La précarisation et le morcellement du temps
| cip-idf.org | dimanche 7 août 2011
dimanche 7 août 2011
La coordination des intermittents et précaires (idf) publie une série de textes (voir : Dette objective et dette subjective, des droits sociaux à la dette) issus d’une recherche collective sur la précarité et ses enjeux.
La précarisation et le morcellement du temps
« Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps de travail. Ces distinctions nous sont étrangères. »
Franz Kafka, Le Château
« Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêles ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. »
Franz Kafka, Le Château
Les stratégies économiques et les techniques de gouvernement néolibéral des conduites convergent vers un même objectif : le contrôle du temps. La discontinuité de l’emploi produit une précarisation du temps et la précarisation du temps a comme conséquence son morcellement. On ne sait pas quand on sera employé ni quand on ne le sera plus, combien de temps on touchera des allocations ou le RSA. Il devient difficile de distinguer le temps de repos du temps de l’activité. Se débrancher complètement de l’emploi et de ses impératifs devient problématique. La vie se déroule suivant des temps fragmentés, hétérogènes incohérents et dénués de sens.
Les salariés à l’emploi discontinu vivent une multiplicité de temporalités, sur des rythmes et avec des vitesses éclatées. Ils passent d’un emploi à un autre, d’un emploi à l’attente d’un emploi, de l’emploi au chômage, du chômage à une formation, d’une formation à un temps partiel.
Ce morcellement du temps requiert une aptitude subjective à la disponibilité. Si les salariés à l’emploi discontinu ne sont pas employés en permanence, ils doivent être en permanence disponibles. Le chômeur doit être disponible, souple, adaptable aux temporalités et aux rythmes de l’entreprise, au marché de l’emploi et aux institutions qui régulent les mouvements de la force de travail.
L’emploi et la disponibilité « bouffent le temps », « il n’y a plus de temps », « le temps manque », témoignent différents participants à nos ateliers. Ce manque de temps, ou plutôt ce temps investi dans l’emploi morcelé et dans la recherche d’emploi, implique autant un appauvrissement économique qu’un appauvrissement de la subjectivité. L’emploi du temps ne régit plus seulement le temps de l’emploi. Cette exploitation du temps envahit chaque heure de l’individu, qu’il soit employé ou au chômage. Les chômeurs, les bénéficiaires du RSA, ont perdu la maîtrise relative du temps, gagnée par des luttes qui s’étaient organisées, depuis la naissance du mouvement ouvrier, précisément autour de la réduction du temps de travail. Comparées aux dispositifs disciplinaires du fordisme, les politiques néolibérales introduisent des dispositifs très inventifs pour quadriller le temps. Le fordisme rythmait la vie par la répétition régulière des tâches : 8 heures d’emploi, 8 heures de vie consacrées à d’autres activités humaines, 8 heures de sommeil ; une succession implacablement répétitive des périodes de travail et de repos hebdomadaires, une année de labeur rompue par le retour attendu des vacances d’été, de Noël, de Pâques. Le symbole de ce temps régulier voué au travail était Harold Lloyd accroché aux aiguilles d’une horloge géante.
Les politiques néolibérales fabriquent des blocs de modes d’existence discontinus qui ne connaissent plus ces réconfortantes et névrotiques régularités temporelles et spatiales. Le temps est morcelé. L’espace est dispersé. Dans le fordisme, le capital était relativement immobilisé dans l’espace national, dans les usines et le système bancaire. Comme les anges, il s’est dégagé des contraintes matérielles, il saute les frontières et impose son mouvement, ses accélérations, ses arrêts aux salariés et à la société toute entière.
On aurait pu espérer que la rupture de la circularité et de la régularité du temps disciplinaire libérerait le temps comme espace du possible, de décision, de choix, de la liberté. Il n’en n’est rien. On constate qu’en réalité, décision, choix et liberté s’exercent dans un cadre qui ne présente pas de véritables alternatives. Plus que jamais « le temps est de l’argent » : il est encore et toujours la source de la valorisation du capital. Dans l’économie néolibérale, il n’est plus question seulement du temps de l’emploi, mais du « temps tout court », comme le dit Kafka, c’est-à-dire d’une multiplicité de temporalités, de rythmes, de vitesses qui empiètent sur la « vie », sur les « styles de vie » des individus.
Isabelle Stengers parle d’« alternatives infernales » pour en dire le manque : « Si vous voulez gagner plus, vous devez travailler plus », « étant donné la dette de l’État, le choix porte, ou bien, sur moins de services, ou bien sur plus de remboursements pour payer les intérêts de la dette », et ainsi de suite. Le choix, la décision, la liberté ouvrent sur des alternatives qui ne sont pas de véritables alternatives, sur des alternatives préétablies. Comme le récitent les mythologies néolibérales : « il n’y a pas d’alternatives » au marché, à l’emploi, à la finance. Le monde et son devenir sont figés dans un éternel présent sans profondeur.
Tout en imposant un état de mobilisation totale et de changement continu, la société néolibérale ne libère pas de temps de vie, ne favorise aucunement la création de nouveaux possibles. Mobilisation générale à l’emploi, adaptation permanente aux marchés et consommation régissent les éventuels temps libres gagnés par ailleurs. Ce qui est volé, ce n’est pas le temps de travail mais l’avenir, le devenir mêmes des sociétés. L’espérance est préemptée.
L’emprise grandissante des entreprises et des institutions sur les rythmes, les accélérations, les arrêts, les reprises de la production, de l’emploi, mais aussi de la vie sociale de chacun, produit paradoxalement une uniformisation et une homogénéisation de la subjectivité.
L’appauvrissement de la subjectivité est d’abord et surtout un appauvrissement du temps, une neutralisation du temps comme source de changement, de métamorphose, de création de possibles.
Pour fabriquer une pièce de théâtre, un film, une forme de vie ou une action politique, nous avons besoin du temps comme matière première fondamentale. Nous avons besoin d’une certaine emprise sur notre temps. Il importe de disposer de temps, d’en profiter, mais aussi d’en gaspiller. Les temps vides, les temps de suspensions et de ruptures, les temps non finalisés, les temps d’hésitation sont les conditions de toutes les productions artistiques, sociales ou politiques. Ce sont précisément les temps que les politiques néolibérales s’emploient à neutraliser. La seule temporalité connue et reconnue par cette doxa est celle du temps de l’emploi et du temps de la recherche d’emploi.
Le conflit des intermittents est, à ce propos, exemplaire.
Dans la recherche menée entre 2004 et 2005 sur les conditions de travail, d’emploi et de chômage des intermittents, un musicien nous avait dit qu’à son avis, le conflit sur l’assurance- chômage des intermittents était un conflit qui portait sur le temps. Son discours peut être résumé de cette façon : « L’assurance-chômage ne nous donne pas des allocations, elle nous donne du temps », le temps aussi de ne rien faire, de se reposer, de lire, de voir, de chercher, de flâner.
Cet intermittent renverse la formule de Benjamin Franklin « Le temps, c’est de l’argent », en « L’argent, c’est du temps ». Il confirme l’intuition de Marcel Duchamp : « Mon capital, c’est le temps, pas l’argent. » Le conflit porte toujours sur le temps, mais il ne se limite plus au « temps de travail ». Il investit aussi le temps subjectif, le temps de la vie.
La perception du temps. Entre la contrainte d’être toujours disponible et le temps libre... pour travailler.
« S’ils t’appellent à 8 heures pour être à Nantes dans l’heure, alors on se réveille, pas de petit déjeuner et hop... ! Partir. Et grosso modo, sur les premières années, c’est, voilà tout... C’est la disponibilité... toujours disponible. » (un journaliste reporter d’images). Dans la précédente recherche sur les intermittents nous avions constaté que la disponibilité était l’une des caractéristiques du salarié intermittent.
Les pigistes subissent la même contrainte. La disponibilité est également ce que Pôle emploi demande aux chômeurs du régime général et la CAF aux bénéficiaires du RSA : il leur faut être disponibles à tout moment, pour un emploi ou une recherche d’emploi, pour un entretien d’embauche ou pour une convocation à l’antenne dont ils dépendent, pour un stage. Si les individus ne travaillent pas tout le temps, tout leur temps est mobilisable pour l’emploi ou pour son ersatz, la recherche d’emploi. Il nous a paru pertinent de revenir sur ce que signifient ces deux termes militaires : « mobilisation » et « disponibilité », introduits dans le vocabulaire de l’emploi, en analysant les entretiens avec des pigistes de la presse écrite et audiovisuelle.
Si le journaliste pigiste connaît une forte discontinuité entre deux piges, la continuité de son activité se manifeste avant tout dans l’astreinte de facto, même en l’absence d’une obligation contractuelle. Pour que le temps de la vie soit envahi par le temps de l’emploi, il n’est pas nécessaire d’être employé, il suffit d’être « dispo », comme on dit aussi des pièces en magasin. La disponibilité à se mobiliser soudainement pour satisfaire toute exigence de tout employeur est la valeur ajoutée du pigiste et du travailleur précaire.
« Être disponible » : l’expression signifie que l’horizon temporel du pigiste est en permanence bouché par la possibilité, par l’éventualité d’un emploi. La vie des salariés à l’emploi discontinu doit se soumettre à cette éventualité.
« Il y a un truc qui m’énervait à mort : le week-end en télé. On savait qu’il y avait besoin d’un CDD – c’est systématique –, et on nous prévenait le vendredi pour le samedi. Tu te dis : pourquoi ? Outre le fait que c’est pour maintenir une certaine dépendance, que tu dois dire oui du jour au lendemain – pendant combien d’années tu acceptes ou pas d’annuler ton week-end... Moi, c’est un truc qui m’a toujours rendue folle. » (une journaliste pigiste dans l’audiovisuel et la presse écrite).
La pige imprévisible, la pige qui arrive à la dernière minute, s’appelle en jargon pigiste la « pige pompier » car si personne ne peut prévoir le départ d’un feu, l’incendie est toujours possible. Il faut donc être prêt à intervenir 24 heures sur 24 et se préparer à l’intervention. Mais le seul feu envisageable dans l’économie néolibérale est celui d’un emploi.
« Oui, c’est vrai, il y a la ′′pige pompier′′. J’ai plein d’expériences de canards pour lesquels j’ai bossé, c’est la même chose à chaque fois. Je proposais des sujets, on me disait non, et puis on me rappelait à 14 heures en me disant : ′′ Es-tu libre à 16 heures pour faire tel truc ? ′′ Donc soit on teste ta réactivité soit on te donne un truc pourri que personne ne veut. C’est vraiment un bizutage. Après on te donne des trucs chiants, il y a une vraie progression. Ce qui n’exclut pas le côté pompier ; faire des trucs au dernier moment, c’est notre valeur ajoutée en tant que pigistes. » (un journaliste pigiste en presse écrite).
La disponibilité, le fait d’être toujours connecté au réseau, de n’être jamais off, est motivée par la peur d’être oublié, par la peur de la concurrence d’autres pigistes plus disponibles, plus soumis aux exigences de la mobilisation à l’emploi.
« On a toujours la peur de ne rien trouver après, de perdre les contacts. C’est vraiment ça, l’histoire du portable toujours allumé, de jeter la caméra si mon portable sonne. C’est vrai qu’on a toujours ce truc-là que, si je m’arrête, ils vont m’oublier. Si je pars une semaine en vacances, est- ce que ce ne serait pas un stagiaire qui va me piquer ma place ? Ou un autre pigiste qui va montrer sa tête et qui va être plus super que moi... C’est clair, je pense que le lien de subordination, c’est vraiment ça : on se sent obligés d’être tout le temps disponibles. » (un journaliste reporter d’images).
La peur d’être oublié, la crainte de perdre les contacts se double de la culpabilité de ne pas faire tout ce qu’il faut pour être disponible. Peur et culpabilité sont les deux passions stratégiques du gouvernement néolibéral des conduites. Elles fonctionnent aussi bien au niveau macro que micro en politique.
« Ce qui est pénible, en étant pigiste, c’est que dans la tête, tu n’es jamais off, quoi. On culpabilise quand on n’est pas sur un ordinateur… » (un journaliste pigiste en presse écrite).
Ici, la disponibilité est un comportement indubitablement contraint. Mais il s’agit d’une contrainte qui vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. L’impératif catégorique de l’économie se double d’un impératif subjectif que le pigiste impose à lui-même – à ses engagements, à ses projets. Les modalités d’assujettissement et de contrôle ont changé radicalement Aujourd’hui, le sujet est fabriqué, convoqué et mobilisé pour supporter les coûts économiques et existentiels de l’emploi précaire et discontinu.
La sollicitation de la responsabilité individuelle, dans une situation où il n’y a pas de choix, puisque il n’y a pas d’alternatives, affecte, on s’en doute, négativement la subjectivité. C’est parmi les salariés à l’emploi discontinu qui subissent de façon encore plus aiguë l’injonction à être sujet responsable, entrepreneur de soi, qu’on peut constater la déception et la frustration qu’engendre l’échec de ce programme d’émancipation mensonger.
L’organisation de l’emploi discontinu, les conditions de précarité, les styles de vie qu’ils impliquent sollicitent sans discontinuité la subjectivité individuelle de chacun. L’individu doit négocier sans cesse avec soi-même. Il doit arbitrer continuellement entre son moi et son surmoi économique (« Est-ce que je travaille ou est-ce que je prends des vacances ? Est-ce que je branche le téléphone et me rends disponible à toute sollicitation ou est-ce que je coupe la communication et me rends indisponible ? Est-ce que je réponds à la convocation de Pôle emploi ou pas ? Et à mon prochain rendez-vous de suivi individuel, je dis la vérité ou je triche ? »). L’individu isolé, face à une organisation du travail qui semble posséder la puissance d’un fait naturel, est renvoyé non seulement à la concurrence avec les autres (« On fait des remplacements, donc on espère toujours que – c’est hyper pervers –, tu espères que les autres seront un peu malades dans la rédaction et, voilà, on arrive avec une bonne grippe et on la diffuse. »), mais aussi à la concurrence avec soi-même. La décision, le choix, l’autonomie dont chacun est supposé être porteur, finissent par créer un être coupé de tout agencement social, apeuré et coupable.
Cette négociation permanente avec soi est la modalité spécifique de contrôle propre aux sociétés néolibérales. Comme dans le système fordiste, la norme demeure extérieure, elle est toujours produite par le dispositif socio-économique, mais elle se manifeste comme si l’individu était sa source, comme si elle venait du sujet lui-même.
Comme le dit un réalisateur au RSA, cité dans le texte sur le suivi individuel, il faut que l’ordre et le commandement viennent de l’individu lui-même, car « c’est bien toi qui commande ! », car « c’est bien toi le patron de toi-même ! ». L’injonction à être sujet, à se donner des ordres, à négocier en permanence avec soi-même, produit ce que Alain Ehrenberg a défini comme la « fatigue d’être soi ».
La promesse d’autonomie que la rupture des temps réguliers et circulaires semblait annoncer n’est pas tenue. Elle est renversée en son contraire, comme l’énonce une journaliste pigiste de la presse écrite : « La liberté d’hybride, il y a une espèce de contradiction dans ce sentiment d’autonomie... Et en même temps l’autonomie est cassée... On ne profite pas pleinement de cette liberté ».
L’appauvrissement économique n’est qu’une face de la précarisation, l’autre face est l’appauvrissement de la subjectivité. L’organisation et le quadrillage du temps produisent une misère et une fragilité de la subjectivité dès l’instant où elle se soumet, volontairement ou non, aux nouvelles techniques de management.
Le pigiste est soumis à un chantage et sa capacité de dire non est très limitée. S’il ne répond pas à la demande, s’il n’est pas disponible, la sanction ne tarde pas.
« Si tu es malade ou si tu dis non parce que tu as un mariage ou peu importe, tu te retrouves rétrogradé sur le planning. Être rétrogradé signifie quand même que ton téléphone sonne moins souvent, les effets sont immédiats. Besoin d’être en permanence en capacité de dire oui ! Être disponible, quasiment la veille pour le lendemain. Enfin, pour ce que j’ai vécu à France 3, et c’est pareil à France Info. C’est presque ça... la veille pour le lendemain ».
« Même malade, on va travailler. On espère que la dame qu’on voit en face de nous, qui a déjà deux mômes... Allez, le troisième... Ha, ha ! [Rires] Parce qu’on ne fait que des remplacements de congés de maternité ou de maladie ; ce sont les deux choses, et après... Vacances, honnêtement... Quand tu veux vraiment, c’est du plaisir... Mais cela n’existe presque pas ».
Être disponible ne signifie pas seulement être mobilisable, mais aussi être disponible pour faire ce que les permanents rechignent à faire ou refusent.
« Ça change quand tu es en CDD, tout ce qui est actu super chaude, actu difficile, tout ce qui est hommes politiques, tout ce que les CDI ne veulent plus faire – ils ont raison ! –, c’est pour nous. Grosso modo, je me suis retrouvé la semaine dernière à faire quatre reportages dans la même journée. Ça, ce n’est pas bon, ce sont des trucs illégaux, mais ce n’est pas trop grave. J’ai été JRI sur trois sujets et rédacteur pour un quatrième sujet, parce qu’une autre Région avait besoin d’un sujet qui se déroule dans la Région. Logiquement, je n’aurais pas dû accepter, parce qu’on a quand même des plafonds horaires ; je crois douze heures maximum... Eh bien ! J’en ai fait quinze ou seize. Le lendemain, on est sur la scène à 8 heures ; ça, c’est pour qui est en CDD... En tant que JRI, tu portes quand même dix kilos sur l’épaule, sur trois-quatre heures. Cela a été quand même un cas exceptionnel, de faire quatre reportages pendant une journée, mais ça veut dire trois- quatre heures avec une caméra sur l’épaule... Maladie, pour moi, ça ne veut plus rien dire. Honnêtement, c’est le coup de fil qui compte ».
Les pigistes, comme tout salarié à emploi discontinu, essayent d’organiser une temporalité par ailleurs en permanence déstructurée par l’organisation du travail centrée sur l’emploi précaire. La structuration de ces temporalités fragmentées, imprévisibles, hétérogènes, constitue un surplus d’investissement subjectif qui pèse sur les épaules du salarié.
« Tu ne peux pas travailler après 20 heures, c’est physique, je n’arrive plus... Les week-ends, ça devient difficile. Mais voilà, après on se met des règles, personnellement, individuellement. Mais il y a toujours cette idée que, nous, on n’est jamais en vacances, on n’est jamais en week-end. Si tu arrives à bien gérer, ça va. Oui, c’est un avantage [d’être pigiste] ; sinon, c’est pénible ».
Le travail précaire représente un point de vue privilégié à partir duquel on peut critiquer la prétendue société du temps libre. Dans les faits, la société néolibérale n’offre aucun temps libre : le temps est colonisé, les heures sont saturées. S’il n’est pas rempli par l’emploi, le temps est occupé par la consommation, les médias, les produits culturels. La libération du temps reste à faire. Elle est un processus, un résultat, un objectif à atteindre. L’astreinte consiste, nous l’avons vu, d’abord dans l’impossibilité de dire non aux propositions d’emploi. Pour autant, il est néanmoins possible au pigiste de dégager du temps libre, qu’il consacrera à ses projets personnels. Hélas, comme son temps d’emploi commandé, ses temps de travail choisis sont morcelés, arrachés à l’emploi et à sa disponibilité qu’il suppose.
« Sauf, quand même, une petite note en bémol. Une des difficultés qu’on a est de trouver le jour – le fameux temps libre – ensemble. La grande difficulté est qu’on n’a pas le choix de notre temps libre. Voilà. Notre temps libre, il est imposé par les rédactions ».
Comme en témoignait un intermittent dans la recherche précédente, les plages de temps libre sont découpées à l’intérieur d’une même journée. Elles ne s’étalent plus sur des durées cohérentes, selon la régularité et la circularité des rythmes fordistes. Le morcellement du temps est pratiqué à l’intérieur de chaque journée de façon variable et imprévisible. Les intermittents comme les pigistes remplissent ces heures, ces jours ou ces vacances de l’emploi pour mettre en œuvre des projets personnels.
« Moi, j’essaye, et, bon, c’est mon cas, je m’éclate sur ce que je fais, et E. m’a beaucoup aidé là- dessus. Je suis en train de monter un film entier de deux heures et quinze minutes, que j’ai financé moi-même, que j’ai tourné moi-même et que j’ai monté presque en couple avec E. L’avantage, c’est que, quand tu es pigiste, tu sais que tu vas avoir du temps libre pour avancer sur d’autres projets, et peut-être qu’un jour sur ce film-là... Peut-être qu’il te permettra un jour, s’il est vendu... »
« Honnêtement, quand je faisais encore mes études, j’ai été à la fois surveillant et éducateur sportif spécialisé. Je gagnais presque 2 000 euros par mois, que je ne gagne plus maintenant en tant que pigiste... Voilà, je le fais aussi par passion ; il y a la passion du terrain. Temps libre, c’est un cas à part, parce que je veux absolument faire sortir ce film... Ça fait deux ans, à part six jours de congés à l’étranger, dans ma famille, je n’ai jamais pris un week-end, pas une grasse mat... Ah ! Pour la vie sociale... Et en nombre d’amis, ça fait beaucoup moins. Mais, ça ne m’a pas fait arrêter de faire des ′′ménages′′ [des piges alimentaires] ».
« Par exemple, planifier des vacances est extrêmement compliqué, parce que tu dois réussir à caler une date où seront finies les choses qu’on a en cours. Et même si on se prend deux semaines de vacances, évidemment, lorsqu’on revient, le lendemain matin, on n’a pas forcement de commandes. Donc, c’est assez difficile à gérer. Il faut réussir – pendant les temps où on n’a pas de commande effective –, justement, à bosser sur les projets pour essayer de les vendre ».
Comment les dispositifs d’assurance-chômage précarisent le temps chez les intermittents
Dans la partie de l’étude portant spécifiquement sur les intermittents, nous constatons que le nouveau protocole induit aussi une perte de repères temporels. Il est impossible à l’intermittent de prévoir, de se projeter dans l’avenir, d’anticiper. Les sujets s’installent dans un éternel présent, un présent sans profondeur, aussi bien du point de vue économique que sur celui de la production et de l’existence. On peut reprendre la proposition de Laurence Parisot, présidente du Medef, et dire que ce n’est pas seulement l’emploi qui devient précaire, mais aussi l’amour, la vie qui deviennent précaire.
Les temporalités précarisées ne sont pas seulement celles de l’emploi et de l’indemnisation, ce qui était prévisible. Ce sont aussi les temps du repos, les temps de formations, les temps de ne rien faire, les temps pour soi, les temps du travail bénévole et gratuit qui s’émiettent, s’éparpillent et se dispersent. La précarisation est transversale et déstabilise tous les temps de la vie.
En même temps que les emplois deviennent rares, de courte durée, mal rémunérés, on constate qu’augmente la pression de la part des institutions pour que l’intermittent investisse du temps dans sa recherche ou dans la création de son propre emploi. Ainsi, comme pour ceux qui ont "droit au RSA" (c’est à dire en dépendent), les incitations, directes ou indirectes, à se déclarer autoentrepreneur sont en augmentation continue.
Le cas du nouveau protocole est exemplaire de la manière dont les réformes néolibérales introduisent une précarisation du temps, une perte de repères temporels qui rejaillissent directement sur les pratiques de production et qui affectent en profondeur la subjectivité.
| cip-idf.org | dimanche 7 août 2011
dimanche 7 août 2011
La coordination des intermittents et précaires (idf) publie une série de textes (voir : Dette objective et dette subjective, des droits sociaux à la dette) issus d’une recherche collective sur la précarité et ses enjeux.
La précarisation et le morcellement du temps
« Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps de travail. Ces distinctions nous sont étrangères. »
Franz Kafka, Le Château
« Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêles ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. »
Franz Kafka, Le Château
Les stratégies économiques et les techniques de gouvernement néolibéral des conduites convergent vers un même objectif : le contrôle du temps. La discontinuité de l’emploi produit une précarisation du temps et la précarisation du temps a comme conséquence son morcellement. On ne sait pas quand on sera employé ni quand on ne le sera plus, combien de temps on touchera des allocations ou le RSA. Il devient difficile de distinguer le temps de repos du temps de l’activité. Se débrancher complètement de l’emploi et de ses impératifs devient problématique. La vie se déroule suivant des temps fragmentés, hétérogènes incohérents et dénués de sens.
Les salariés à l’emploi discontinu vivent une multiplicité de temporalités, sur des rythmes et avec des vitesses éclatées. Ils passent d’un emploi à un autre, d’un emploi à l’attente d’un emploi, de l’emploi au chômage, du chômage à une formation, d’une formation à un temps partiel.
Ce morcellement du temps requiert une aptitude subjective à la disponibilité. Si les salariés à l’emploi discontinu ne sont pas employés en permanence, ils doivent être en permanence disponibles. Le chômeur doit être disponible, souple, adaptable aux temporalités et aux rythmes de l’entreprise, au marché de l’emploi et aux institutions qui régulent les mouvements de la force de travail.
L’emploi et la disponibilité « bouffent le temps », « il n’y a plus de temps », « le temps manque », témoignent différents participants à nos ateliers. Ce manque de temps, ou plutôt ce temps investi dans l’emploi morcelé et dans la recherche d’emploi, implique autant un appauvrissement économique qu’un appauvrissement de la subjectivité. L’emploi du temps ne régit plus seulement le temps de l’emploi. Cette exploitation du temps envahit chaque heure de l’individu, qu’il soit employé ou au chômage. Les chômeurs, les bénéficiaires du RSA, ont perdu la maîtrise relative du temps, gagnée par des luttes qui s’étaient organisées, depuis la naissance du mouvement ouvrier, précisément autour de la réduction du temps de travail. Comparées aux dispositifs disciplinaires du fordisme, les politiques néolibérales introduisent des dispositifs très inventifs pour quadriller le temps. Le fordisme rythmait la vie par la répétition régulière des tâches : 8 heures d’emploi, 8 heures de vie consacrées à d’autres activités humaines, 8 heures de sommeil ; une succession implacablement répétitive des périodes de travail et de repos hebdomadaires, une année de labeur rompue par le retour attendu des vacances d’été, de Noël, de Pâques. Le symbole de ce temps régulier voué au travail était Harold Lloyd accroché aux aiguilles d’une horloge géante.
Les politiques néolibérales fabriquent des blocs de modes d’existence discontinus qui ne connaissent plus ces réconfortantes et névrotiques régularités temporelles et spatiales. Le temps est morcelé. L’espace est dispersé. Dans le fordisme, le capital était relativement immobilisé dans l’espace national, dans les usines et le système bancaire. Comme les anges, il s’est dégagé des contraintes matérielles, il saute les frontières et impose son mouvement, ses accélérations, ses arrêts aux salariés et à la société toute entière.
On aurait pu espérer que la rupture de la circularité et de la régularité du temps disciplinaire libérerait le temps comme espace du possible, de décision, de choix, de la liberté. Il n’en n’est rien. On constate qu’en réalité, décision, choix et liberté s’exercent dans un cadre qui ne présente pas de véritables alternatives. Plus que jamais « le temps est de l’argent » : il est encore et toujours la source de la valorisation du capital. Dans l’économie néolibérale, il n’est plus question seulement du temps de l’emploi, mais du « temps tout court », comme le dit Kafka, c’est-à-dire d’une multiplicité de temporalités, de rythmes, de vitesses qui empiètent sur la « vie », sur les « styles de vie » des individus.
Isabelle Stengers parle d’« alternatives infernales » pour en dire le manque : « Si vous voulez gagner plus, vous devez travailler plus », « étant donné la dette de l’État, le choix porte, ou bien, sur moins de services, ou bien sur plus de remboursements pour payer les intérêts de la dette », et ainsi de suite. Le choix, la décision, la liberté ouvrent sur des alternatives qui ne sont pas de véritables alternatives, sur des alternatives préétablies. Comme le récitent les mythologies néolibérales : « il n’y a pas d’alternatives » au marché, à l’emploi, à la finance. Le monde et son devenir sont figés dans un éternel présent sans profondeur.
Tout en imposant un état de mobilisation totale et de changement continu, la société néolibérale ne libère pas de temps de vie, ne favorise aucunement la création de nouveaux possibles. Mobilisation générale à l’emploi, adaptation permanente aux marchés et consommation régissent les éventuels temps libres gagnés par ailleurs. Ce qui est volé, ce n’est pas le temps de travail mais l’avenir, le devenir mêmes des sociétés. L’espérance est préemptée.
L’emprise grandissante des entreprises et des institutions sur les rythmes, les accélérations, les arrêts, les reprises de la production, de l’emploi, mais aussi de la vie sociale de chacun, produit paradoxalement une uniformisation et une homogénéisation de la subjectivité.
L’appauvrissement de la subjectivité est d’abord et surtout un appauvrissement du temps, une neutralisation du temps comme source de changement, de métamorphose, de création de possibles.
Pour fabriquer une pièce de théâtre, un film, une forme de vie ou une action politique, nous avons besoin du temps comme matière première fondamentale. Nous avons besoin d’une certaine emprise sur notre temps. Il importe de disposer de temps, d’en profiter, mais aussi d’en gaspiller. Les temps vides, les temps de suspensions et de ruptures, les temps non finalisés, les temps d’hésitation sont les conditions de toutes les productions artistiques, sociales ou politiques. Ce sont précisément les temps que les politiques néolibérales s’emploient à neutraliser. La seule temporalité connue et reconnue par cette doxa est celle du temps de l’emploi et du temps de la recherche d’emploi.
Le conflit des intermittents est, à ce propos, exemplaire.
Dans la recherche menée entre 2004 et 2005 sur les conditions de travail, d’emploi et de chômage des intermittents, un musicien nous avait dit qu’à son avis, le conflit sur l’assurance- chômage des intermittents était un conflit qui portait sur le temps. Son discours peut être résumé de cette façon : « L’assurance-chômage ne nous donne pas des allocations, elle nous donne du temps », le temps aussi de ne rien faire, de se reposer, de lire, de voir, de chercher, de flâner.
Cet intermittent renverse la formule de Benjamin Franklin « Le temps, c’est de l’argent », en « L’argent, c’est du temps ». Il confirme l’intuition de Marcel Duchamp : « Mon capital, c’est le temps, pas l’argent. » Le conflit porte toujours sur le temps, mais il ne se limite plus au « temps de travail ». Il investit aussi le temps subjectif, le temps de la vie.
La perception du temps. Entre la contrainte d’être toujours disponible et le temps libre... pour travailler.
« S’ils t’appellent à 8 heures pour être à Nantes dans l’heure, alors on se réveille, pas de petit déjeuner et hop... ! Partir. Et grosso modo, sur les premières années, c’est, voilà tout... C’est la disponibilité... toujours disponible. » (un journaliste reporter d’images). Dans la précédente recherche sur les intermittents nous avions constaté que la disponibilité était l’une des caractéristiques du salarié intermittent.
Les pigistes subissent la même contrainte. La disponibilité est également ce que Pôle emploi demande aux chômeurs du régime général et la CAF aux bénéficiaires du RSA : il leur faut être disponibles à tout moment, pour un emploi ou une recherche d’emploi, pour un entretien d’embauche ou pour une convocation à l’antenne dont ils dépendent, pour un stage. Si les individus ne travaillent pas tout le temps, tout leur temps est mobilisable pour l’emploi ou pour son ersatz, la recherche d’emploi. Il nous a paru pertinent de revenir sur ce que signifient ces deux termes militaires : « mobilisation » et « disponibilité », introduits dans le vocabulaire de l’emploi, en analysant les entretiens avec des pigistes de la presse écrite et audiovisuelle.
Si le journaliste pigiste connaît une forte discontinuité entre deux piges, la continuité de son activité se manifeste avant tout dans l’astreinte de facto, même en l’absence d’une obligation contractuelle. Pour que le temps de la vie soit envahi par le temps de l’emploi, il n’est pas nécessaire d’être employé, il suffit d’être « dispo », comme on dit aussi des pièces en magasin. La disponibilité à se mobiliser soudainement pour satisfaire toute exigence de tout employeur est la valeur ajoutée du pigiste et du travailleur précaire.
« Être disponible » : l’expression signifie que l’horizon temporel du pigiste est en permanence bouché par la possibilité, par l’éventualité d’un emploi. La vie des salariés à l’emploi discontinu doit se soumettre à cette éventualité.
« Il y a un truc qui m’énervait à mort : le week-end en télé. On savait qu’il y avait besoin d’un CDD – c’est systématique –, et on nous prévenait le vendredi pour le samedi. Tu te dis : pourquoi ? Outre le fait que c’est pour maintenir une certaine dépendance, que tu dois dire oui du jour au lendemain – pendant combien d’années tu acceptes ou pas d’annuler ton week-end... Moi, c’est un truc qui m’a toujours rendue folle. » (une journaliste pigiste dans l’audiovisuel et la presse écrite).
La pige imprévisible, la pige qui arrive à la dernière minute, s’appelle en jargon pigiste la « pige pompier » car si personne ne peut prévoir le départ d’un feu, l’incendie est toujours possible. Il faut donc être prêt à intervenir 24 heures sur 24 et se préparer à l’intervention. Mais le seul feu envisageable dans l’économie néolibérale est celui d’un emploi.
« Oui, c’est vrai, il y a la ′′pige pompier′′. J’ai plein d’expériences de canards pour lesquels j’ai bossé, c’est la même chose à chaque fois. Je proposais des sujets, on me disait non, et puis on me rappelait à 14 heures en me disant : ′′ Es-tu libre à 16 heures pour faire tel truc ? ′′ Donc soit on teste ta réactivité soit on te donne un truc pourri que personne ne veut. C’est vraiment un bizutage. Après on te donne des trucs chiants, il y a une vraie progression. Ce qui n’exclut pas le côté pompier ; faire des trucs au dernier moment, c’est notre valeur ajoutée en tant que pigistes. » (un journaliste pigiste en presse écrite).
La disponibilité, le fait d’être toujours connecté au réseau, de n’être jamais off, est motivée par la peur d’être oublié, par la peur de la concurrence d’autres pigistes plus disponibles, plus soumis aux exigences de la mobilisation à l’emploi.
« On a toujours la peur de ne rien trouver après, de perdre les contacts. C’est vraiment ça, l’histoire du portable toujours allumé, de jeter la caméra si mon portable sonne. C’est vrai qu’on a toujours ce truc-là que, si je m’arrête, ils vont m’oublier. Si je pars une semaine en vacances, est- ce que ce ne serait pas un stagiaire qui va me piquer ma place ? Ou un autre pigiste qui va montrer sa tête et qui va être plus super que moi... C’est clair, je pense que le lien de subordination, c’est vraiment ça : on se sent obligés d’être tout le temps disponibles. » (un journaliste reporter d’images).
La peur d’être oublié, la crainte de perdre les contacts se double de la culpabilité de ne pas faire tout ce qu’il faut pour être disponible. Peur et culpabilité sont les deux passions stratégiques du gouvernement néolibéral des conduites. Elles fonctionnent aussi bien au niveau macro que micro en politique.
« Ce qui est pénible, en étant pigiste, c’est que dans la tête, tu n’es jamais off, quoi. On culpabilise quand on n’est pas sur un ordinateur… » (un journaliste pigiste en presse écrite).
Ici, la disponibilité est un comportement indubitablement contraint. Mais il s’agit d’une contrainte qui vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. L’impératif catégorique de l’économie se double d’un impératif subjectif que le pigiste impose à lui-même – à ses engagements, à ses projets. Les modalités d’assujettissement et de contrôle ont changé radicalement Aujourd’hui, le sujet est fabriqué, convoqué et mobilisé pour supporter les coûts économiques et existentiels de l’emploi précaire et discontinu.
La sollicitation de la responsabilité individuelle, dans une situation où il n’y a pas de choix, puisque il n’y a pas d’alternatives, affecte, on s’en doute, négativement la subjectivité. C’est parmi les salariés à l’emploi discontinu qui subissent de façon encore plus aiguë l’injonction à être sujet responsable, entrepreneur de soi, qu’on peut constater la déception et la frustration qu’engendre l’échec de ce programme d’émancipation mensonger.
L’organisation de l’emploi discontinu, les conditions de précarité, les styles de vie qu’ils impliquent sollicitent sans discontinuité la subjectivité individuelle de chacun. L’individu doit négocier sans cesse avec soi-même. Il doit arbitrer continuellement entre son moi et son surmoi économique (« Est-ce que je travaille ou est-ce que je prends des vacances ? Est-ce que je branche le téléphone et me rends disponible à toute sollicitation ou est-ce que je coupe la communication et me rends indisponible ? Est-ce que je réponds à la convocation de Pôle emploi ou pas ? Et à mon prochain rendez-vous de suivi individuel, je dis la vérité ou je triche ? »). L’individu isolé, face à une organisation du travail qui semble posséder la puissance d’un fait naturel, est renvoyé non seulement à la concurrence avec les autres (« On fait des remplacements, donc on espère toujours que – c’est hyper pervers –, tu espères que les autres seront un peu malades dans la rédaction et, voilà, on arrive avec une bonne grippe et on la diffuse. »), mais aussi à la concurrence avec soi-même. La décision, le choix, l’autonomie dont chacun est supposé être porteur, finissent par créer un être coupé de tout agencement social, apeuré et coupable.
Cette négociation permanente avec soi est la modalité spécifique de contrôle propre aux sociétés néolibérales. Comme dans le système fordiste, la norme demeure extérieure, elle est toujours produite par le dispositif socio-économique, mais elle se manifeste comme si l’individu était sa source, comme si elle venait du sujet lui-même.
Comme le dit un réalisateur au RSA, cité dans le texte sur le suivi individuel, il faut que l’ordre et le commandement viennent de l’individu lui-même, car « c’est bien toi qui commande ! », car « c’est bien toi le patron de toi-même ! ». L’injonction à être sujet, à se donner des ordres, à négocier en permanence avec soi-même, produit ce que Alain Ehrenberg a défini comme la « fatigue d’être soi ».
La promesse d’autonomie que la rupture des temps réguliers et circulaires semblait annoncer n’est pas tenue. Elle est renversée en son contraire, comme l’énonce une journaliste pigiste de la presse écrite : « La liberté d’hybride, il y a une espèce de contradiction dans ce sentiment d’autonomie... Et en même temps l’autonomie est cassée... On ne profite pas pleinement de cette liberté ».
L’appauvrissement économique n’est qu’une face de la précarisation, l’autre face est l’appauvrissement de la subjectivité. L’organisation et le quadrillage du temps produisent une misère et une fragilité de la subjectivité dès l’instant où elle se soumet, volontairement ou non, aux nouvelles techniques de management.
Le pigiste est soumis à un chantage et sa capacité de dire non est très limitée. S’il ne répond pas à la demande, s’il n’est pas disponible, la sanction ne tarde pas.
« Si tu es malade ou si tu dis non parce que tu as un mariage ou peu importe, tu te retrouves rétrogradé sur le planning. Être rétrogradé signifie quand même que ton téléphone sonne moins souvent, les effets sont immédiats. Besoin d’être en permanence en capacité de dire oui ! Être disponible, quasiment la veille pour le lendemain. Enfin, pour ce que j’ai vécu à France 3, et c’est pareil à France Info. C’est presque ça... la veille pour le lendemain ».
« Même malade, on va travailler. On espère que la dame qu’on voit en face de nous, qui a déjà deux mômes... Allez, le troisième... Ha, ha ! [Rires] Parce qu’on ne fait que des remplacements de congés de maternité ou de maladie ; ce sont les deux choses, et après... Vacances, honnêtement... Quand tu veux vraiment, c’est du plaisir... Mais cela n’existe presque pas ».
Être disponible ne signifie pas seulement être mobilisable, mais aussi être disponible pour faire ce que les permanents rechignent à faire ou refusent.
« Ça change quand tu es en CDD, tout ce qui est actu super chaude, actu difficile, tout ce qui est hommes politiques, tout ce que les CDI ne veulent plus faire – ils ont raison ! –, c’est pour nous. Grosso modo, je me suis retrouvé la semaine dernière à faire quatre reportages dans la même journée. Ça, ce n’est pas bon, ce sont des trucs illégaux, mais ce n’est pas trop grave. J’ai été JRI sur trois sujets et rédacteur pour un quatrième sujet, parce qu’une autre Région avait besoin d’un sujet qui se déroule dans la Région. Logiquement, je n’aurais pas dû accepter, parce qu’on a quand même des plafonds horaires ; je crois douze heures maximum... Eh bien ! J’en ai fait quinze ou seize. Le lendemain, on est sur la scène à 8 heures ; ça, c’est pour qui est en CDD... En tant que JRI, tu portes quand même dix kilos sur l’épaule, sur trois-quatre heures. Cela a été quand même un cas exceptionnel, de faire quatre reportages pendant une journée, mais ça veut dire trois- quatre heures avec une caméra sur l’épaule... Maladie, pour moi, ça ne veut plus rien dire. Honnêtement, c’est le coup de fil qui compte ».
Les pigistes, comme tout salarié à emploi discontinu, essayent d’organiser une temporalité par ailleurs en permanence déstructurée par l’organisation du travail centrée sur l’emploi précaire. La structuration de ces temporalités fragmentées, imprévisibles, hétérogènes, constitue un surplus d’investissement subjectif qui pèse sur les épaules du salarié.
« Tu ne peux pas travailler après 20 heures, c’est physique, je n’arrive plus... Les week-ends, ça devient difficile. Mais voilà, après on se met des règles, personnellement, individuellement. Mais il y a toujours cette idée que, nous, on n’est jamais en vacances, on n’est jamais en week-end. Si tu arrives à bien gérer, ça va. Oui, c’est un avantage [d’être pigiste] ; sinon, c’est pénible ».
Le travail précaire représente un point de vue privilégié à partir duquel on peut critiquer la prétendue société du temps libre. Dans les faits, la société néolibérale n’offre aucun temps libre : le temps est colonisé, les heures sont saturées. S’il n’est pas rempli par l’emploi, le temps est occupé par la consommation, les médias, les produits culturels. La libération du temps reste à faire. Elle est un processus, un résultat, un objectif à atteindre. L’astreinte consiste, nous l’avons vu, d’abord dans l’impossibilité de dire non aux propositions d’emploi. Pour autant, il est néanmoins possible au pigiste de dégager du temps libre, qu’il consacrera à ses projets personnels. Hélas, comme son temps d’emploi commandé, ses temps de travail choisis sont morcelés, arrachés à l’emploi et à sa disponibilité qu’il suppose.
« Sauf, quand même, une petite note en bémol. Une des difficultés qu’on a est de trouver le jour – le fameux temps libre – ensemble. La grande difficulté est qu’on n’a pas le choix de notre temps libre. Voilà. Notre temps libre, il est imposé par les rédactions ».
Comme en témoignait un intermittent dans la recherche précédente, les plages de temps libre sont découpées à l’intérieur d’une même journée. Elles ne s’étalent plus sur des durées cohérentes, selon la régularité et la circularité des rythmes fordistes. Le morcellement du temps est pratiqué à l’intérieur de chaque journée de façon variable et imprévisible. Les intermittents comme les pigistes remplissent ces heures, ces jours ou ces vacances de l’emploi pour mettre en œuvre des projets personnels.
« Moi, j’essaye, et, bon, c’est mon cas, je m’éclate sur ce que je fais, et E. m’a beaucoup aidé là- dessus. Je suis en train de monter un film entier de deux heures et quinze minutes, que j’ai financé moi-même, que j’ai tourné moi-même et que j’ai monté presque en couple avec E. L’avantage, c’est que, quand tu es pigiste, tu sais que tu vas avoir du temps libre pour avancer sur d’autres projets, et peut-être qu’un jour sur ce film-là... Peut-être qu’il te permettra un jour, s’il est vendu... »
« Honnêtement, quand je faisais encore mes études, j’ai été à la fois surveillant et éducateur sportif spécialisé. Je gagnais presque 2 000 euros par mois, que je ne gagne plus maintenant en tant que pigiste... Voilà, je le fais aussi par passion ; il y a la passion du terrain. Temps libre, c’est un cas à part, parce que je veux absolument faire sortir ce film... Ça fait deux ans, à part six jours de congés à l’étranger, dans ma famille, je n’ai jamais pris un week-end, pas une grasse mat... Ah ! Pour la vie sociale... Et en nombre d’amis, ça fait beaucoup moins. Mais, ça ne m’a pas fait arrêter de faire des ′′ménages′′ [des piges alimentaires] ».
« Par exemple, planifier des vacances est extrêmement compliqué, parce que tu dois réussir à caler une date où seront finies les choses qu’on a en cours. Et même si on se prend deux semaines de vacances, évidemment, lorsqu’on revient, le lendemain matin, on n’a pas forcement de commandes. Donc, c’est assez difficile à gérer. Il faut réussir – pendant les temps où on n’a pas de commande effective –, justement, à bosser sur les projets pour essayer de les vendre ».
Comment les dispositifs d’assurance-chômage précarisent le temps chez les intermittents
Dans la partie de l’étude portant spécifiquement sur les intermittents, nous constatons que le nouveau protocole induit aussi une perte de repères temporels. Il est impossible à l’intermittent de prévoir, de se projeter dans l’avenir, d’anticiper. Les sujets s’installent dans un éternel présent, un présent sans profondeur, aussi bien du point de vue économique que sur celui de la production et de l’existence. On peut reprendre la proposition de Laurence Parisot, présidente du Medef, et dire que ce n’est pas seulement l’emploi qui devient précaire, mais aussi l’amour, la vie qui deviennent précaire.
Les temporalités précarisées ne sont pas seulement celles de l’emploi et de l’indemnisation, ce qui était prévisible. Ce sont aussi les temps du repos, les temps de formations, les temps de ne rien faire, les temps pour soi, les temps du travail bénévole et gratuit qui s’émiettent, s’éparpillent et se dispersent. La précarisation est transversale et déstabilise tous les temps de la vie.
En même temps que les emplois deviennent rares, de courte durée, mal rémunérés, on constate qu’augmente la pression de la part des institutions pour que l’intermittent investisse du temps dans sa recherche ou dans la création de son propre emploi. Ainsi, comme pour ceux qui ont "droit au RSA" (c’est à dire en dépendent), les incitations, directes ou indirectes, à se déclarer autoentrepreneur sont en augmentation continue.
Le cas du nouveau protocole est exemplaire de la manière dont les réformes néolibérales introduisent une précarisation du temps, une perte de repères temporels qui rejaillissent directement sur les pratiques de production et qui affectent en profondeur la subjectivité.