerre d’Indochine, où la situation est des plus confuse, et où français et Américains sont engagés dans un véritable bras de fer.
A la fin de la 2°Guerre Mondiale, le Département d’Etat considérait que parmi toutes les administrations coloniales de l’Asie du Sud-Est, l’administration française en Indochine avant la guerre avait été la pire. Il entendait malgré tout obtenir de la France la liberté du commerce en l’Indochine ainsi que la possibilité d’établir des bases américaines. En octobre 1948 les USA se donnèrent pour mission de débarrasser l’Indochine de l’influence communiste d’Hô Chi Minh et d’instaurer un Etat entretenant avec l’Amérique des liens d’amitié, tout en étant formellement associé à la France. Si bien qu’en 1954, la guerre d’Indochine menée par la France était encore financée à plus de 80% par les Etats-Unis [64]. Mais la cuisante défaite de Diên Biên Phu change la donne.
Les accords de Genève de juin 1954, signés pour la France par Pierre Mendès France, prévoient la partition du Vietnam en deux entités, le retrait des troupes occidentales, et des élections générales dans les deux pays, en 1956. A la Maison Blanche, ces accords sont qualifiés de "désastre" et l’on décide, premièrement de les saboter et deuxièmement de prendre la place des Français. Un accord secret conclu entre Paris et Washington en septembre 54 engage la France à soutenir Ngô Dihn Diêm, le candidat des américains - profondément anti-français - pour les futures élections. Un nouvel accord, militaire celui là interviendra quelques semaines plus tard. Tandis que négociateurs européens et Américains mènent leurs discussions, sur le terrain, au Vietnam, services secrets français - défenseurs des puissants intérêts financiers en place - et CIA se livrent une guerre souterraine faite de coups tordus, de sabotages, de manipulations et de tentatives d’assassinats. [65]
Cette guerre souterraine n’empêche pas, toutefois, le ministre français des Affaires étrangères, Antoine Pinay [66], de consacrer trois jours de son précieux temps à la Conférence de Bilderberg qui, en cette année 1955, est hébergée à Barbizon En parallèle du conflit larvé franco-américain, une autre guerre se dessine. Il s’agit, et la conférence de Bilderberg y consacre une session entière, de se mettre en ordre de bataille afin de lutter contre le neutralisme, problème déclaré par le président Eisenhower comme étant encore plus préoccupant que le communisme. La question des "peuples non engagés" ainsi définis : " nationalistes d’Asie, d’Afrique et du Moyen Orient qui ne sont pas pleinement ralliés aux idéaux et aux idées de l’Occident" est longuement débattue et se voit conférer le statut d’ "urgence politique". Urgence liée au calendrier, car nous sommes au mois de mars et le 18 avril, 29 pays se réuniront à Bandung [67] pour une Conférence dont le programme est, d’ores et déjà, considéré par le Bilderberg comme un catalogue de "déclarations anti-occidentales fondées sur l’anticolonialisme le plus superficiel et le plus mal digéré."
Dernière édition par bye le Lun 26 Mai - 7:08, édité 1 fois