les yeux, nous ne pourrions rien nommer de ce que nous voyons. Rien ne
porterait de nom, il n'y aurait pas de mots, nous mangerions le monde comme les
animaux.
Les yeux touchent pour reconnaître ce qu'ils voient intouchable,
ils touchent ce qui n'est pas touchable, ils touchent ce qui est trop loin pour
être touché avec les mains. Ils touchent sans laisser d'empreintes, comme si
leur toucher sur le monde faisait apparaître ce qu'ils voient et que les images
dessinaient toujours les contours de nos yeux.
Nous voyons mais nous ne voyons que les empreintes
transparentes de nos yeux sur le monde, les empreintes intouchées de nos yeux
intouchables.
Les animaux qui n'ont pas de mains ( comme si avoir des
mains c'était déjà pouvoir avoir des yeux qui touchent l'intouchable, comme les
mains touchent le touchable ), ne touchent pas, c'est le monde qui les touche
et qui s'empreinte de leur passage en lui. Les animaux mangent le monde comme
l'homme le voit. Ils écrasent les noms de tout ce qu'ils mangent dans leur
bouche. Ils mâchent le monde qu'ils voient. Et suivant ce qu'ils mangent,
suivant comment ils mâchent les mots, leur cri les différencie les uns des
autres, d'une espèce à l'autre.
Leur cri est ce qu'il reste de ce qu'ils mangent du monde
qu'ils voient.
Les noms que les animaux ont donnés au monde qui les
entoure, au monde dont ils se nourrissent, se traduisent par des cris. Les
animaux crient pour dire ce que leurs yeux touchent et que leur bouche mange.
Les animaux touchent avec leurs yeux ce qu'ils peuvent
toucher avec leur corps, ils touchent là où ils peuvent aller avec lui. Ils
touchent avec les yeux ce qui leur est touchable avec les pattes. Mais l'homme
touche avec ses yeux ce qu'il ne peut pas toucher avec son corps, il touche là
où il ne peut pas aller avec lui. Il touche avec ses yeux ce qui ne lui est pas
touchable avec ses mains, comme si ses mains avaient fait naître des distances
immenses autour de lui, et qu'elles avaient lancé ses yeux si loin dans
l'espace que son corps avec ses pieds seulement n'avait pas pu suivre leur
projection infinie.
Entre les mains de l'homme et les pattes des animaux, il y
a le lointain et le proche, le jour et la nuit, le touchable et l'intouchable.
Jean-Luc Parant Revue l'Atelier Contemporain
Dernière édition par bye le Lun 2 Mar - 15:52, édité 1 fois