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    la fêlure vitale: Claire DENIS

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    Message par bye Mer 23 Jan - 11:22

    Un tourment qui n'en finit pas de me consumer.

    Le 1° film de Claire qui m'aspira à jamais dans son univers fantastique, m'est gravé comme une comète fulgurant ma chambre noire: " s"en fout la mort ". Le parti pris de cette caméra, tressautante, exigeante, dépeignait tous les cahots d'un antillais arpentant tous les dédales de l'intégration dans cette société hexagonale.Claire est née en Afrique, et tout son cinéma, est traversé par le métissage des cultures, avec ses difficultés, ses obstacles. Elle franchit également les frontières des corps, des personnalités.C'est un cinéma fascinant, inconfortable,qui explose complètement les limites sages du cinéma français, voire mondial.


    Attaché par tradition à l’excellence du mot, le cinéma français ne semble nullement avoir de prise sur Claire Denis qui, film après film, explore l’indicible et peaufine son statut d’éternelle marginale. Cinéaste nomade voyageant de l’Afrique aux Etats-Unis, Claire Denis se tourne naturellement vers l’immigré, figure récurrente de sa filmographie, qui la conduit à creuser les mêmes obsessions: l’inconnu, l’étranger et le déracinement. Des collaborations éclectiques auprès d’esthètes de l’image (Jim Jarmusch et Wim Wenders), nourrissent un imaginaire sans frontière, secoué d’éclats d’une beauté saisissante.


    L'INTRUSE


    Pour Claire Denis, le cinéma sera d’abord une affaire de geste. Le texte importe peu, l’intrigue poreuse constitue un fragile fil conducteur. Les dialogues, réduits à des bruissements imperceptibles, en disent moins que les pulsations et les déhanchements d’un corps. D’une sensualité électrique, habitées par des visions sublimes, les oeuvres de Claire Denis puisent leur inventivité dans la matière, du grain de l’image à la texture du son, en parcourant les sillons de la peau. Etrangers à leur environnement ou étrangers à eux-mêmes, les personnages de Claire Denis se fondent dans des univers décalés, presque déréalisés. La cinéaste fait elle-même l’expérience de cette rupture. Née à Paris, elle passe toute son enfance en Afrique et ne revient en France qu’à l’âge de quatorze ans. De retour au pays, elle s’y sent à l’étroit et ne s’intéresse au cinéma qu’en dilettante. Des études d’économie expédiées, un passage par les langues orientales, puis elle entre à l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS) et co-réalise quelques courts inspirés des nouvelles de Philip K. Dick et de Julio Cortazar. Aucune vocation jusque-là; Claire Denis mène toutefois ses études à leur terme. Sortie de l’IDHEC, elle devient l’assistante de Robert Enrico (Le Secret, Le Vieux Fusil), Costa-Gavras (Hanna K.), Jim Jarmusch (Down by Law) ou encore Wim Wenders (Paris, Texas, Les Ailes du désir). Le tournage de Paris, Texas lui inspire alors son premier long, Chocolat. Poussée malgré elle à la réalisation, elle s’attèle à l’écriture du scénario et voit enfin poindre un vrai désir de cinéma.


    FIGURES DE STYLE


    Entre Claire Denis et ses créatures itinérantes, toujours entre deux pays et deux aéroports, le parallèle est constant: l’histoire de Chocolat, une héroïne prénommée France retournant au Cameroun après vingt ans d’absence, s’inspire de ses propres souvenirs. Dans son imaginaire, deux acteurs donnent corps à cet ailleurs entêtant: Isaach de Bankolé, le domestique de Chocolat et l’immigré de S’en fout la mort s’initiant aux combats de coqs, partageant lui-même sa carrière entre l’Europe et les Etats-Unis. Et Vincent Gallo, l’artiste polyvalent, icône un rien subversif de l’Amérique underground, obnubilé par le nom de sa mère, Betty Brown. Regard magnétique, visage émacié, il apparaît pour la première fois chez Claire Denis dans un moyen métrage intitulé Keep it for Yourself, sous le nom de Vito Brown. Ou la mésaventure sentimentale d’une Française à New York et sa rencontre impromptue avec un Portoricain.
    Le film " beau travail " ( 2000 ) est particulièrement envoûtant par son esthétique des corps notamment: conflit d'hommes ( légionnaires ), qui, isolés au coeur de l'Afrique, revêt encore plus d'humanité. Les sentiments de jalousie, doublés de frustration, de volonté d'asseoir une autorité sur les plus jeunes soldats,.. se découpent encore plus fortement dans cet univers nu. Chaque plan est filmé comme unique dépouillement de l'encombrant: une danse en plein désert des légionnaires sur une musique de Benjamin Britten " Billy Budd " ajoute encore à cette peinture tragique de la violence des sentiments dans un espace apaisé.De plus, le contraste des couleurs d'Afrique peint le drame d'un bouillonnement incanté.Il faut signaler dans ce chef-d'oeuvre salué par plusieurs festivals ( Berlin, Venise,..) la présence magnétique, hallucinée de Denis lavant; celui-ci se fait très rare au cinéma, et opte pour des films adaptés à sa " folie " incarnée.Il faut voir cet acteur sur scène au théâtre, pour se rendre compte de la dimension exceptionnelle de cet acteur, hors du commun.

    Vincent Gallo ressurgit trois ans plus tard dans le rôle du Captain Brown offrant sa bouteille de Coca (US Go Home), puis de Vincenzo Brown, boulanger à Marseille, (Nénette et Boni) ;

    Un frère et une sœur se retrouvent pour apprendre ensemble à devenir adultes. A partir de ce canevas familial, Claire Denis poursuit son œuvre étrange et singulière avec Nénette & Boni : un cinéma à la fois abstrait et charnel, qui préfère le langage des plans, des corps et des matières aux narrations explicatives.


    En rencontrant Claire Denis au moment de J'ai pas sommeil, on lui faisait part de notre plaisir et de notre surprise d'entendre sur la bande originale des bribes de Tindersticks. Or, pas du tout, il s'agissait de la voix de DC Basehead. Intriguée par notre méprise, la cinéaste a éprouvé la curiosité de découvrir ce groupe anglais inconnu.

    Ce fut comme un coup de foudre. Claire Denis s'est mise à suivre tous les concerts de leur tournée française, une amitié solide s'est nouée entre elle et Stuart Staples, et c'est ainsi que les Tindersticks ont été conviés à créer la musique de Nénette & Boni ­ de l'importance des hasards et des méprises musicales dans la genèse des films.

    Les Tindersticks étaient donc présents dès le montage. C'était la première fois que Claire Denis travaillait avec des musiciens en amont, que la musique était intégrée organiquement à la structure du film, participant en symbiose au travail de mise en scène ­ certaines séquences étant ajoutées ou enlevées en fonction des harmonies et des boucles de la bande à Staples. D'où la première impression forte produite par Nénette & Boni : celle d'un film musical, pas seulement parce qu'on y entend beaucoup de musique, mais par les accélérations ou ralentissements de son pouls, par l'agencement de ses mouvements et les rimes entre ses plans, par toute une alchimie secrète et interne qui le traverse de bout en bout ­ par exemple, aux fusils trafiqués par la bande à Boni répondra plus loin le dézingage de son père par des mafieux, la première vision de Nénette dans une piscine annoncera sa future grossesse, la pâte à pizza de Boni fait écho aux viennoiseries de sa voisine la boulangère... Variation rouge du film bleu qu'était J'ai pas sommeil, Nénette & Boni avance de façon somnambulique, paradoxalement suspendu entre réalisme et onirisme, entre brouhaha urbain et engourdissement, entre la trivialité absolument quotidienne de ses situations et la stylisation de sa forme faisant tendre le film vers l'abstraction de la musique ­ et franchement, ceux qui voient là du naturalisme à la Ken Loach sont priés d'arrêter de sniffer de l'huile de vidange usagée pendant les projos.

    Autre paradoxe stupéfiant, la tentation abstraite de Nénette & Boni passe aussi par ce qui a toujours fait la force et la singularité du cinéma de Claire Denis : le pouvoir d'incarnation, la densité physique, la puissance charnelle de son filmage. Même si son nouveau monteur, Yann Dedet, va morceler son film plus qu'à son habitude, Claire Denis tourne toujours en plans longs, enregistre de la durée, non pas par choix théorique (Denis travaille en intuitive, la théorie ne vient qu'après-coup), mais parce que la durée fait passer du temps sur l'objet filmé et l'imprime plus pleinement dans le cadre et sur la pellicule. C'est ce temps de l'enregistrement qui différencie peut-être un plan de cinéma d'une image de clip ou de publicité. Sensation tactile parfaitement ressentie dans Nénette & Boni, qui prend la forme d'une véritable chorégraphie des corps et des fluides, des matières et des objets. Il y a le corps-Nénette, alourdi d'une grossesse encombrante comme une bosse lynchienne, le corps-Boni, éclatant de vitalité adolescente mais emprisonné dans les murs de sa chambre et de ses frustrations, le corps resplendissant de bonheur agaçant de la boulangère sortie d'une opérette de Demy ­ si l'on émet une réserve, ce sera sur cette partie boulangerie qui laisse parfois perplexe, ne s'intégrant pas toujours avec bonheur à l'univers du film. Et puis il y a le corps-Nénette & Boni, souterrainement travaillé par le thème des fluides et des matières en mouvement : eau de piscine et eau du bain, pollution nocturne et clapotis de la cafetière électrique, pétrissage de la pizza et cuisson des brioches, masturbations de Boni et grossesse de sa sœur Nénette.

    Car Claire Denis raconte aussi une histoire de famille, mais autrement plus originale et risquée que les conventions boulevardières habituelles du cinéma français moyen. Une histoire de filiation compliquée sur laquelle flotte un léger parfum incestueux. La mère est hors champ, le père apparaît ponctuellement à la périphérie de l'histoire : honni par son fils Boni, il tente de récupérer Nénette qui vient de le lâcher. Passe alors vaguement l'idée œdipienne inversée que c'est peut-être lui qui a cloqué sa fille, mais rien ne l'indique non plus. Ce qui est sûr, c'est que le lien unissant Nénette et Boni est unique et spécial comme seules peuvent l'être les relations entre frère et sœur. Nénette vient donc se réfugier chez son frère et leurs trajectoires contraires se croisent idéalement. Nénette et son ballon vraiment encombrant, trop-plein dont on ne sait que faire quand on est encore à l'âge du lycée ; Boni et ses manques à habiter, les trous qu'il aimerait bien combler, que ce soit celui, trivial et concret, de la boulangère ou le sien, affectif et sexuel. Une affaire de vases communicants, "de creux et de bosses", comme le résume joliment la cinéaste. Nénette et Boni dorment ­ mais ne couchent pas ­ ensemble et ils vont finir par avoir un bébé : celui que Nénette va finalement mettre au monde et "refiler" à son frère... Si l'idée de l'inceste plane sur le film, ce n'est pas vraiment formulé et absolument pas scabreux, encore moins moralisateur ­ pas dans les habitudes de la maison Denis. Cette histoire d'un frère et d'une sœur qui s'unissent presque contre leurs parents n'est pas bouclée ou explicitée dans ses moindres recoins, laissant une belle part aux blancs et points de suspension dans lesquels peut s'engouffrer l'imaginaire du spectateur. Claire Denis avait pourtant tourné des scènes explicatives, mais elles ont terminé sur le sol de la salle de montage. Cette préoccupation du hors-champ scénaristique trouve aussi sa correspondance dans la distance de filmage choisie par Denis, majoritairement serrée : une chambre, une boulangerie, une rue, des plans rapprochés... Et pourtant, on sent tout le temps la présence de la ville au-delà du cadre, on croit voir Marseille, un Marseille plutôt introuvable en cartes postales. Dans ce Marseille sans OM et sans vieux port évoluent les formidables Grégoire Colin et Alice Houri, comme un prolongement développé du couple frère-sœur d'US go home : Grégoire/Boni, son énergie bonasse et son incomplétude énervée, trouvant avec sa sœur et son bébé neveu un nouveau point d'équilibre ; Alice/Nénette, son corps déformé et sa dignité butée, traversant douloureusement le miroir séparant l'enfance de l'âge adulte, adolescente endurcie trop vite devenue mère... Nénette & Boni comme la zone incertaine où les enfants apprennent à devenir des hommes et des femmes, avec toutes les pertes et profits que ce passage obligé entraîne. Cette incertitude, cet état de transit que l'on retrouve dans l'histoire et dans la forme font tout le prix de ce film à l'étrange beauté douce-amère.

    Les déplacements et placements de caméra incarnent et possèdent ce qui devient flagrant par son absence dans le cinéma, de manière général: un langage. Claire Denis illustre de manière incandescente, par sa volonté d'extirper le langage oral, le texte de son cinéma, le recherche de l'image perdue. De plus, elle articule, solidarise le prétexte avec cette errance picturale.Elle réhabilite l'art fait cinéma, très loin de la pacotille déjectée de manière régulière.Dans " Nenette et Boni ", Claire fait suivre à la caméra un chemin peu usuté, de la racine de la chair, qui s'ouvre sur les corps des frère et soeur.Sans discours noyant et dégringolant le propos, elle suggère le lien, contre nature, des 2 jeunes gens: lien du sang, de la poussée charnelle.
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    la fêlure vitale: Claire DENIS Empty la fêlure vitale (suite ): Claire DENIS

    Message par bye Mer 23 Jan - 11:26

    Les insomnies de Claire Denis


    LA réalisatrice de « J’ai pas sommeil » explique les raisons pour lesquelles elle s’est intéressée à l’affaire Thierry Paulin.



    Le fait divers est l’un des bailleurs de fond des histoires au cinéma. Avec « J’ai pas sommeil », vous vous êtes emparée de l’affaire Thierry Paulin. Comment expliquer cet intérêt ?

    Je tournais au Cameroun mon premier film « Chocolat » lorsque lui et son complice ont été arrêtés. Je n’ai donc pas ressenti l’émotion qu’a produite cette affaire. En rentrant en France, j’ai lu un entretien de Jean Baudrillard à propos de l’insécurité. Concernant le cas de Thierry Paulin, sa réponse m’a fortement impressionnée. Où l’on pouvait relever de la violence lui ne voyait que virulence au sens clinique du terme. Autrement dit, il regardait le corps social comme une entité malade atteinte d’un virus figuré par Thierry Paulin et dont l’apparition et l’impact pouvaient se comparer au SIDA. Quelque temps après, sort dans les kiosques une série de dossiers sur les grands criminels, le premier numéro consacré au « tueur de vieilles dames ». Pour moi, il y avait comme une arnaque dans ces publications mais, en même temps, des photos de Paulin enfant, le témoignage d’un médecin qui l’avait examiné, celui du commissaire qui avait entendu ses aveux servaient de documentation. Tout cela a concouru à y regarder de plus près.



    Comment, du réel, en dégager une fiction ?

    Avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste, nous n’avons pas voulu hasarder une quête psychologique. Eviter les jugements de comptoirs de bar. Le meurtrier, lui, échappe à l’investigation. Peu à peu, s’est dégagé un centre opaque et qui l’est resté jusqu’au bout du tournage -, représenté par Camille (nom donné à Paulin dans le film, NDLR) et puis, autour, comme les ronds dans l’eau quand vous jetez une pierre sur la surface plane d’un étang, les personnages rencontrés dans tout fait divers.


    Quels sont-ils ?

    Vous avez la mère, l’institutrice, le frère, ceux qui l’ont côtoyé et qui retiennent d’abord combien il était gentil, qui ne comprennent pas ce qui a bien pu se passer. Le frère de Camille, par exemple, interprété par Alex Descas. A posteriori, on pourrait croire qu’il va comprendre plus vite que d’autres ce qui se trame, en quoi son frère ne va pas bien, et les actes terribles qu’il commet. Eh bien, pas du tout. S’il a des doutes, il est plus préoccupé de retourner aux Antilles et fait peu de cas de Camille. Il y a également Ninon, la propriétaire de l’hôtel incarnée par Line Renaud. Selon moi, elle est la parole du bon sens, elle représente une certaine forme de sécurité, sans chichi. Mais elle ne joue pas les arbitres entre le bien et le mal. Ce n’est pas le problème. Quant à Daïga, cette jeune Lituanienne débarquant à Paris, elle est dans cette histoire à la fois forte, parce qu’elle est détachée, et porte son regard sur Camille en sympathie, mais de cette sympathie qui vient de la distance qui les sépare. Tous ces personnages se déplacent ensemble durant tout le film. Il fallait éviter tout croisement factice.



    Et les meurtres ?

    Difficile à filmer. Outre la mise en scène des séquences d’assassinat qui mettent en présence Camille et son amant et complice Raphaël, nous n’avons pas cessé de nous interroger sur l’éthique qui pouvait nous guider. J’ai songé à la phrase de Jean-Luc Godard : « Le travelling est une affaire de morale. » Généralement, cela ne me donne pas des insomnies. Je devais y répondre en centrant bien sur l’acte afin d’éviter toute image spectaculaire. Le choc n’aurait servi à rien.



    Morale, éthique, vous ajustez cela comment à propos d’un meurtrier qui a avoué tous ces crimes et présenté par une certaine presse comme une sorte d’ennemi public ?

    C’est moins l’affaire que les prolongements et les spéculations « sociologiques » qu’on lui accorde qui me gênent aux entournures. J’en ai assez d’entendre que l’« Autre » c’est l’ennemi, lui qui génère la peur, et que dans ces conditions le discours sécuritaire se justifie à tous les coups. Les liens sociaux qui se délitent de plus en plus tendent à aggraver ce sentiment de peur. Je pense que cela vire à l’hystérie et la solitude se profile, non seulement pour les personnes âgées, mais également pour les plus jeunes. Camille est le type même qui risque de susciter des haines primaires : il est noir, il est homosexuel et il tue des personnes sans défense. Il n’est pas question d’évacuer les monstruosités qu’il a commises mais d’éviter les raccourcis, les jugements définitifs et les généralisations intempestives.

    Il faut ajouter à cette rareté, le rythme d'une caméra de nuit, cahoteuse, qui exprime tout autant l'effritement de la communauté humaine, et son impact sur les plus fragilisés.Une scène absolument mythique se détache de l'écran lorsque le " héros " dans une boîte de nuit, apparaît, enveloppé d'une musique de Jean-Louis Murat.

    Ballade en rouge sang Trouble Every Day De Claire Denis.

    Cela commence par de douces images sur fond de ballade jazzie des Tindersticks, reflets de vaguelettes de la Seine, enfilade d’arches de pierres, ciel crépusculaire. Les mêmes plans, à la fin, prennent une tout autre teinte, celle du film, rouge sang. Depuis longtemps était annoncé le travail de Claire Denis sur un film de genre. Pour nous mettre un peu plus l’eau à la bouche, les organisateurs du festival l’avaient présenté comme un " film gore " avant de l’annoncer en sélection officielle mais hors compétition, comme si on avait hésité devant l’audace. Et pourtant. Une défection de projecteur aura retardé d’une journée la vision de Trouble Every Day. Enfin, on l’a vu. Inutile de s’attendre aux flots de jus de tomates et autres pitreries propres - si l’on ose dire - au genre. Il faudrait au contraire établir une liste de tout ce qui est montré d’ordinaire et est ici laissé en hors champ, de façon toute délibérée, à commencer par le refus de toute explication systématique comme de tout effet. La cinéaste qu’est Claire Denis sait combien l’émotion d’une scène surgit davantage d’un plan fixe que d’une caméra épileptique et que leur juxtaposition suffit à faire sens, sans avoir besoin d’en rajouter.

    Comme le suggèrent les notes mélancoliques qui l’accompagnent, le film s’organise en un ballet de personnages sans rapports entre eux au départ. Un homme (Alex Descas) retrouve une femme prostrée dans un terrain vague, couverte du sang d’un cadavre déchiqueté gisant auprès d’elle, Coré (Béatrice Dalle). Un couple de jeunes Américains en voyage de noces vogue vers Paris, Shane (Vincent Gallo) et June (Tricia Vessey). Deux jeunes hommes (Nicolas Duvauchelle et Raphaël Neal) ont envie de braquer le pavillon où l’homme enferme Coré. Sur le même mode détaché, désespéré, fatal que la musique des Tindersticks, ces personnages vont se croiser. Saisis dans la banalité du quotidien, sans que rien ne se passe, ils avancent les uns vers les autres. Il y a, tapi au fond de tout ça, du Barbe Bleue des terreurs enfantines, à cela près qu’ici son épouse séquestrée serait plutôt de la famille de Dracula. Quant à ce qu’on voit venir, ce pourrait être aussi une histoire d’amour, mais si Shane et Coré vont l’un vers l’autre, il n’est pas question qu’ils s’aiment, souffrant du même mal. Qui dit genre, dit scène de genre, soit ici la mise à mort. Le jeune voleur, Erwan (Nicolas Duvauchelle) apprend à ses dépens que la curiosité est un bien vilain défaut. On l’écrit avec un sourire, comme par exorcisme, tant cette séquence meurtrière - où il se retrouve entre les mains et les dents de Coré - est filmée magnifiquement. Elle est conçue et photographiée (par Agnès Godard, fidèle de Claire Denis) comme une scène d’amour, qu’elle est pour lui au départ et jusqu’à son terme pour elle, grain de la peau et torse de la victime promise saisie dans toute leur sensualité. ouvre forte, troublante à souhait comme le promet son titre, Trouble Every Day donne aussi à voir une Béatrice Dalle toute en folie fauve, dont le talent, sans le recours quasiment d’aucun dialogue, explose ici. Le film de Claire Denis démontre encore une fois une de ses grandes qualités, le sens de la captation des corps - en tout ou partie - éprouvé au plus haut point lors de Beau travail.
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    Message par bye Mer 23 Jan - 11:31

    Je treminerai cette sortie du sommeil de Claire Denis, par l'évocation de " vendredi soir "
    A partir d'un matériau très mince, la rencontre d'un homme et d'une femme lors d'un embouteillage, Claire Denis réussit un bel exercice de style. Vendredi soir est aussi physique que mental, avec la ville, la nuit et les voitures comme excellents personnages secondaires.

    A bien des égards, Vendredi soir ressemble à un défi de cinéma, aux exercices que l'on pratique dans les écoles pour fourbir ses armes de futur cinéaste. Les obstacles sont ici les suivants : argument très mince (brève rencontre), unités très réduites de lieu et de temps (un embouteillage, une nuit), seulement deux personnages principaux, des dialogues minimaux, et deux acteurs ultracélèbres, qui doivent justement faire oublier leur image et baisser leur taux d'identifiabilité. Bref, une somme de paris narratifs, formels et techniques. Sans se hisser au niveau de films aussi beaux et mémorables que J'ai pas sommeil ou Trouble Every Day, Claire Denis réussit haut la main son "examen", ce qui n'étonne guère vu sa trempe et son CV.
    Vendredi soir, donc : Laure (Valérie Lemercier, à rebours de ce qu'on sait d'elle) déménage, elle termine ses derniers cartons, referme une dernière fois la porte de son appartement de jeune femme indépendante, avant de prendre sa voiture pour aller vivre chez son compagnon en banlieue (on devine ces informations par quelques coups de fil ou autres détails savamment distillés). Mais ce soir-là, il y a une grève générale dans Paris, et donc un gigantesque embouteillage ­ d'autant plus massif et inextricable qu'on est vendredi. Laure va prendre un piéton à bord (Jean, joué par l'excellent Vincent Lindon), geste pas si anormal que ça dans ces circonstances-là. Sans trahir le suspense ou la substance du film, on peut dire qu'ils vont passer une nuit ensemble.
    Comment Claire Denis s'y prend-elle pour nourrir un film d'une heure et demie sur une trame aussi étique ? Tout simple : en enveloppant ce squelette scénaristique d'une chair consistante qui s'appelle aussi le cinéma. Tout simple, vraiment ? D'abord, il faut faire travailler les acteurs, les regarder, tenter de capter ce qui les travaille, guetter leur moindre frémissement, scruter leur visage, leur corps, les moindres parcelles de leur visage et de leur corps.
    Dans ce mouvement d'étude d'un acteur, dans cette topographie de visages/paysages, ne pas oublier de donner un contre-emploi total à Valérie Lemercier. La fameuse comédienne de one-woman show deviendra une jeune femme en parenthèse, un peu fantasque, prête à toutes les aventures. La tchatcheuse dont l'art comique repose sur la parole sera ici quasiment muette, le bec cloué par un rôle tout en intériorité. Face à elle, en amant de passage, en passager prometteur, Lindon apporte son cuir épais, sa minéralité, bref, la présence innée du grand acteur qu'il est depuis longtemps (médiocres films inclus).
    Ensuite, ne pas se concentrer uniquement sur les deux acteurs, les deux personnages, leur liaison. Engouffrer là-dedans tout ce qui vit et palpite autour... Injecter de la durée, de la latence, de l'attente, de la rêverie, du fantasme, bref, tout ce qui peut traverser la tête d'un automobiliste coincé dans un bouchon, ou celle d'un spectateur actif. Ne pas négliger les personnages secondaires : badauds de passage, voisins de table de restaurant ­ et en cinq minutes d'apparition à l'écran, Hélène Fillières fait acte de présence, de ligne de fuite vers une autre fiction, un autre film.
    Mais encore, ne pas se limiter aux humains, faire vibrer tout le "cosmos" de cette unité de lieu et de temps, convoquer donc comme personnages supplémentaires les voitures (étrange troupeau de tôle, à la lisière du fantastique), la pluie, la nuit, les néons mouillés des commerces et la ville de Paris. Capter l'étrangeté de l'atmosphère, le décalage créé par cet embouteillage, et par le déménagement. Car du coup, tout est différent, la ville est paralysée, le temps social est suspendu, l'espace est figé, ouvrant les parenthèses de toutes les béances possibles pour une Laure déjà en situation d'entre-deux : une fugue, une rencontre, une nuit avec un inconnu, pourquoi pas même un crime, une fuite, une disparition...
    Même si tout cela ne se concrétisera pas, tout cela est possible. Souvenez-vous des grèves de 1995, souvenez-vous comment Paris et les Parisiens avaient changé, pris par l'ivresse d'une petite brèche dans le béton armé de la routine quotidienne. C'est un peu de cette atmosphère, de ce sentiment de liberté que capte à son meilleur Vendredi soir : l'idée à la fois grisante et légèrement effrayante que le monde s'arrête un moment, que l'aventure frappe à la porte, qu'une existence peut bifurquer, que l'on peut éventuellement changer de vie, tout larguer, partir ailleurs, ou simplement frôler ces possibles.
    Laure et Jean passent donc la nuit à l'hôtel. Encore un test de cinéma, très à la mode ces temps-ci : filmer une scène charnelle, défi corsé par la présence de deux vedettes. Claire Denis le relève avec sensualité et pudeur. Et si elle ne renouvelle pas de façon décisive la façon de filmer l'étreinte elle-même, elle montre en revanche avec une infinie précision, un soin quasi entomologique, ce qu'on ne voit et ne verra jamais dans un porno : les hésitations précédant une première fois, le petit cortège de délais infimes que sont l'attente, la pudeur, la fébrilité et la crainte, les complexes, la gaucherie... Non Marc Dorcel, coucher avec un(e) inconnu(e) ne va pas toujours forcément de soi.

    Tout celà bien sûr, n'est pas dit, mais fragmenté, dans une ville porteuse de tant d'ahurissements noirs, d'angles aussi dirigés vers des sorties, des fuites de l'ordinaire. La ville un wwek-end, présente cette alternative, dans un brouillard de bruit, de violence te solitude larvées, noyées dans la multitude.

    Vendredi soir, c'est avant tout un exceptionnel travail de dilatation ­ dilatation du temps bien sûr, mais aussi de tous les mille détails qui font la réalité subjective à un instant T : le balai d'un essuie-glace, la plaque d'immatriculation d'un véhicule, le touche-touche des voitures, la conversation des convives d'un restaurant, les messages de FIP... En dehors de la présence de ses deux excellents acteurs, Claire Denis a été bien épaulée par la cinégénie de Paris sur nuit, le travail impressionnant d'Agnès Godard à la lumière et au cadre. Vendredi soir aurait pu s'intituler J'ai pas sommeil, ou Trouble Every Day. S'il n'atteint pas l'accomplissement jazzy-bluesy du premier, s'il n'exsude pas la beauté malade du second, s'il a parfois l'allure d'un exercice de style sur fil de fer scénaristique, Vendredi soir n'en demeure pas moins une belle bouffée de cinéma. Beau travail, donc.



    Filmographie

    Chocolat
    1988

    S’en fout la mort
    1990

    J’ai pas sommeil
    1994

    Nénette et Boni
    1996

    Beau travail
    1999

    Trouble every day
    2001

    Vendredi soir
    2002

    L’Intrus
    2004

    Vers Mathilde
    2005



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    Message par bye Mer 23 Jan - 11:34

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    Message par bye Mer 18 Fév - 19:56

    laissé à terre les secondes, les bruits, le souffle: voici la voix, son voile, le mystère..de la beauté, du cinéma !


    http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/toutarrive/
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    Message par bye Dim 28 Mar - 8:01

    A l'occasion de la sortie en salle de son dernier film "White Matérial", toujours aussi exigent, sans concession, voici l'entretien accordé à Télérama.

    Quand elle réalise son premier film, Chocolat (1988), Claire Denis a d’autres vies derrière elle. Dans la France des années 70, elle a accompagné Jacques Rivette, Costa Gavras et Robert Enrico (sur Le Vieux Fusil) et elle revient, au mitan des années 80, de grands périples américains avec Wim Wenders (Paris, Texas) et Jim Jarmusch (Down by law). Pour ses premiers pas de réalisatrice, elle se tourne vers un « territoire » qui est le sien, l’Afrique, où elle a grandi (au Cameroun, au Burkina Faso) et où va s’ébaucher son regard de femme libre et indépendante. Des banlieues de S’en fout la mort aux Caraïbes parisiennes de 35 Rhums, au fil d’une œuvre foisonnante, l’Afrique et les aventures déchirantes des enfants de la colonisation ne la quitteront jamais. Elle y retourne aujourd’hui pour White Material, qu’elle a écrit avec Marie NDiaye, prix Goncourt 2009. Dans un café parisien, pendant deux longues matinées d’hiver, elle refait, avec émotion, le chemin d’une vie très singulière de cinéaste nomade.
    Vous sortez deux films en un an – 35 Rhums et White Material – alors que depuis L'intrus, en 2005, nous étions restés sans nouvelles de vous...
    L'intrus était un projet cosmique, dans lequel je me suis beaucoup investie avec Humbert Balsan [producteur qui s’est suicidé trois mois avant la sortie du film NDLR] et Pierre Chevalier, d'Arte. Nous partions loin, et le tournage s'est fait par fragments répartis sur un an, dans le Jura, en Suisse, en Polynésie puis à nouveau dans le Jura, à l’époque des neiges, et, enfin, en Corée. J'ai vraiment eu l'impression de me lancer dans une épopée à la Stevenson. Les choses, ensuite, se sont enchaînées très vite. J'ai commencé à parler de White Material avec Pascal Caucheteux [le producteur d’Un prophète] et, parallèlement, je me suis lancée dans l’écriture de 35 Rhums, qu’Humbert Balsan avait l’intention de produire. Trois ans sans tourner, ce n'est pas si long. Et si White Material et 35 Rhums sont si rapprochés, c'est que la préparation du premier a progressé lentement. Je travaillais avec un nouveau producteur, ma relation avec Isabelle Huppert prenait le temps de mûrir et Marie NDiaye, avec qui j’ai écrit le scénario, vivait à Bordeaux... En revanche, pour 35 Rhums, tout est allé très vite : c'est une histoire que je connaissais par cœur, celle de la relation entre ma mère et son père. J’ai achevé les deux en même temps, mais je n'ai pas pu aller jusqu'à les présenter ensemble au festival de Venise. J'espère que je ne revivrai pas l’expérience de me retrouver dans une salle de montage avec deux films. A un moment, j'ai eu peur, je me suis demandé si, créativement et même sentimentalement, il était possible de mener à bien deux projets en même temps. Mais me suis aperçue que, curieusement, les films sont étanches. Ils ne déteignent pas l'un sur l'autre. Au contraire, leur singularité se renforce.

    Jim Jarmusch, dont vous avez été l’assistante sur Down by law, dit qu’il est de plus en plus difficile de faire des films comme les vôtres et les siens. Avez-vous le sentiment de devoir vous battre pour réaliser vos projets ?

    Non, je ne crois pas. Ou alors, il faut s'entendre sur ce qu'on met derrière ce mot. Faire un film, c'est difficile, les sociétés indépendantes comme Why Not, qui a produit White Material et Un prophète, se battent en permanence. Et elles se battent pour tout. Après Un prophète, on peut avoir l’impression d’une facilité, mais je n'ai jamais rien vu se faire, chez eux, qui ne soit pas de l'ordre de la bataille. Il est de plus en plus dur de produire des films dits indépendants. Les cinéastes en sont conscients et assument leur part de cette difficulté. Mais je ne crois pas que nous le vivions de la même manière qu’aux Etats-Unis. L’histoire de Jim Jarmusch est très particulière. Son parcours a la fulgurance d'un éclat et appartient à une époque où le cinéma indépendant était en lévitation. Quand il a obtenu la Caméra d'or à Cannes, avec Stranger than Paradise, en 1985, tout le monde voulait faire un film comme le sien. C'était une référence. Pas seulement en terme de style mais aussi en terme de méthode de travail. Tout le monde rêvait d’une d’indépendance comme la sienne. Mais je comprends que Jim vive difficilement le combat qu’il doit mener pour la préserver au fil des années. Il a gagné en liberté, il a avancé dans son travail, mais, autour de lui, les réseaux se sont taris. Je ne peux pas parler de la même voix que lui, car, en France, nous avons la chance d’avoir des producteurs avec qui nous menons la bataille.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35223
    Isabelle Huppert dans White Material (2010).

    “Je souffrais d'une forme d'autisme
    et j'ai trouvé, dans le cinéma,
    un univers qui m'accueillait
    sans me demander mes papiers.”



    Jim Jarmusch dit avoir plus de mal qu’avant à financer un cinéma qui repose sur une vision poétique et non narrative, un esprit que vous partagez avec lui.
    Disons que nous nous retrouvons là en ayant suivi des chemins distincts. Même si nous sommes proches, nos films ont des origines extrêmement différentes. La « poésie » qui se loge dans nos fictions ne prend pas sa source au même endroit. Je souffrais, moi, d'une forme d'autisme et j'ai trouvé, dans le cinéma, un univers qui m'accueillait sans me demander mes papiers. Je me suis rendue compte très vite que voir et faire des films me permettait de me sentir moins repliée sur moi-même. J'ai une certaine appréhension à m’exprimer, et c'est pour cela que j'ai recours, non pas à des métaphores mais, parfois, à des scènes muettes. Je ne crois pas pour autant filmer « en poésie ». J'essaie de faire en sorte que certains sentiments naissent du silence, ou de mots qui n'ont rien à voir avec la scène, comme une bulle qui éclot à la surface d'un marécage. Pour moi, c'est ça une scène : quelque chose a longtemps germé et fermenté – ça peut aussi être un gaz nauséabond – et soudain affleure à la surface. C’est ce que j'essaie de capturer.






    Jim Jarmusch est parti, je pense, d'une autre vision de la poésie. D'ailleurs, quand on dit poésie, on ne parle pas de la même chose ici et aux Etats-unis. Là-bas, Jim m’a fait découvrir une filiation entre les poètes et les musiciens. Il m’emmenait écouter des poètes qui donnaient lecture de leur dernière œuvre dans une grande salle, comme si l’on assistait à un concert. J'ai commencé à lire à haute voix de la poésie après être allée en Amérique. Ça change tout. Nous sommes sur la même longueur d’ondes, Jim et moi, mais quand on parle de poésie, on ne comprend pas tout à fait la même chose.

    Il vous présente, en tout cas, comme une « lutteuse » exemplaire, prête à aller en prison pour ne pas compromettre sa vision.
    Peut-être qu'il embellit l'histoire ! J'ai toujours eu l'impression d'être entrée dans le cinéma par effraction. Je me suis retrouvée là car je ne voulais aller nulle part ailleurs. Mais, au fond, rien n'était sûr. D'ailleurs, j'ai longtemps caché mon désir de faire des films, y compris quand je travaillais comme assistante sur Down by law. Il savait que j’étais en train de faire des repérages au Cameroun pour Chocolat, mon premier film, mais je n’en parlais pas. J'essayais de me dire : « On verra bien, ça n'est pas au programme. »

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35224
    Chocolat (1988); Down by Law (1986).


    Jim Jarmusch, au contraire, a eu une démarche volontariste. Il s'est dit « je serai cet homme-là, cet artiste-là ». Comme Vincent Gallo, qui insupporte tout le monde : à 17 ans, fils de coiffeur à Buffalo, il savait qui il voulait être. Moi, si je le savais, je n'osais pas l'exprimer. J'avais l'impression qu'être cinéaste, en Europe, c'était une chose à laquelle je n'avais pas vraiment droit. C'est grâce à des gens comme Jacques Rivette, Jim Jarmusch ou Wim Wenders, que je me suis rendu compte que je pouvais m’appuyer sur ce désir de cinéma. Alors oui, on peut me foutre en taule, ça ne me fait pas peur. Pas parce que les choses sont déjà difficiles pour moi, mais parce que je me suis, dès le départ, préparée à ce que tout foire. Ce n'est pas du tout nihiliste, j'ai été élevée par une mère très dépressive, et ça m'a aidée à me sentir forte. Le pessimisme protège : comme je m'attends à ce que rien n'aille bien, je ne suis pas déçue. J'ai quand même réussi à faire des films. Pendant ces années, quelque chose a cristallisé qui me ressemble. Pourtant, au début des années 80, je n'avais vraiment pas le profil pour faire du cinéma.

    “Moi je veux bien être inutile.
    Franchement ça me va très bien.”


    Pourquoi ?
    D'abord parce que j'étais une femme qui voulait tourner loin de France. En Afrique. Or, les gens ne trouvaient pas ça très féminin. Il aurait sans doute mieux valu que je m'intéresse à des histoires de couple. On m'a aussi reproché que mes personnages principaux soient des hommes. Jusqu'à White Material, en tous cas. Beaucoup m'en ont voulu – y compris d'autres cinéastes –, comme si je manquais à mon devoir de femme en ne participant pas à la cause féministe, en étant, soi-disant, tellement attirée par la plastique masculine. Etre fascinée par les hommes semblait une faiblesse, parce que les vrais problèmes étaient du côté des femmes. On n'a pourtant jamais reproché à un réalisateur homme d'être fasciné par les femmes. Pourquoi le cinéma des femmes devrait-il être utile et constructif ? Moi je veux bien être inutile. Franchement ça me va très bien.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35225
    Isabelle Huppert dans White Material (2010); Alice Houri et Valéria Bruni-Tedeschi dans Nénette et Boni (1996); Giulia Boschi dans Chocolat (1988).


    Quel rapport entretenez-vous avec l'économie de vos films ? Est-ce une question plus cruciale qu'avant ?
    Si le budget et le scénario d'un film ne sont pas en accord, si la réflexion n’est pas cohérente, on travaille mal. Dès que cette alliance est bancale, le film trinque, il perd son équilibre. Et moi, je ne saurais pas résoudre ce genre de conflit. Je détesterais être une pasionaria, une « Cimino » [le réalisateur des Portes du Paradis, gigantesque épopée dont l’échec a fait couler United Artists]. Pour moi, il est important de partir avec un équilibre, qui bougera un peu selon les phases du film, mais sur lequel on peut compter. Le cinéma reste un monde de liberté, mais dans une économie donnée. Quand j'ai réalisé Beau Travail, c'était pour Arte, avec peu de semaines de tournages, et j'ai préféré partir à Djibouti et opter pour l'ellipse, les fragments, plutôt que de raconter sous forme de téléfilm un destin dans la légion. Heureusement que ce principe de réalité nous accompagne chaque jour, et pas seulement pour des raisons d’économie. C'est grâce à cela qu'on réussit à faire des films. Le cinéma, c'est très concret finalement : quand nous étions à Djibouti, je savais que, vu la température, il fallait cinq litres d'eau par jour et par personne. Sur un budget, c'est beaucoup. Ça fait de la pellicule en moins. Mais si cette eau manque, le travail se fait mal. Voilà un principe de réalité. Parfois je me casse la gueule ou il faut me rappeler à l'ordre, il m’arrive de mal évaluer le temps de tournage d’une scène. Dans ces cas-là, soit je réussis à me rétablir, soit je traîne le déséquilibre, comme un boulet, jusqu'au bout. Tous les gens qui font des films connaissent ça : il ne s’agit pas d’une souffrance. Au contraire. C'est ce qu’il y a d’extrêmement physique et jouissif dans le cinéma : le défi.

    Quelle est l'origine de White Material, qui marque votre retour à l’Afrique vingt ans après Chocolat ?
    Pour moi, l’envie du film est née de ce que je lisais et entendais de la crise en Côte d'Ivoire. Mais, il y a longtemps, Isabelle Huppert m'a demandé si je voulais adapter, pour elle, le roman de Doris Lessing, Vaincue par la brousse. Le livre a été écrit dans les années 50, au moment où Doris Lessing a quitté l'Afrique du Sud, et elle y raconte l'histoire de ses parents. Son père était un Anglais qui, en Rhodésie, s'est inventé un destin grandiose de fermier. Vaincue par la brousse est l'histoire tragique d'un échec, dans lequel le frère de Doris Lessing était, d’ailleurs, toujours englué dans les années 80. J'ai dit à Isabelle que je n'avais ni la force ni l'envie de partir dans les années 30 en Afrique du Sud. Je ne me voyais pas, moi, Française, entrer dans l’histoire de ce pays, pendant une période antérieure à l'apartheid. Je n'ai pas les clefs pour ça. Et j'ai pensé à la Côte d'Ivoire, en me disant que c'était peut-être ce dont nous, Français, pouvions parler.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35226
    White Material (2010); Chocolat (1988).


    Vous avez vous-même grandi en Afrique, vous revenez sur un territoire que vous connaissez bien...
    En partie. L’histoire de White Material se déroule sur une plantation. Or, je n'ai jamais connu le monde agricole. Mon père était fonctionnaire avant l'indépendance du Cameroun, et, dans mon souvenir, les planteurs étaient très éloignés de son monde. A mes yeux, ils étaient les vrais colons. C'était les « possédants », qu'il était beaucoup plus difficile de faire disparaître du paysage. Pendant la crise en Côte d’Ivoire, il était clair que certains Blancs pouvaient partir parce qu'ils avaient investi ailleurs, à l'étranger, alors que d’autres, plus au Nord, qui cultivaient le café ou le cacao, se sentaient rivés à cette terre. Ils ne m'étaient pas forcément sympathiques, mais leur situation m'a touchée. Ils se sentaient appartenir au pays, tandis que leurs voisins noirs les considéraient comme des colons. En restant, ils prenaient des risques. C’était comme s'ils signifiaient à l'armée française : « Il ne peut rien nous arriver parce que nous sommes d'ici. » Avec Marie NDiaye, nous sommes parties de cette image : un hélicoptère de l’armée somme les Français de s’en aller, et le personnage d’Isabelle Huppert refuse d’écouter. Nous n’étions pas vraiment en empathie avec elle. Mais, comme toujours, quand on construit un personnage ambigu, on en devenait solidaire. On ne peut pas faire avancer un tel personnage sans s’en sentir proche. Même si on le juge.

    Vous avez tourné au Cameroun, mais vous ne donnez aucun repère géographique. Vous êtes parties d'une Afrique imaginaire ?
    Non. Je savais que le cacao disparaissait d'Afrique et qu'il restait des plantations de café. J'ai regardé sur une carte où elles se trouvaient. Au départ, je pensais que nous tournerions au Ghana. J'ai dessiné une plantation comme je pensais qu'elle pourrait s’y trouver, avec une route, une pharmacie, un collège, et une forêt où se cacheraient des enfants soldats... J'ai inscrit tous ces détails pour donner une topographie au personnage d’Isabelle Huppert. Après avoir écrit une première version, je suis partie, au Ghana avec Marie NDiaye, mais nous avons vite compris que le film ne se ferait pas là. La plantation que nous avions trouvée n'était pas du tout pratique pour le cinéma et, en plus, son propriétaire était en passe de la fermer. Ce voyage a, toutefois, permis que j'arpente une terre d’Afrique avec Marie NDiaye, même si ce n'est pas celle où j'ai tourné finalement. Le territoire de White Material n’est pas imaginaire, il est très réel mais dessiné à partir d’éléments qui appartiennent à nombre de pays d’Afrique, la route, le village, la plantation…
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35227
    Isabelle Huppert dans White Material (2010); Alex Descas dans 35 rhums (2008).


    Il est finalement aussi indéfinissable qu’une exploitation agricole en France. Pour le scénario, j’ai travaillé chez Marie NDiaye, dans la Garonne. On y fait de l’osier, des noix, du maïs et, au fond, nous sommes parties de ce décor. La mairie, sa maison, la route qui menait à la chambre que je louais à quelques kilomètres de chez elle et l’école où nous allions chercher son fils. Nous sommes vite tombées d’accord sur ce point, nous décrivions un coin d’Afrique – j’imaginais que ça serait le Ghana et c’est devenu le Cameroun –, mais nous y pensions du fond de la Garonne. Un lieu de cinéma a toujours une forme qui lui est propre, c’est un endroit particulier, un lieu qui transporte, qui échappe au réalisme. Quand je filme un conducteur de RER à Paris, dans son wagon, comme dans 35 Rhums, ça devient purement un lieu de cinéma.

    Je trouve souvent dégueulasse la manière dont l’Afrique est montrée au cinéma. Comme dans Blood Diamond, avec Leonardo Di Caprio, le film sur la guerre civile au Sierra Leone. Le film a été réalisé au Ghana, un des meilleurs élèves du FMI, et on utilise ce décor pour montrer une Afrique sanglante où un héros blanc débarque en sauveur. Je voulais éviter ça à tout prix. Je ne voulais pas de compassion, je déteste ça. L’Afrique, ou Haïti, vue comme un immense chaos où nous apportons la compassion et le secours. On en adopte les enfants et, d’un autre côté, dans un film comme Blood Diamond, on peint les enfants soldats comme des icônes de la sauvagerie. C’est totalement contradictoire. Quand Marie et moi avons imaginé des enfants-soldats, nous avons pensé « enfants » et pas « monstre ». Le terme qui nous revenait sans cesse, c’était « la marmaille ». Même s’ils sont capables de tuer, ils sont filmés comme des enfants.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35228
    White Material (2010).


    Comment vous arrangez vous, là-bas, de votre position de cinéaste blanche filmant l’Afrique ?
    Déjà, ça se voit. De la même manière qu’une personne blanche entrant dans une pièce où tout le monde est noir. Le cinéma autorise cela. On se montre, on ne peut pas se cacher, les acteurs jouent les scènes au vu de tous. On n’avance pas masqué. Sauf peut être dans les grosses productions américaines qui débarquent avec des fantasmes déplaisants sur l’Afrique. Je pense qu’on a su trouver une place qui était la nôtre. Non, ça n’a rien de difficile de faire un film en Afrique quand on est blanche.

    Votre rencontre avec Marie NDiaye est-elle celle de deux points de vue différents sur l’Afrique. Comment en êtes vous venues à travailler ensemble ?
    J’aime ses livres depuis longtemps. Je me suis décidée à lui écrire, un jour, pour lui dire à quel point ses histoires comptaient pour moi. Nous projetions de nous voir, mais nous n'habitions pas la même ville et ça ne s'est pas fait. Ce projet nous a réunies naturellement. J’ai toujours aimé admirer et aimer les gens avec qui je travaille.

    Notre collaboration n’est pas comme la rencontre de deux rivières qui formeraient une grosse vague. Pendant l’écriture, nous nous parlions beaucoup, nous nous racontions l’une à l’autre, pour qu’un résidu de cet échange nourrisse les scènes à venir. On se parlait en mangeant, en allant faire une promenade au bord de la Garonne, en allant chercher un enfant à l’école, et quelque chose de nous s’est tissé, qu’on retrouve dans l’écriture. Mais c’est quand même la vision d’Isabelle Huppert qui est à l’origine de l’histoire. Sa proposition est restée fermement ancrée dans le projet que nous avons écrit, Marie et moi. C’est Isabelle qui, depuis longtemps, voulait adapter le livre de Doris Lessing racontant un échec près de la terre, là où seule la vaillance compte. C’est ce qu’elle voulait jouer. Pas un ministre mais un fermier, quelqu’un qui se lève tous les matins en se disant : « Si je travaille, j’y arriverai. »

    “Je n’ai jamais été nostalgique de l’Afrique
    que j’ai laissée derrière moi. La mélancolie, pour moi,
    se loge plutôt dans le refus de la compassion.”



    Votre premier film, Chocolat, montrait une jeune Française retournant en Afrique, où elle avait grandi, et elle regardait les paysages avec une mélancolie que l’on retrouve parfois dans les yeux d’Isabelle Huppert dans White Material.

    Dans Chocolat, la mélancolie tenait du procédé, puisque le film est construit sur un flash-back. Mais Mireille Perrier, qui interprétait le rôle de France, a sans doute très bien su interpréter le type de mélancolie qui est la mienne. Dans le cas d’Isabelle Huppert, c’est une autre forme de mélancolie que nous avons construite, pour un personnage qui croit avoir tout contrôlé et qui s’aperçoit que tout lui échappe. Comme dans la chanson de Marilyn, elle est la « propriétaire » [« le propriétaire de mon cœur » dans My heart belongs to Daddy] et elle vit le déchirement d’avoir loupé le coche. Les événements vont plus vite qu’elle.










    Je n’ai jamais été nostalgique de l’Afrique que j’ai laissée derrière moi. La mélancolie, pour moi, se loge plutôt dans le refus de la compassion : c’est un peu déchirant, par moments, de ne pas se laisser aller à l’attendrissement. De rester fermement à sa place. Ça crée une tension qui peut-être dure à vivre. C’est, sans doute, ce qu’on qualifie de « cruauté » dans l’écriture de Marie NDiaye. Mais ses livres me bouleversent parce qu’ils sont vrais et que son regard est juste. Sa vision n’a rien de cruel. L’Afrique, il faut la regarder crûment. Ça peut rendre triste, mais l’Afrique, elle, n’est pas triste. Lors d’une avant-première de White Material, un spectateur m’a dit : « C’est terrible, ces corps, les morts, vous êtes si pessimiste. » Non, je ne suis pas pessimiste. Près de l’endroit où nous avons tourné White Material, il y a eu trente morts récemment… Est-ce que l’Afrique à laquelle les gens croient est celle de Madonna ? On en parle, de temps en temps, à l’occasion d’une famine, puis pour évoquer la vie de Mandela, ou celle d’un joueur de foot… Mais on ne s’intéresse pas à la nature même des pays, à ce qui les construit.

    La mélancolie de Mireille Perrier, je l’avais inventée pour Chocolat. Je suis moi-même un peu mélancolique, mais pas de cette manière-là. L’Afrique n’est pas un territoire que j’ai perdu, mais gagné plutôt. Elle était un atout pour moi, elle ma rendu plus forte et m’a sans doute aussi singularisée. Enfant, j’avais l’impression d’avoir une longueur d’avance sur les autres. J’avais vu ci, j’avais vu ça, le canal de Suez, etc. Mon père n’est pas né en France, ma mère avait un père étranger, et j’ai été élevée dans l’idée que le voyage c’était bien. Que connaître d’autres cultures, d’autres façons de vivre, d’autres paysages, était une force incroyable. Chez nous, il fallait tout goûter. Mon père aimait parler des langues différentes, il était extrêmement curieux. Quelqu’un qui ne pouvait s’exprimer que dans sa langue lui semblait un peu minable. Il plaçait la barre assez haut. Il ne fallait pas être QUE ça, mais un peu plus.

    Mes grands-parents habitaient en banlieue parisienne, et quand je revenais chez eux, en France, tout rapetissait. Non parce que l’Afrique, où je vivais, était vaste, mais parce que j’avais le sentiment d’y être de passage. Ce « nomadisme » déresponsabilise, il donne l’impression que rien n’est définitivement inscrit et que c’est mieux ainsi. En quittant un endroit, je n’ai jamais eu le sentiment de perdre quelque chose, mais de gagner énormément. L’éducation que nous donnait mon père était très éloignée du cliché colonial. Il avait plutôt la vision d’habiter des pays en devenir, qui allaient se libérer, connaître l’indépendance. C’était un être optimiste, vraiment de sa génération. Pour lui, le monde allait de progrès en progrès.

    Vous avez été élevée entre un père optimiste et une mère pessimiste ?
    Elle n’était pas pessimiste, mais un peu dépressive. Son mal de vivre n’était pas celui de la femme désœuvrée des récits coloniaux, elle ne souffrait pas d’avoir un mari qui nous emmenait vivre ici et là, mais plutôt de ce que je raconte dans 35 Rhums : elle a été élevée seule par un père parfait, un homme qui venait de loin, qui était né au Brésil et qu’elle a toujours transporté avec elle. Ma mère a 85 ans, elle a l’esprit assez romanesque et quand elle parle, aujourd’hui, de son père, mort il y a longtemps, ça me renverse : il est là, devant moi. J’ai récemment trouvé, dans une cave, une vieille cantine en métal pleine de lettres, datant de l‘époque où nous vivions en Afrique, à un endroit où il n‘y avait ni bureau de poste ni téléphone. En pleine brousse, comme on dit. Mon grand-père écrivait quotidiennement à sa fille. Sur le papier fin du courrier par avion. Une lettre chaque jour. Des choses anodines. « Que mange-t-elle ? Pas trop de bouillie j’espère. » Je trouve incroyable cette relation qui ne peut exister entre une mère et sa fille. Il faut ce trouble masculin-féminin pour que se tisse quelque chose de profond, intime et pudique. Dans les relations entre mère et fille, il y a beaucoup d’impudeur. Une forme d’intrusion. Entre les pères et les fils aussi. Une mère, ça peut ouvrir un placard, rentrer dans une salle de bains. Alors qu’entre un père et sa fille, il y a un respect que je trouve magnifique.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35229
    35 rhums (2008).


    Dans 35 Rhums, vous montrez d’ailleurs la sensualité de cette relation, l’intimité et la place à trouver…
    Ces gestes d’une grande douceur, entre eux, je les imaginés, je ne les ai pas vus. Je n’étais pas née. Mais ma mère m’a quand même parlé comme d’un vol de l’arrivée de mon père dans la vie de mon grand-père. Et quand elle a vu 35 Rhums [où le père boit 35 rhums le jour du mariage de sa fille], elle m’a raconté quelque chose qui m’a bouleversée. Je suis l’aînée de quatre enfants et j’ai eu droit à plus de confidences que mes frères et sœurs, mais il m’en restait à apprendre. Après la projection, elle m’a confié que son père asthmatique avait toujours chez lui des boulettes d’opium. Il venait du Brésil, il avait sa propre pharmacopée. Et le jour de son mariage, alors qu’elle était prête et lui en retard, comme d’habitude, elle l’a vu, pendant qu’elle attendait, entrer dans la cuisine, ouvrir un placard et prendre discrètement 5 boulettes d’opium. « Tu vois, m’a-t-elle dit, 35 rhums, c’est rien, mon père il a pris 5 boulettes d’opium ! »





    Vous avez dit, un jour, que du fait de votre enfance loin de France, vous vous viviez comme un être « séparé »…
    Je ne sais pas. Je suis revenue en France au début de l’adolescence. Je vivais au jour le jour, plutôt dans l’angoisse du nouveau lycée et de ce qui viendra ensuite. Je n’avais pas le sentiment d’être déchirée comme les Pieds noirs, qui sont arrivés en laissant tout derrière eux. S’il y avait un manque, je l’ai comblé assez vite. L’été de ma première, je suis allée au Sénégal, mon père continuait à travailler en Afrique, et j’ai senti que j’étais embarquée à jamais dans l’histoire de certains pays africains. Que le Cameroun, par exemple, me concernerait pour toujours

    Je me sentais française, mais ça évoquait une forme d’avidité, d’ouverture, d’envie d’aller vers les autres. Je pensais qu’être français, c’était ça. J’ai été un peu surprise, ensuite, de m’apercevoir que ça n’était pas tout à fait le cas, que ces idées me venaient plutôt de mes parents et de leur propre enfance. Mon père était catholique pratiquant, ma mère athée, la tolérance, chez nous, était obligatoire. J’ai ressenti, plus tard, en lisant les romans de Marguerite Duras, l’enfermement qu’on éprouvait quand on débarquait en France. Mais je ne l’ai pas réalisé tout de suite.
    Je me sentais « séparée », parce que je n’avais pas les mêmes souvenirs que les autres. Je n’avais pas passé toutes mes vacances d’été à Pornichet comme mes camarades de classe. Je me souviens de l’euphorie que j’ai ressentie quand j’ai découvert Le Lycéen, le premier livre de Bayon [journaliste à Libération et écrivain]. J’ai eu le sentiment, en le lisant, que je l’avais fréquenté au lycée à Yaoundé. Il décrit très bien, et sans aucune nostalgie, cette impression que nous avions d’être au top, d’avoir tout connu, d’avoir vécu et voyagé. Les anecdotes de son enfance me faisaient hurler de joie. Ensuite, quand il parle de son frère dans La Route des gardes, on voit aussi comme nous sommes marqués à vie par cette existence. Quand on vit loin, la famille prend une importance démesurée. C’est la seule chose qu’on emporte avec soi. Quand il évoque le suicide de son frère, c’est comme si on me parlait des miens, mes frères et sœurs, ces « territoires » qui occupent une place inouïe dans la vie, même si l’on fait mine de s’en moquer.

    “La voix d’Eric Burdon, le chanteur
    des Animals, représentait
    pour moi l’érotisme absolu.”


    La première chose qui semble vous occuper à l’époque de votre adolescence, c’est la musique, qui prendra ensuite une place importante dans vos films, le rock anglais en particulier.
    Comme beaucoup des ados de mon époque, j’écoutais Radio Caroline [qui émettait depuis un bateau au large des côtes anglaises], Les Animals étaient mon groupe, et la voix d’Eric Burdon, leur chanteur, représentait pour moi l’érotisme absolu. Je trouvais que l’anglais c’était mieux que tout. La musique chantée dans cette langue avait tout de suite plus d’allure. Je décrochais des jobs de jeune fille au pair en Angleterre uniquement pour aller m’acheter des disques. Il n’y avait rien de plus excitant que d’aller en Angleterre, parler anglais, avoir des 45-tours… C’était essentiel. La seule chose qui comptait en fait. Ça faisait passer la pilule du lycée. Et, pour moi, l’anglais n’était pas vraiment une langue étrangère, je l’avais déjà fréquentée en Afrique.



    Eric Burdon, comme bien des chanteurs de l’époque, était fasciné par la musique et la culture black, le fameux « je voudrais être noir » que chantait Nino Ferrer, c’est un sentiment qui vous parlait ?
    Le chanteur anglais ne vient pas d’un milieu confortable. L’Angleterre est violente, divisée, la « working class » les aristocrates, le Nord, le Sud, l’Irlande… C’est dur et cru. Pas aimable. Je ne sais pas si Eric Burdon voulait être noir lui-même, mais il a vite joué avec un groupe noir [War, NDLR], et son attachement au blues, au funk de La Nouvelle Orléans me touchait fortement. Mais, franchement, le rapport entre Blanc et Noir, par le biais dans la musique, je ne l’ai pas perçu à l’époque de mon adolescence. Je me projetais à 100 % dans la musique des groupes anglais. Les garçons blancs avec des jeans moulants, des bottines… C’étaient eux qui me plaisaient. A travers eux, je ne lisais pas la « noiritude ». J’étais simplement émue par des garçons blancs.

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35230
    Mick Jagger et les Rolling Stones; Eric Burdon de The Animals.


    D’où vous est venue l’envie faire des films ?
    Difficile à dire. A l’époque, je voulais être anglaise, c’est tout. Je trouvais tout bien, j’achetais des disques, je remplissais mes valises de bouffe anglaise. Ensuite, la rupture a été brutale. J’ai commencé à voir des films au ciné-club de mon lycée, et, comme je n’en avais pas vu dans mon enfance, ça a été un choc. Ça m’a transporté. L’Angleterre m’avait déjà permis de décoller, et je suis arrivée au cinéma avec le goût « british ». Tout est venu ensemble. Je n’ai pas abandonné les Animals pour le cinéma.
    “Ma mère nous a raconté ‘Hiroshima mon amour’
    plan par plan, à ma sœur et à moi.
    Tellement bien que quand j’ai vu le film,
    je le connaissais déjà parfaitement.”


    J’avais quand même une mère très cinéphile. Ce qu’elle préférait au monde, en dehors des livres, et de la Série noire en particulier, c’était aller au cinéma. En Afrique, elle me racontait les films qu’elle avait vus avec son père. C’est une manière assez freudienne d’entrer dans le cinéma. Elle me décrivait tous les films qu’elle avait aimés, Les 39 Marches, d’Hitchcock, par exemple. La seule chose qui m’intéressait, quand je revenais en France, c’était de demander à mon grand-père de m‘emmener au cinéma. Ma mère et lui essayaient de voir deux films par mercredi. Ils enchaînaient les séances. Pendant la guerre, c’était le seul endroit qu’ils trouvaient vivable. Des récits de ma mère, je garde le souvenir de scènes de peur, d’escaliers, d’obscurité. Elle adorait raconter des histoires d’épouvante et elle savait bien le faire. Elle n’était pas très mélo, ma mère. Un jour, pendant mon adolescence, elle nous a raconté, Hiroshima mon amour, à ma sœur et à moi. Tellement bien que quand j’ai vu le film, je le connaissais déjà parfaitement. Elle nous l’a raconté plan par plan. Elle était tombée raide dingue de l’acteur japonais et, quand je l’ai vu, je me souviens avoir pensé que ma mère ressemblait à Emmanuelle Riva. Elle nous a fait le récit d’Hisroshima mon amour comme si sa vie avait changé brutalement. Pareil pour à A bout de souffle. Comme si tout basculait. Nous ne comprenions pas très bien de quoi elle parlait, mais j’ai su que c’était très important. Elle nous racontait les films un peu comme une midinette. C’était pas Les Cahiers du cinéma, mais ses récits étaient très beaux. Aujourd’hui encore, A 85 ans, elle peut raconter tout A bout de souffle.

    Quand j’ai commencé à aller au ciné-club, j’étais portée par sa foi. Je savais que c’était essentiel, que le cinéma, c’était pas de la rigolade. J’ai vu très vite tout ce qu’on pouvait voir dans les ciné-clubs de l’époque : Potemkine, les films japonais, italiens, des copies extraordinaires, en 16mm…

    Quels sont les acteurs qui vous faisaient de l’effet ?
    Jean-Paul Belmondo. C’est le premier acteur français qui m’ait plu. Comme à tout le monde, non ? Belmondo, c’est ce qui pouvait se rapprocher le plus d’Eric Burdon. Même s’ils n’avaient pas du tout la même façon de parler ou de s’habiller. Les personnages de Godard ne sont pas très intéressés par les fringues, pas comme les Anglais en tout cas, mais ils sont imparables, ces hommes-là. Même un sympathisant de l’OAS comme Michel Subor, dans Le Petit Soldat, peut devenir troublant. Il a quelque chose de dostoïevskien. Il n’est pas anglais, mais ça marche quand même.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35231
    Jean-Paul Belmondo dans A bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960); Michel Subor dans L'Intrus (2004).

    “Quand je suis entré à l’Idhec, les gens avaient
    l’esprit très formaté, et moi j’étais en vrac,
    je ne pensais pas que ça pourrait coller.”


    Vous vous imaginiez faire du cinéma ?
    Pendant longtemps, j’ai menti. Je faisais des petits boulots en même temps que mes études de cinéma à l’Idhec. Je ne voulais pas formuler ce désir. Je voulais que ce soit un truc à part, je n’ai commencé à en parler que quand j’ai travaillé. Ça me paraissait très improbable de pouvoir faire du cinéma un jour, même quand je suis entré à l’Idhec. Les gens avaient l’esprit très formaté, et moi j’étais en vrac, je ne pensais pas que ça pourrait coller. Je n’avais pas une culture cinéphilique approfondie, mais désordonnée. Je me disais qu’on finirait par voir que je n’étais pas « très orthodoxe », pour paraphraser Georges Frèche. C’est la rencontre de cinéastes comme Jacques Rivette qui m’a aidée. Il m’a dit, lui, pourquoi j’étais là. Il me l’a montré. Il m’a dit : « Ne fais pas comme si tu travaillais avec moi par hasard. Tu est là parce que l’as voulu. » C’est vrai que je faisais semblant d’être de passage, stagiaire, nomade… Rivette m’a fait comprendre que j’étais trop fuyante. Il a senti une détermination, derrière mon masque, mon envie d’être invisible. D’autres que lui m’ont aussi montré la voie, mais il y avait chez Jacques Rivette quelque chose d’impérieux.

    L’an dernier, à la Mostra de Venise, nos films ont été projetés à un jour d’intervalle. J’ai été très émue de me retrouver là avec lui, côte à côte. Sans lui, je n’aurais sans doute pas été là. Non seulement, il me disait d’y aller, de me lancer, mais il me convoquait pour travailler avec lui. Et, jusqu’à L’Intrus, il venait voir tous mes films au montage. J’avais besoin de son « imprimatur ». Même s’il balançait une vacherie, même si ça ne lui allait pas, c’était important pour moi. Une manière de lui dire : « Je suis là, et tu portes une part de responsabilité, il faut que tu viennes voir. »

    A suivre mercredi 30 mars

    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-1-2,M35232
    Isaac de Bankolé dans Chocolat (1988).

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    Propos recueillis par Mathilde Blottière et Laurent Rigoulet (avec la collaboration de Claire Pomarès)
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    la fêlure vitale: Claire DENIS Empty Re: la fêlure vitale: Claire DENIS

    Message par bye Mer 31 Mar - 4:39

    Suite du passionnant entretien accordé à Télérama et publié sur le site du magazine.

    Avant de passer à la réalisation, vous avez travaillé avec Jacques Rivette, Wim Wenders, Jim Jarmusch… Avez vous le sentiment de vous être formée à leur côtés, d’avoir « pris » quelque chose sur leurs tournages.
    Pas vraiment. Si j’ai des regrets aujourd’hui, c’est de ne pas me retrouver encore parmi eux. De ne pas pouvoir aller sur un tournage de Jim ou Jacques pour y servir à quelque chose. Mais je ne me vois pas du tout leur « prendre » quelque chose. Du reste, on ne prend rien sur un tournage. On observe, on percute, on rejette violemment certaines idées, certaines façons de faire. Mais on ne peut pas picorer. Rien n’est prenable sur un film, si ce n’est la nécessité de le faire. Prendre voudrait dire qu’on se tient en lisière, or il est impossible de se poser là en simple observateur. Il faut se jeter, comme les cascadeurs au-dessus d’une cascade, traverser l’eau et se retrouver dans la grotte. Sinon, on ne sert à rien.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35558
    L’Intrus, (2005), Beau Travail (1999).
    En étant assistante, j’ai compris que ce qu’il y a de génial dans un film c’est la prise de risque, la mise en danger, les ellipses audacieuses, les plans-séquences éprouvants que l’on tourne parce qu’on se dit que couper c’est pas du jeu… Ce goût du risque me vient sûrement des réalisateurs que j’ai accompagnés.

    Travailler à côtés de gens comme Rivette ou Jarmusch vous a-t-il rendu ce métier désirable ?

    Je n’ai jamais pensé au cinéma comme à quelque chose de désirable. C’est ça ou rien. Comme quand on désire quelqu’un. Le cinéma ne peut pas être simplement un désir ou une envie, c’est bien trop violent pour ça. L’engagement avec un producteur est une chose brutale. Mais ça rend toute autre démarche sans saveur. Je vis encore comme ça aujourd’hui : ce qui ne tient pas au cinéma, je le fuis ou je trouve ça trop fade.

    L’enchaînement des tournages avec d’autres cinéastes, pendant plus de dix ans, était plutôt un entraînement sportif. J’adore avoir une discipline physique. J’ai lu un jour une interview d’Anna Karina dans laquelle elle racontait que Godard avait marché sur les mains devant elle et qu’elle l’avait trouvé admirable. J’étais touchée qu’elle se soit attachée à ce détail. D’ailleurs, je n’ai eu de cesse d’y parvenir moi-même, je me suis mis à faire le poirier chez moi et j’ai fini par marcher sur les mains. J’ai conscience d’être ridicule en racontant ça, mais je le dis parce qu’il y a quelque chose de profondément vrai là-dedans. Si Godard a marché sur les mains sur un plateau de cinéma, ça n’était pas pour épater la galerie, mais parce que c’est vraiment difficile de marcher sur les mains.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35559
    Beau Travail (1999).

    "Le cinéma est un engagement physique.
    Qui peut aussi se traduire aussi
    par des bitures quotidiennes."


    Le cinéma est un engagement physique. Qui peut aussi se traduire aussi par des bitures quotidiennes. Je me souviens d’avoir côtoyé Joseph Losey qui se servait un grand verre de vodka dès le matin. C’était un rituel pour lui. Comme les pompes pour un légionnaire. Il avait conscience que c’était brutal. Beaucoup de mes camarades qui font des films ont une discipline physique. Quand Rohmer est mort, on a dit partout qu’il était beau, athlètique, élégant. Les gens semblaient étonnés, mais ça n’a rien de surprenant.

    Avant de travailler sur Chocolat, vous avez accompagné Wim Wenders dans l’aventure de Paris, Texas. Cette quête d’une “terre de cinéma” vous a-t-elle donné envie de chercher la vôtre ?

    Je ne me suis pas posé la question ainsi. Le voyage que j’ai fait avec Wim, pour trouver les décors de son film, était littéralement extraordinaire. Pendant deux mois, nous avons suivi la Route 10 de la Lousiane à Los Angeles, en passant par le Texas, le Nouveau Mexique, l'Arizona… Il n'avait pas encore terminé son scénario, rien n’était joué, il pensait encore raconter le passé de la jeune femme interprétée par Nastassja Kinski, et, plus qu'une tournée de repérages classique, ce périple était pour lui l'occasion de tracer un itinéraire idéal où chaque lieu devenait un décor en puissance. Pour la petite Française que je suis, le moindre arrêt dans une station essence ou un motel évoquait des univers de cinéma. Je découvrais tout. Et tout me semblait fabuleux : les collines des Cheyennes, Apache Mountain, les gorges du Rio Grande… J’avais l’impression de ne traverser que des décors de fiction. Dès mon arrivée, nous sommes allés à Dallas visiter les locaux d'un journal local pour les besoins d'une scène, et tout était plus vrai que nature, tout juste si le rédacteur en chef n'avait pas les manches remontées avec un élastique. Au dehors, des derricks s'étalaient à perte de vue sur la plaine. Wim a dû partir retrouver Sam Shepard pour l’écriture d’une scène – il n’y avait pas de mail à l’époque –, et je me suis retrouvée à rouler seule au volant d'une grosse bagnole américaine. J'étais la reine du monde et, en même temps, c'était écrasant...

    Je viens de lire le livre de Philippe Garnier [Freelance - Grover Lewis à "Rolling Stone" : une vie dans les marges du journalisme, NDLR], dans lequel il raconte le tournage de La Dernière Séance, de Peter Bogdanovich, dans ces plaines du Texas et j'ai retrouvé la brutalité des mots et des situations. Les gros camions qui vous doublent, les mecs baraqués qui ont tous une carabine et se tapent des steaks au petit déjeuner à l'arrière de leur pick-up... Dans le Sud des Etats-Unis, tout est exagéré, mais ça ressemble au cinéma, surtout aux yeux d'un étranger.
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    Harry Dean Stanton dans Paris Texas, Wim Wenders (1984).


    La première fois que Wim est venu m’attendre à l'aéroport, j’étais étonné de le trouver habillé comme Bufallo Bill, avec une barbichette, les cheveux longs, une cravate-lacet, mais moi-même, petit à petit, je me suis transformée sans m'en rendre compte. Je me suis vite acheté des bottes à El Paso.
    "Toute la journée, avec Wim, nous roulions
    dans un pick up Chevrolet où nous
    nous étions installé un petit bureau."


    Malgré tout, je me sentais totalement étrangère, je n’étais pas chez moi dans ces décors, contrairement à Wim, qui s'y sentait pleinement à l’aise ou qui, du moins, donnait cette impression. Toute la journée, nous roulions dans un pick up Chevrolet où nous nous étions installé un petit bureau. Nous écoutions les musiques magnifiques que Wim avait compilées. T-Bone Burnett, les Violent Femmes, les Pretenders… A l'époque, il pensait encore que Bob Dylan allait faire la musique du film. Sur la route, nous nous parlions assez peu, nous prenions des notes, nous étions seuls tout en étant deux. C'est assez extraordinaire de devenir familier de quelqu'un simplement parce qu'on passe beaucoup de temps dans une voiture à regarder les mêmes paysages et à écouter les même musiques.

    Qu'avez-vous tiré de cette expérience ?
    J'ai compris qu'en cherchant des lieux, on se demande aussi comment on va raconter une histoire. A l'époque du périple avec Wenders, Paris, Texas était encore à l'état d'ébauche, le financement n’était pas bouclé, les acteurs n’avaient pas donné leur accord et je découvrais à son contact qu'il est possible d’avancer dans la plus grande incertitude. Que l'important est de « repérer » son film, de le trouver. Plus encore que les lieux où l'on va le tourner.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35561
    Chocolat (1988), L’Intrus (2005), Vendredi soir (2002), Beau Travail (1999).
    En travaillant avec Marie NDiaye sur White Material, vous vous êtres retrouvées autour d’une passion commune pour Faulkner, par le biais duquel vous aviez découvert le Sud des Etats-Unis, la violence de la culture raciste, en aviez-vous retrouvé la trace dans ce périple américain ?
    J’ai été frappée très tôt par Faulkner. Ma mère, qui m’autorisait tout, m'avait interdit de le lire, car elle pensait que j'étais un peu trop jeune pour des épisodes tels que celui du viol à l'épi de maïs dans Lumière d'août. Evidemment, je me suis débrouillée pour lire ses romans, mais même si je m’étais retrouvée au coeur du territoire de Faulkner, à l’époque de Paris, Texas, je n'aurais pas reconnu son monde, car Wim ne le cherchait pas. J’y ai pensé en Louisiane, où l'on voit beaucoup plus de Noirs qu'au Texas, mais je crois que c’est un univers que j’ai plutôt partagé avec Jim Jarmusch, plus tard, quand j’ai été son assistante sur Down by law.

    A La Nouvelle-Orléans, j'ai vu à quel point la ségrégation est une chose concrète. Quand on quitte la ville pour remonter au nord, dans le Mississippi, on traverse des petites villes où l'on ne voit que de vieux messieurs et de vieilles dames noires assis sous les vérandas. Sur ces routes, j’avais parfois l’impression d'être au Cameroun, à ceci près qu'en Afrique je n'ai pas le sentiment de faire intrusion dans un monde où on a parqué des gens.
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    Down by Law, Jim Jarmusch (1986).


    Dans le Sud des Etats-Unis, on est assez vite rappelé à sa condition de Blanc. Les regards posent des questions. Avec Jim, nous avons tourné dans un pénitencier de Louisiane où huit prisonniers sur dix étaient noirs. Les gardiens m'ont donné une consigne, être toujours accompagnée et ne jamais échanger le moindre regard avec un détenu : ça m’a glacée. Je crois qu'ils auraient pu me dire exactement la même chose concernant les figurants noirs du film. Le problème n'était pas leur condition de prisonnier, mais la couleur de leur peau.
    "Pour 'Chocolat', j'avais envie d’écrire
    quelque chose de simple et de
    champêtre sur la colonisation."


    A l’époque de vos périples américains sur Down by law, vous avanciez dans l’écriture de Chocolat. Pourquoi vouliez-vous tourner votre premier film en Afrique ?
    Après Paris, Texas, j'ai commencé à penser à l’histoire d'un boy. J'avais envie d’écrire quelque chose de simple et de champêtre sur la colonisation. Pas un film à la Coup de torchon, plutôt un récit dans la veine de Vaincue par la brousse, de Doris Lessing [qu’elle vient finalement d’adapter avec White Material]. J'avais aussi un autre livre en tête, Une vie de boy, qui raconte les humiliations d'un jeune Camerounais. Avant de m’essayer à toute autre fiction, je savais que je devais en passer par là. Je ne pouvais pas m’échapper vers un territoire étranger – m’essayer au film policier par exemple. Il fallait que je parte de là où je venais. Pas pour parler de moi, mais pour dire qu’être français, c’était ça aussi. Dans notre imaginaire, comme dans celui des Américains, il y a eu de grands espaces libres où des épopées, navrantes ou pas, étaient possibles.

    Avec Chocolat, que vouliez-vous dire de la colonisation, de votre place dans cette histoire-là ?
    J'ai sans doute reçu une très bonne éducation, car je n'ai jamais eu, dans mon enfance, le sentiment que je me faisais servir. Pourtant, il y avait chez nous un cuisinier, un boy et parfois un jardinier. Comme nous étions dans un endroit isolé, ces hommes étaient loin de leur village, coupés de tout eux aussi. Enfant, j’étais curieuse et je sentais qu'il y avait, dans cette situation, quelque chose d’anormal.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35565
    Isaac de Bankolé et Cécile Ducasse dans Chocolat (1988).


    Si j'avais mal parlé au boy, et même si mes parents ne m'avaient pas entendue, je me serais sentie très mal à l'aise. J’étais choquée quand j'entendais d'autres Blancs tutoyer leurs domestiques. Pour moi, les choses étaient confuses. Mon père s’intéressait de près aux mouvements pour l'indépendance du Cameroun, il écoutait le jazz des Noirs américains et quand je voyais le boy balayer la véranda au son de cette musique, je sentais d’étranges connexions s'établir.

    Dans Chocolat, le trouble est aussi d'ordre érotique. Est-ce pour sa plastique que vous avez-choisi Isaac de Bankolé ?
    Au départ, je voulais trouver un acteur au Cameroun. Et puis je suis allée à Nanterre, voir Quai Ouest, une pièce de Bernard-Marie Koltès dans laquelle Isaac jouait un rôle muet. Il m’a énormément plu, et nous nous sommes parlés après la représentation, au bar du théâtre... Pour ne pas me laisser abuser par son charme, j'ai d'abord proposé le scénario à d'autres comédiens, dont un Camerounais qui vivait au Canada. Mais celui-ci m'a rappelée très vite pour me dire qu'il considérait ce rôle de domestique peu bavard comme une insulte. A l'époque, je me suis même retrouvée convoquée, pour les mêmes raisons, par un comité de soutien aux acteurs noirs. Isaac, lui, a tout de suite compris que le personnage de Protée était le rôle principal du film, il m'a dit oui sans attendre et il n'était plus question de faire le film sans lui. Et je l'ai fait avec lui, pas avec sa plastique. La beauté d’Isaac va d’ailleurs bien au-delà de son corps : c’est une beauté intérieure, silencieuse, comme celle d'un samouraï. Jarmusch ne s'y est pas trompé en lui écrivant le personnage de The Limits of control. A l’époque, chez ce très jeune homme, cette beauté était époustouflante. Et parfois problématique. Même dans le choix des costumes, il fallait faire attention. Au début, on me proposait de l’habiller d’un seul short. Mais c'était insuffisant, il ne fallait surtout pas que, torse nu, il devienne une icône. Je voulais qu'il porte un tee-shirt, non pas pour cacher sa beauté, mais pour que ça le gêne, pour que l’humiliation soit aussi dans le vêtement.
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    Giulia Boschi et Isaac de Bankolé dans Chocolat (1988).

    "Entre les comédiens et moi, il existe
    un accord tacite. Comme si nous cherchions
    et trouvions ensemble quelque chose."


    Comment avez-vous vécu ce premier rapport direct aux acteurs ?
    Il m'a fallu tellement d'efforts pour financer ce premier film qu'ensuite tout m'a semblé plutôt facile, notamment la relation avec les acteurs. A l’époque du tournage, cela faisait déjà trois ans que j'avais rencontré Isaac, j'avais croisé l'actrice italienne par hasard et j’avais trouvé la petite fille dans une école à Douala. C'était une équipe d'amateurs, dans le bon sens du terme. Le seul vrai professionnel, c’était François Cluzet et ça ne l'a pas empêché d'être inquiet, lui aussi, quand il a constaté que tout le monde se connaissait, notamment les comédiens camerounais. L'expérience a été tellement forte pour lui qu'il a passé deux mois sur place après le tournage. Sans doute une façon de rattraper le temps perdu...

    Ma seule hantise, pour ce premier essai, était de prendre du retard sur le plan de travail. Chaque jour, j’étais morte d’angoisse à l'idée de ne pas finir mes journées. Mais avec les comédiens, tout était simple. Je crois qu’ils m’aidaient. Il n'y a eu qu'un seul incident. Avec Jean-Pierre Denis, un acteur que j'aimais beaucoup. Lors de son premier jour de tournage, il s'est retourné vers moi et m'a lancé : « Vous ne savez même pas où mettre la caméra, vous ne savez rien faire ! » On venait à peine de commencer et il a dit ça très fort, devant tout le monde. J’ai senti que quelque chose de dangereux venait de se produire. L’équipe est restée interdite. J’ai attrapé le regard d'Isaac, debout près de la table avec son torchon au bras, puis celui d'Agnès Godard, derrière la caméra, et ça a repoussé l’attaque. J’ai continué mon travail et j'ai mis cet incident sur le compte du stress, mais je trouvais ça franchement nul d'avoir fait un si long voyage pour une sortie pareille. C’est la seule fois où j'ai senti que la mise en scène impliquait une direction d'acteurs. Encore aujourd'hui, je crois vraiment qu'il s'agit moins de direction que de compréhension. Entre les comédiens et moi, il existe un accord tacite. Comme si nous cherchions et trouvions ensemble quelque chose. Avec Isabelle Huppert par exemple, j’ai toujours senti que nous étions d’emblée dans le travail et qu’il était facile pour nous d'avancer ensemble, un pas après l'autre, même si White Material était notre première expérience commune. Sur un plateau, il n’y a pas de place pour le conflit.
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    Isabelle Huppert dans White Material (2010).
    Entre votre idée de la mise en scène et les propositions des acteurs, où se trouve l'équilibre ?
    Ma vision prime toujours, et il n’est pas question que cela change. Non que je sois sûre de moi, mais je tiens à mon idée parce qu'elle est là depuis longtemps. En débattre n'aurait pas de sens. En revanche, j’aime sentir que cette idée est convaincante ou appréciée. Je n’aurais pas aimé entraîner, à contrecoeur, une actrice comme Isabelle Huppert dans un projet tel que White Material. De toute façon, les acteurs aiment sentir qu’on les mène quelque part, ça n’est pas une question de pouvoir mais de conviction.
    "On pourrait dire qu'Isabelle Huppert
    est 'jouette' : chouette et joueuse.
    C'est une femme insensée."


    Il vous arrive régulièrement de travailler avec des stars, Vincent Lindon, Valérie Lemercier, Beatrice Dalle… Ou Isabelle Huppert, qui a la réputation de vouloir contrôler son image. Comment composez-vous avec cela ?
    Je n’ai jamais eu cette impression avec elle. Je n’avais pas de moniteur sur le plateau, donc pas de vidéo de surveillance. Nous ne pouvions nous fier qu'à ce que nos yeux voyaient. Dans ces conditions, toute volonté de contrôle se dissout, celle des acteurs comme la mienne, et l’on privilégie la sensation et l'intuition. Isabelle Huppert est une actrice qui sent la mise en scène, et qui aime la sentir. A la fin du premier jour de tournage, elle était troublée parce que je ne lui avais pas dit si j'étais contente d'elle. Ça m'a beaucoup émue. Isabelle est inquiète quand elle sent qu'on renonce à l’objectif initial. C’est dans ces moments-là qu’elle réagit : « On n'avait pas dit qu’on ferait ça ? Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? »

    A l'époque de J'ai pas sommeil, j'avais déjà pensé à Isabelle Huppert, et pour des raisons d'agenda cela ne s'est pas fait. J’avais envie de travailler avec elle parce qu’on pourrait dire qu’elle est « jouette », chouette et joueuse. C'est une femme insensée. Au cinéma comme au théâtre. On la sent tellement prête à tout, à dire « Oui, faisons-le » que c’en est très joyeux. C’est également très « jouette » de travailler avec Vincent Lindon. Quelqu'un de profondément inquiet et de très confiant à la fois.

    Parmi les acteurs avec lesquels j'ai travaillé, c'est sans doute Valérie Lemercier qui a le plus souffert avec moi. Dans ses spectacles, elle fait tout elle-même. Des costumes aux rideaux de sa loge ! Il y a un vrai besoin de contrôle chez elle. Sur le plateau de Vendredi soir, elle voulait même composer le buffet pour l’équipe. Et elle avait peur de ne pas être la jolie femme un peu flottante du film. « J'ai une tête de cul ! », me disait-elle. La proximité de la caméra l'affolait. Heureusement, Vincent Lindon rétablissait l’équilibre.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35568
    Valérie Lemercier et Vincent Lindon dans Vendredi soir (2002).


    Vous avez dit une fois que vous aviez besoin de fantasmer sur les acteurs pour travailler avec eux...
    Oui, bien sûr. Pas forcément de manière érotique d’ailleurs. Mais combien de fois ai-je rêvé à Isabelle, en assistant à ses pièces ou en regardant ses films. Je l’ai tellement imaginée ! Il arrive aussi qu’on tombe amoureux d’un acteur ou d’une actrice. Un tournage dégage de l’attraction, sans qu’il soit besoin que tout le monde couche avec tout le monde. Cette atmosphère se suffit à elle-même. Filmer Béatrice Dalle me fait indéniablement fantasmer, et je me souviens de ma première collaboration avec Grégoire Colin, pour Arte [US go home !, dans la collection Tous les garçons et les filles de mon âge...], comme d’un grand moment de fièvre. Il était tout jeune, et sa première scène était une scène de danse. On l’a filmé avec les costumes pour faire des essais et j’ai senti toute l'équipe succomber à son charme. Ça a duré tout pendant tout le tournage. C’est pour ça que j’ai fait Nénette et Boni, ensuite, avec lui et Alice Houri. Dès qu’ils arrivaient sur le plateau, quelque chose se passait. Nous étions tous dingues d’eux. Grégoire le sentait et ça le transportait.





    Grégoire Colin, comme Alexandre Descas, dont vous filmez le corps d’homme mûr dans 35 Rhums, sont des acteurs que vous retrouvez régulièrement. Vous avez le sentiment de les regarder avancer dans la vie ?

    Ils m’accompagnent. Je pense à eux tout le temps. J’ai rencontré Alex Descas par hasard, à l’époque de Chocolat. C’était un ami d’Isaac, et j'ai écrit S’en fout la mort pour eux deux. Isaac et moi avions abordé le travail sur ce film avec l'idée d’en faire un tombeau ou une chapelle ardente pour notre ami Bernard-Marie Koltès, mort peu de temps auparavant. Alex se sentait complètement extérieur à tout cela. Je le connaissais peu, il restait toujours caché derrière ses lunettes, il a fallu un moment pour que la glace se brise, et j’ai fini par comprendre qu’il manquait des moments pour lui seul. On a changé le plan de tournage pour réaliser une scène avec le coq pour laquelle il a dû s'entraîner de manière démente. Il s'est révélé tellement doué que l’entraîneur des coqs voulait le garder... Ce jour là, il a senti qu'on dépassait notre timidité respective et qu’on n'avait plus à se craindre. C'est comme si nous avions passé un pacte pour la vie.
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    Alex Descas dans S'en fout la mort (1990).



    Grégoire, lui, c’est mon petit. C’est rare qu’il parte loin de France sans me prévenir, même si nous n’avons pas de projet ensemble. Je l'ai rencontré à l’époque où je préparais Us go home [en 1994, NDLR] et où il nous fallait trouver un acteur d’urgence suite à un accident. Au moment des essais, il a tout fait foirer. Il était nul. Comme s'il jouait à la bataille navale en détruisant toutes ses bases. Après son départ, nous avons quand même regardé les images, et Alice Houri, qui jouait le rôle principal, a dit : « Il fait semblant. Il est vachement bien. » Le lendemain on l’a appelé, il était stupéfait. Plus tard, il m'a raconté avoir saboté l'audition parce qu'il savait que je cherchais un comédien amateur et qu’il était professionnel. Ça a marché, il a raflé la mise !
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35572
    Grégoire Colin dans 35 rhums (2008), Nénette et Boni (1996), et Beau Travail (1999).

    "Avec son oeil de lynx, Béatrice Dalle voit tout.
    Elle a un humour cinglant et terrifiant."


    Qu’est ce qui peut vous intimider chez un acteur ?
    Béatrice Dalle m’intimide. Même quand elle laisse un message sur mon répondeur, je suis intimidée. Avec son oeil de lynx, elle voit tout. Elle a un humour cinglant et terrifiant. Béatrice m’a toujours fait cet effet. Elle le sait et ça l’amuse. Quand elle est arrivée sur le tournage de L’Intrus, elle m’a mise à mal en ridiculisant un dresseur de chiens de traîneau. Il lui montrait comment tenir les rênes et la mettait en garde contre les éventuels dangers de la course. Béatrice s’est lancée, le traîneau traînait, et elle s'est mise à hurler pour que les chiens aillent plus vite... Je suis enchantée par sa façon jubilatoire de se payer les gens qui se la racontent.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35573
    Béatrice Dalle dans Trouble Every Day (2001).
    Chocolat s’ouvre sur l’image de corps noirs lavés par l’écume sous les yeux d'une jeune femme blanche. Qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
    En tournant ce plan, j’avais conscience de sa dimension naïvement picturale, mais, pour moi, c’était une plage d’Afrique, avec des corps de là-bas. Certes, on pouvait y voir une imagerie à la Gauguin, mais je m’en sentais le droit, comme de montrer une fille blonde dans un champ de blé. On m’a souvent reproché d’être attirée par le corps des Noirs, et j’ai toujours trouvé ça absurde. Comme si j’avais décidé, moi, que ces corps sont érotiques, comme si j’avais inventé les fantasmes qu'ils suscitent. On m’a pourtant soupçonnée de n’avoir fait du cinéma que pour tourner ces images. Pour moi, ça en dit long sur le racisme de ceux qui pensent ainsi.





    Dans la première partie notre entretien, vous évoquiez votre passion pour Eric Burdon et toute une génération de musiciens rock qui a fantasmé sur le blues, sur l’« autre » à la peau noire. Dans votre cinéma, quelle est la part de ce fantasme ?

    Il y a une forme d’érotisme bien sûr. D’autant que les images de corps noirs portent une part d’interdit. Les temps ne sont pas si éloignés où l’accouplement entre une femme noire et un homme blanc pouvait mener droit au lynchage... L’interdit crée une tension érotique, et c’était le cas pour les musiciens qui, dans les années 50 et 60, étaient aimantés par la musique, le style, la rudesse des quartiers noirs qui leur semblaient fermés. Certains fantasmes perdurent : l'homme blanc et l'esclave noire, le soldat américain et la Vietnamienne, l'étranger et la femme blanche. Le cinéma n'a rien inventé, sur ce plan, mais filmer rend tout érotique. Comme certaines chansons peuvent le faire. Je fantasmais d’ailleurs beaucoup sur la voix d'Eric Burdon à l’adolescence et, récemment, sur le plateau de 35 Rhums, quand nous avons mis le disque des Commodores Nightshift, j’étais émue de voir tout le monde succomber à la sensualité de la musique. Comme si chacun avait un peu de Nightshift en lui.

    La musique est toujours très présente dans vos films, au point d’en devenir presque un protagoniste. Quelle place lui accordez-vous dans l'écriture ?
    Elle a été importante dès le début. J’ai écrit Chocolat en écoutant les disques d'Abdullah Ibrahim, car je trouvais dans sa musique une douleur d'exilé, un genre de spleen africain. Je suis ensuite allée le voir avec un embryon de scénario, et, à ma grande surprise, il a tout de suite accepté de composer la bande originale. Il m’a donné un thème que nous écoutions pendant le tournage. Abdullah a également écrit la musique de S’en fout la mort et il est même venu sur le tournage car il connaissait les combats de coqs pour en avoir vu à Brooklyn. Puis, quand Nelson Mandela a été libéré, il est retourné en Afrique du Sud pour ouvrir une école. Il est passé à une autre vie.




    De Nénette et Boni jusqu’à White Material, votre cinéma est devenu inséparable de la musique des Tindersticks et du crooner rock Stuart Staples. D’où vient cette entente ?
    J'ai entendu leur musique pendant la préparation de Nénette et Boni et je leur ai demandé l'autorisation d'utiliser une chanson. Stuart Staples m’a dit que ça les amuserait de venir sur le tournage, à Marseille. Je les ai invités, mais notre collaboration a quand même mis du temps à se mettre en place. Au début, j’avais du mal à comprendre leur fort accent du Nord de l’Angleterre et ils me chambraient sans cesse, sur le foot, sur Cantona, comme les Anglais ont l'habitude de le faire avec les Français. C'est un truc que j’adore chez eux. Quand Stuart Staples est venu dans la salle de montage nous apporter le premier thème de Nénette et Boni, il a apporté un petit téléviseur et un lecteur vidéo, de peur qu'on ne soit pas équipés. Il s’est trimballé tout ça avec lui juste pour le plaisir de la raillerie !

    J’ai pris l’habitude de lui envoyer très tôt le scénario, traduit en anglais, et ensuite, si on ne tourne pas trop loin, il vient nous voir sur le plateau. Nous discutons à toutes les étapes et il intervient au montage. Il est très impliqué. Dès Nénette et Boni, il s'est mis en colère car on voulait couper des plans pour lesquels il avait composé un morceau. Il nous a convaincus d’essayer sa musique et nous avons gardé la scène. Lorsqu'on lui a montré les premières images de 35 Rhums, des rails sous un ciel nocturne ou matinal, il a sorti de son sac une musique écrite à tout hasard pour le film, dont il n'avait lu que le scénario. Le morceau tombait parfaitement sur les images, comme s'il les avait imaginées.

    Avez-vous déjà eu le sentiment que le cinéma est un endroit où la musique s'apprécie plus que nulle part ailleurs ?
    Oui vraiment. Dans La Maman et la Putain, la chanson crée un rapport inouï avec le spectateur... Je me souviens aussi de mon trouble à l'écoute d'un slow très érotique, une chanson de Gainsbourg dont j'entendais la voix pour la première fois. J’étais petite mais je revois encore la pochette du 45-tours avec une photo du film pour lequel la chanson avait été composée : c’était L’Eau à la bouche.

    Vous avez dit un jour que vos idées de cinéma étaient musicales...
    Disons que la musique m’aide à travailler. Parfois, j'écoute des morceaux en boucle pendant l'écriture ; parfois, la musique arrive plus tard. Quand j'ai écrit la scène de danse de 35 Rhums, je n'ai pas songé immédiatement aux Commodores, mais au moment de la tourner, il est devenu évident que les personnages allaient danser sur Nightshift. Pour Beau Travail, j’avais écrit avec Benjamin Britten en tête, mais quand nous avons commencé à répéter la scène de la procession lente des légionnaires, la musique ne collait pas au rythme de leur marche. Il fallait quelque chose pour les aider. Et c’est avec Sleep with angels, de Neil Young, que nous avons trouvé le pas.




    Pour la mise en scène de ce film, vous êtes allée jusqu’à travailler avec un chorégraphe...
    Il nous fallait quelqu'un qui comprenne ce milieu et nous rende un peu crédible aux yeux de la légion. A Avignon, j’avais vu un spectacle de Bernardo Montet, dont le père a été légionnaire. Je lui ai parlé de mon problème, en lui expliquant qu'il ne s'agissait pas de muscler des hommes, mais de faire en sorte que quinze hommes aient l’air de n’en faire qu’un.

    Vous dites d’ailleurs que, pour ce film, vous avez travaillé sur le corps, et non sur les corps. Qu’entendez-vous par là ?
    Dans la légion, on dit le corps. Un colonel est un chef de corps. Je crois que lorsqu'on regarde la marche lente des légionnaires, on voit la légion avant de voir des militaires. Cette appartenance les sépare des autres mais les unifie aussi.
    la fêlure vitale: Claire DENIS Les-mille-et-un-defis-de-claire-denis-2-2,M35574
    Beau Travail (1999).


    Même si la légion m'a refusé certaines autorisations de tournage, sous prétexte qu'ils n'avaient rien à voir avec les « pédés » de mon film, certains légionnaires ont vu le film en pleurant. C’était fou cette émotion… Moi-même, lorsque je revois la danse finale de Denis Lavant, je pleure toujours un peu. Je comprends qu’un homme qui a appartenu à la légion avant d'en être exclu ait envie de mourir. Après avoir éprouvé un tel mode d'existence, on ne sait plus vivre autrement.




    Beau Travail est sans doute votre plus grand succès international, mais, en France, Chocolat est votre film qui a fait le plus d'entrées. Etes-vous triste de ne pas rencontrer un public plus large?
    Beau Travail et 35 Rhums ont attiré plus de spectateurs en Angleterre qu’en France. C’est comme ça. L'échec public de S’en fout la mort m’avait attristée, à l’époque, parce que j’avais été gâtée par le succès de Chocolat. Je croyais vraiment que plein de gens iraient voir le film, qu'Isaac et Alex seraient submergés de propositions de travail… Mais, plus tard, j’ai compris qu’il fallait se préparer à autre chose. De toute façon, la seule chose qu'on puisse faire c'est d’espérer que le film soit vu. Je n'ai pas les moyens de faire beaucoup de publicité. Et, parfois, un film bénéficie d'une seconde vie. Après la sortie en DVD de 35 Rhums, des gens m’ont dit ou écrit leur surprise. Ils ne s'attendaient pas à voir un film si doux et si tendre. Mais il n’y a aucun orgueil à tirer du succès ou de l'échec d'un film. L'essentiel est que le film soit fidèle à ce qu’on en attend.

    En tout cas, tristesse n'est vraiment pas le bon mot. Si la déception était telle, il faudrait se flinguer. Je laisse la dévastation et la tristesse à ceux qui pleurent sur les petits orphelins d'Afrique. Pour continuer à faire des films, il faut quand même que je représente vaguement un intérêt pour les acteurs et les producteurs, mais, en vous disant cela, je ne suis absolument pas inquiète, sinon j'arrêterais le cinéma. On se projette tellement dans les films ! C’est une marche en avant qui ne s’arrête pas, comme une ivresse qui nous empêche de nous retourner. Et ça ne rend pas malheureux. Au contraire.

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    Propos recueillis par Mathilde Blottière et Laurent Rigoulet (avec la collaboration de Claire Pomarès)

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