Un tourment qui n'en finit pas de me consumer.
Le 1° film de Claire qui m'aspira à jamais dans son univers fantastique, m'est gravé comme une comète fulgurant ma chambre noire: " s"en fout la mort ". Le parti pris de cette caméra, tressautante, exigeante, dépeignait tous les cahots d'un antillais arpentant tous les dédales de l'intégration dans cette société hexagonale.Claire est née en Afrique, et tout son cinéma, est traversé par le métissage des cultures, avec ses difficultés, ses obstacles. Elle franchit également les frontières des corps, des personnalités.C'est un cinéma fascinant, inconfortable,qui explose complètement les limites sages du cinéma français, voire mondial.
Attaché par tradition à l’excellence du mot, le cinéma français ne semble nullement avoir de prise sur Claire Denis qui, film après film, explore l’indicible et peaufine son statut d’éternelle marginale. Cinéaste nomade voyageant de l’Afrique aux Etats-Unis, Claire Denis se tourne naturellement vers l’immigré, figure récurrente de sa filmographie, qui la conduit à creuser les mêmes obsessions: l’inconnu, l’étranger et le déracinement. Des collaborations éclectiques auprès d’esthètes de l’image (Jim Jarmusch et Wim Wenders), nourrissent un imaginaire sans frontière, secoué d’éclats d’une beauté saisissante.
L'INTRUSE
Pour Claire Denis, le cinéma sera d’abord une affaire de geste. Le texte importe peu, l’intrigue poreuse constitue un fragile fil conducteur. Les dialogues, réduits à des bruissements imperceptibles, en disent moins que les pulsations et les déhanchements d’un corps. D’une sensualité électrique, habitées par des visions sublimes, les oeuvres de Claire Denis puisent leur inventivité dans la matière, du grain de l’image à la texture du son, en parcourant les sillons de la peau. Etrangers à leur environnement ou étrangers à eux-mêmes, les personnages de Claire Denis se fondent dans des univers décalés, presque déréalisés. La cinéaste fait elle-même l’expérience de cette rupture. Née à Paris, elle passe toute son enfance en Afrique et ne revient en France qu’à l’âge de quatorze ans. De retour au pays, elle s’y sent à l’étroit et ne s’intéresse au cinéma qu’en dilettante. Des études d’économie expédiées, un passage par les langues orientales, puis elle entre à l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS) et co-réalise quelques courts inspirés des nouvelles de Philip K. Dick et de Julio Cortazar. Aucune vocation jusque-là; Claire Denis mène toutefois ses études à leur terme. Sortie de l’IDHEC, elle devient l’assistante de Robert Enrico (Le Secret, Le Vieux Fusil), Costa-Gavras (Hanna K.), Jim Jarmusch (Down by Law) ou encore Wim Wenders (Paris, Texas, Les Ailes du désir). Le tournage de Paris, Texas lui inspire alors son premier long, Chocolat. Poussée malgré elle à la réalisation, elle s’attèle à l’écriture du scénario et voit enfin poindre un vrai désir de cinéma.
FIGURES DE STYLE
Entre Claire Denis et ses créatures itinérantes, toujours entre deux pays et deux aéroports, le parallèle est constant: l’histoire de Chocolat, une héroïne prénommée France retournant au Cameroun après vingt ans d’absence, s’inspire de ses propres souvenirs. Dans son imaginaire, deux acteurs donnent corps à cet ailleurs entêtant: Isaach de Bankolé, le domestique de Chocolat et l’immigré de S’en fout la mort s’initiant aux combats de coqs, partageant lui-même sa carrière entre l’Europe et les Etats-Unis. Et Vincent Gallo, l’artiste polyvalent, icône un rien subversif de l’Amérique underground, obnubilé par le nom de sa mère, Betty Brown. Regard magnétique, visage émacié, il apparaît pour la première fois chez Claire Denis dans un moyen métrage intitulé Keep it for Yourself, sous le nom de Vito Brown. Ou la mésaventure sentimentale d’une Française à New York et sa rencontre impromptue avec un Portoricain.
Le film " beau travail " ( 2000 ) est particulièrement envoûtant par son esthétique des corps notamment: conflit d'hommes ( légionnaires ), qui, isolés au coeur de l'Afrique, revêt encore plus d'humanité. Les sentiments de jalousie, doublés de frustration, de volonté d'asseoir une autorité sur les plus jeunes soldats,.. se découpent encore plus fortement dans cet univers nu. Chaque plan est filmé comme unique dépouillement de l'encombrant: une danse en plein désert des légionnaires sur une musique de Benjamin Britten " Billy Budd " ajoute encore à cette peinture tragique de la violence des sentiments dans un espace apaisé.De plus, le contraste des couleurs d'Afrique peint le drame d'un bouillonnement incanté.Il faut signaler dans ce chef-d'oeuvre salué par plusieurs festivals ( Berlin, Venise,..) la présence magnétique, hallucinée de Denis lavant; celui-ci se fait très rare au cinéma, et opte pour des films adaptés à sa " folie " incarnée.Il faut voir cet acteur sur scène au théâtre, pour se rendre compte de la dimension exceptionnelle de cet acteur, hors du commun.
Vincent Gallo ressurgit trois ans plus tard dans le rôle du Captain Brown offrant sa bouteille de Coca (US Go Home), puis de Vincenzo Brown, boulanger à Marseille, (Nénette et Boni) ;
Un frère et une sœur se retrouvent pour apprendre ensemble à devenir adultes. A partir de ce canevas familial, Claire Denis poursuit son œuvre étrange et singulière avec Nénette & Boni : un cinéma à la fois abstrait et charnel, qui préfère le langage des plans, des corps et des matières aux narrations explicatives.
En rencontrant Claire Denis au moment de J'ai pas sommeil, on lui faisait part de notre plaisir et de notre surprise d'entendre sur la bande originale des bribes de Tindersticks. Or, pas du tout, il s'agissait de la voix de DC Basehead. Intriguée par notre méprise, la cinéaste a éprouvé la curiosité de découvrir ce groupe anglais inconnu.
Ce fut comme un coup de foudre. Claire Denis s'est mise à suivre tous les concerts de leur tournée française, une amitié solide s'est nouée entre elle et Stuart Staples, et c'est ainsi que les Tindersticks ont été conviés à créer la musique de Nénette & Boni de l'importance des hasards et des méprises musicales dans la genèse des films.
Les Tindersticks étaient donc présents dès le montage. C'était la première fois que Claire Denis travaillait avec des musiciens en amont, que la musique était intégrée organiquement à la structure du film, participant en symbiose au travail de mise en scène certaines séquences étant ajoutées ou enlevées en fonction des harmonies et des boucles de la bande à Staples. D'où la première impression forte produite par Nénette & Boni : celle d'un film musical, pas seulement parce qu'on y entend beaucoup de musique, mais par les accélérations ou ralentissements de son pouls, par l'agencement de ses mouvements et les rimes entre ses plans, par toute une alchimie secrète et interne qui le traverse de bout en bout par exemple, aux fusils trafiqués par la bande à Boni répondra plus loin le dézingage de son père par des mafieux, la première vision de Nénette dans une piscine annoncera sa future grossesse, la pâte à pizza de Boni fait écho aux viennoiseries de sa voisine la boulangère... Variation rouge du film bleu qu'était J'ai pas sommeil, Nénette & Boni avance de façon somnambulique, paradoxalement suspendu entre réalisme et onirisme, entre brouhaha urbain et engourdissement, entre la trivialité absolument quotidienne de ses situations et la stylisation de sa forme faisant tendre le film vers l'abstraction de la musique et franchement, ceux qui voient là du naturalisme à la Ken Loach sont priés d'arrêter de sniffer de l'huile de vidange usagée pendant les projos.
Autre paradoxe stupéfiant, la tentation abstraite de Nénette & Boni passe aussi par ce qui a toujours fait la force et la singularité du cinéma de Claire Denis : le pouvoir d'incarnation, la densité physique, la puissance charnelle de son filmage. Même si son nouveau monteur, Yann Dedet, va morceler son film plus qu'à son habitude, Claire Denis tourne toujours en plans longs, enregistre de la durée, non pas par choix théorique (Denis travaille en intuitive, la théorie ne vient qu'après-coup), mais parce que la durée fait passer du temps sur l'objet filmé et l'imprime plus pleinement dans le cadre et sur la pellicule. C'est ce temps de l'enregistrement qui différencie peut-être un plan de cinéma d'une image de clip ou de publicité. Sensation tactile parfaitement ressentie dans Nénette & Boni, qui prend la forme d'une véritable chorégraphie des corps et des fluides, des matières et des objets. Il y a le corps-Nénette, alourdi d'une grossesse encombrante comme une bosse lynchienne, le corps-Boni, éclatant de vitalité adolescente mais emprisonné dans les murs de sa chambre et de ses frustrations, le corps resplendissant de bonheur agaçant de la boulangère sortie d'une opérette de Demy si l'on émet une réserve, ce sera sur cette partie boulangerie qui laisse parfois perplexe, ne s'intégrant pas toujours avec bonheur à l'univers du film. Et puis il y a le corps-Nénette & Boni, souterrainement travaillé par le thème des fluides et des matières en mouvement : eau de piscine et eau du bain, pollution nocturne et clapotis de la cafetière électrique, pétrissage de la pizza et cuisson des brioches, masturbations de Boni et grossesse de sa sœur Nénette.
Car Claire Denis raconte aussi une histoire de famille, mais autrement plus originale et risquée que les conventions boulevardières habituelles du cinéma français moyen. Une histoire de filiation compliquée sur laquelle flotte un léger parfum incestueux. La mère est hors champ, le père apparaît ponctuellement à la périphérie de l'histoire : honni par son fils Boni, il tente de récupérer Nénette qui vient de le lâcher. Passe alors vaguement l'idée œdipienne inversée que c'est peut-être lui qui a cloqué sa fille, mais rien ne l'indique non plus. Ce qui est sûr, c'est que le lien unissant Nénette et Boni est unique et spécial comme seules peuvent l'être les relations entre frère et sœur. Nénette vient donc se réfugier chez son frère et leurs trajectoires contraires se croisent idéalement. Nénette et son ballon vraiment encombrant, trop-plein dont on ne sait que faire quand on est encore à l'âge du lycée ; Boni et ses manques à habiter, les trous qu'il aimerait bien combler, que ce soit celui, trivial et concret, de la boulangère ou le sien, affectif et sexuel. Une affaire de vases communicants, "de creux et de bosses", comme le résume joliment la cinéaste. Nénette et Boni dorment mais ne couchent pas ensemble et ils vont finir par avoir un bébé : celui que Nénette va finalement mettre au monde et "refiler" à son frère... Si l'idée de l'inceste plane sur le film, ce n'est pas vraiment formulé et absolument pas scabreux, encore moins moralisateur pas dans les habitudes de la maison Denis. Cette histoire d'un frère et d'une sœur qui s'unissent presque contre leurs parents n'est pas bouclée ou explicitée dans ses moindres recoins, laissant une belle part aux blancs et points de suspension dans lesquels peut s'engouffrer l'imaginaire du spectateur. Claire Denis avait pourtant tourné des scènes explicatives, mais elles ont terminé sur le sol de la salle de montage. Cette préoccupation du hors-champ scénaristique trouve aussi sa correspondance dans la distance de filmage choisie par Denis, majoritairement serrée : une chambre, une boulangerie, une rue, des plans rapprochés... Et pourtant, on sent tout le temps la présence de la ville au-delà du cadre, on croit voir Marseille, un Marseille plutôt introuvable en cartes postales. Dans ce Marseille sans OM et sans vieux port évoluent les formidables Grégoire Colin et Alice Houri, comme un prolongement développé du couple frère-sœur d'US go home : Grégoire/Boni, son énergie bonasse et son incomplétude énervée, trouvant avec sa sœur et son bébé neveu un nouveau point d'équilibre ; Alice/Nénette, son corps déformé et sa dignité butée, traversant douloureusement le miroir séparant l'enfance de l'âge adulte, adolescente endurcie trop vite devenue mère... Nénette & Boni comme la zone incertaine où les enfants apprennent à devenir des hommes et des femmes, avec toutes les pertes et profits que ce passage obligé entraîne. Cette incertitude, cet état de transit que l'on retrouve dans l'histoire et dans la forme font tout le prix de ce film à l'étrange beauté douce-amère.
Les déplacements et placements de caméra incarnent et possèdent ce qui devient flagrant par son absence dans le cinéma, de manière général: un langage. Claire Denis illustre de manière incandescente, par sa volonté d'extirper le langage oral, le texte de son cinéma, le recherche de l'image perdue. De plus, elle articule, solidarise le prétexte avec cette errance picturale.Elle réhabilite l'art fait cinéma, très loin de la pacotille déjectée de manière régulière.Dans " Nenette et Boni ", Claire fait suivre à la caméra un chemin peu usuté, de la racine de la chair, qui s'ouvre sur les corps des frère et soeur.Sans discours noyant et dégringolant le propos, elle suggère le lien, contre nature, des 2 jeunes gens: lien du sang, de la poussée charnelle.
Le 1° film de Claire qui m'aspira à jamais dans son univers fantastique, m'est gravé comme une comète fulgurant ma chambre noire: " s"en fout la mort ". Le parti pris de cette caméra, tressautante, exigeante, dépeignait tous les cahots d'un antillais arpentant tous les dédales de l'intégration dans cette société hexagonale.Claire est née en Afrique, et tout son cinéma, est traversé par le métissage des cultures, avec ses difficultés, ses obstacles. Elle franchit également les frontières des corps, des personnalités.C'est un cinéma fascinant, inconfortable,qui explose complètement les limites sages du cinéma français, voire mondial.
Attaché par tradition à l’excellence du mot, le cinéma français ne semble nullement avoir de prise sur Claire Denis qui, film après film, explore l’indicible et peaufine son statut d’éternelle marginale. Cinéaste nomade voyageant de l’Afrique aux Etats-Unis, Claire Denis se tourne naturellement vers l’immigré, figure récurrente de sa filmographie, qui la conduit à creuser les mêmes obsessions: l’inconnu, l’étranger et le déracinement. Des collaborations éclectiques auprès d’esthètes de l’image (Jim Jarmusch et Wim Wenders), nourrissent un imaginaire sans frontière, secoué d’éclats d’une beauté saisissante.
L'INTRUSE
Pour Claire Denis, le cinéma sera d’abord une affaire de geste. Le texte importe peu, l’intrigue poreuse constitue un fragile fil conducteur. Les dialogues, réduits à des bruissements imperceptibles, en disent moins que les pulsations et les déhanchements d’un corps. D’une sensualité électrique, habitées par des visions sublimes, les oeuvres de Claire Denis puisent leur inventivité dans la matière, du grain de l’image à la texture du son, en parcourant les sillons de la peau. Etrangers à leur environnement ou étrangers à eux-mêmes, les personnages de Claire Denis se fondent dans des univers décalés, presque déréalisés. La cinéaste fait elle-même l’expérience de cette rupture. Née à Paris, elle passe toute son enfance en Afrique et ne revient en France qu’à l’âge de quatorze ans. De retour au pays, elle s’y sent à l’étroit et ne s’intéresse au cinéma qu’en dilettante. Des études d’économie expédiées, un passage par les langues orientales, puis elle entre à l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS) et co-réalise quelques courts inspirés des nouvelles de Philip K. Dick et de Julio Cortazar. Aucune vocation jusque-là; Claire Denis mène toutefois ses études à leur terme. Sortie de l’IDHEC, elle devient l’assistante de Robert Enrico (Le Secret, Le Vieux Fusil), Costa-Gavras (Hanna K.), Jim Jarmusch (Down by Law) ou encore Wim Wenders (Paris, Texas, Les Ailes du désir). Le tournage de Paris, Texas lui inspire alors son premier long, Chocolat. Poussée malgré elle à la réalisation, elle s’attèle à l’écriture du scénario et voit enfin poindre un vrai désir de cinéma.
FIGURES DE STYLE
Entre Claire Denis et ses créatures itinérantes, toujours entre deux pays et deux aéroports, le parallèle est constant: l’histoire de Chocolat, une héroïne prénommée France retournant au Cameroun après vingt ans d’absence, s’inspire de ses propres souvenirs. Dans son imaginaire, deux acteurs donnent corps à cet ailleurs entêtant: Isaach de Bankolé, le domestique de Chocolat et l’immigré de S’en fout la mort s’initiant aux combats de coqs, partageant lui-même sa carrière entre l’Europe et les Etats-Unis. Et Vincent Gallo, l’artiste polyvalent, icône un rien subversif de l’Amérique underground, obnubilé par le nom de sa mère, Betty Brown. Regard magnétique, visage émacié, il apparaît pour la première fois chez Claire Denis dans un moyen métrage intitulé Keep it for Yourself, sous le nom de Vito Brown. Ou la mésaventure sentimentale d’une Française à New York et sa rencontre impromptue avec un Portoricain.
Le film " beau travail " ( 2000 ) est particulièrement envoûtant par son esthétique des corps notamment: conflit d'hommes ( légionnaires ), qui, isolés au coeur de l'Afrique, revêt encore plus d'humanité. Les sentiments de jalousie, doublés de frustration, de volonté d'asseoir une autorité sur les plus jeunes soldats,.. se découpent encore plus fortement dans cet univers nu. Chaque plan est filmé comme unique dépouillement de l'encombrant: une danse en plein désert des légionnaires sur une musique de Benjamin Britten " Billy Budd " ajoute encore à cette peinture tragique de la violence des sentiments dans un espace apaisé.De plus, le contraste des couleurs d'Afrique peint le drame d'un bouillonnement incanté.Il faut signaler dans ce chef-d'oeuvre salué par plusieurs festivals ( Berlin, Venise,..) la présence magnétique, hallucinée de Denis lavant; celui-ci se fait très rare au cinéma, et opte pour des films adaptés à sa " folie " incarnée.Il faut voir cet acteur sur scène au théâtre, pour se rendre compte de la dimension exceptionnelle de cet acteur, hors du commun.
Vincent Gallo ressurgit trois ans plus tard dans le rôle du Captain Brown offrant sa bouteille de Coca (US Go Home), puis de Vincenzo Brown, boulanger à Marseille, (Nénette et Boni) ;
Un frère et une sœur se retrouvent pour apprendre ensemble à devenir adultes. A partir de ce canevas familial, Claire Denis poursuit son œuvre étrange et singulière avec Nénette & Boni : un cinéma à la fois abstrait et charnel, qui préfère le langage des plans, des corps et des matières aux narrations explicatives.
En rencontrant Claire Denis au moment de J'ai pas sommeil, on lui faisait part de notre plaisir et de notre surprise d'entendre sur la bande originale des bribes de Tindersticks. Or, pas du tout, il s'agissait de la voix de DC Basehead. Intriguée par notre méprise, la cinéaste a éprouvé la curiosité de découvrir ce groupe anglais inconnu.
Ce fut comme un coup de foudre. Claire Denis s'est mise à suivre tous les concerts de leur tournée française, une amitié solide s'est nouée entre elle et Stuart Staples, et c'est ainsi que les Tindersticks ont été conviés à créer la musique de Nénette & Boni de l'importance des hasards et des méprises musicales dans la genèse des films.
Les Tindersticks étaient donc présents dès le montage. C'était la première fois que Claire Denis travaillait avec des musiciens en amont, que la musique était intégrée organiquement à la structure du film, participant en symbiose au travail de mise en scène certaines séquences étant ajoutées ou enlevées en fonction des harmonies et des boucles de la bande à Staples. D'où la première impression forte produite par Nénette & Boni : celle d'un film musical, pas seulement parce qu'on y entend beaucoup de musique, mais par les accélérations ou ralentissements de son pouls, par l'agencement de ses mouvements et les rimes entre ses plans, par toute une alchimie secrète et interne qui le traverse de bout en bout par exemple, aux fusils trafiqués par la bande à Boni répondra plus loin le dézingage de son père par des mafieux, la première vision de Nénette dans une piscine annoncera sa future grossesse, la pâte à pizza de Boni fait écho aux viennoiseries de sa voisine la boulangère... Variation rouge du film bleu qu'était J'ai pas sommeil, Nénette & Boni avance de façon somnambulique, paradoxalement suspendu entre réalisme et onirisme, entre brouhaha urbain et engourdissement, entre la trivialité absolument quotidienne de ses situations et la stylisation de sa forme faisant tendre le film vers l'abstraction de la musique et franchement, ceux qui voient là du naturalisme à la Ken Loach sont priés d'arrêter de sniffer de l'huile de vidange usagée pendant les projos.
Autre paradoxe stupéfiant, la tentation abstraite de Nénette & Boni passe aussi par ce qui a toujours fait la force et la singularité du cinéma de Claire Denis : le pouvoir d'incarnation, la densité physique, la puissance charnelle de son filmage. Même si son nouveau monteur, Yann Dedet, va morceler son film plus qu'à son habitude, Claire Denis tourne toujours en plans longs, enregistre de la durée, non pas par choix théorique (Denis travaille en intuitive, la théorie ne vient qu'après-coup), mais parce que la durée fait passer du temps sur l'objet filmé et l'imprime plus pleinement dans le cadre et sur la pellicule. C'est ce temps de l'enregistrement qui différencie peut-être un plan de cinéma d'une image de clip ou de publicité. Sensation tactile parfaitement ressentie dans Nénette & Boni, qui prend la forme d'une véritable chorégraphie des corps et des fluides, des matières et des objets. Il y a le corps-Nénette, alourdi d'une grossesse encombrante comme une bosse lynchienne, le corps-Boni, éclatant de vitalité adolescente mais emprisonné dans les murs de sa chambre et de ses frustrations, le corps resplendissant de bonheur agaçant de la boulangère sortie d'une opérette de Demy si l'on émet une réserve, ce sera sur cette partie boulangerie qui laisse parfois perplexe, ne s'intégrant pas toujours avec bonheur à l'univers du film. Et puis il y a le corps-Nénette & Boni, souterrainement travaillé par le thème des fluides et des matières en mouvement : eau de piscine et eau du bain, pollution nocturne et clapotis de la cafetière électrique, pétrissage de la pizza et cuisson des brioches, masturbations de Boni et grossesse de sa sœur Nénette.
Car Claire Denis raconte aussi une histoire de famille, mais autrement plus originale et risquée que les conventions boulevardières habituelles du cinéma français moyen. Une histoire de filiation compliquée sur laquelle flotte un léger parfum incestueux. La mère est hors champ, le père apparaît ponctuellement à la périphérie de l'histoire : honni par son fils Boni, il tente de récupérer Nénette qui vient de le lâcher. Passe alors vaguement l'idée œdipienne inversée que c'est peut-être lui qui a cloqué sa fille, mais rien ne l'indique non plus. Ce qui est sûr, c'est que le lien unissant Nénette et Boni est unique et spécial comme seules peuvent l'être les relations entre frère et sœur. Nénette vient donc se réfugier chez son frère et leurs trajectoires contraires se croisent idéalement. Nénette et son ballon vraiment encombrant, trop-plein dont on ne sait que faire quand on est encore à l'âge du lycée ; Boni et ses manques à habiter, les trous qu'il aimerait bien combler, que ce soit celui, trivial et concret, de la boulangère ou le sien, affectif et sexuel. Une affaire de vases communicants, "de creux et de bosses", comme le résume joliment la cinéaste. Nénette et Boni dorment mais ne couchent pas ensemble et ils vont finir par avoir un bébé : celui que Nénette va finalement mettre au monde et "refiler" à son frère... Si l'idée de l'inceste plane sur le film, ce n'est pas vraiment formulé et absolument pas scabreux, encore moins moralisateur pas dans les habitudes de la maison Denis. Cette histoire d'un frère et d'une sœur qui s'unissent presque contre leurs parents n'est pas bouclée ou explicitée dans ses moindres recoins, laissant une belle part aux blancs et points de suspension dans lesquels peut s'engouffrer l'imaginaire du spectateur. Claire Denis avait pourtant tourné des scènes explicatives, mais elles ont terminé sur le sol de la salle de montage. Cette préoccupation du hors-champ scénaristique trouve aussi sa correspondance dans la distance de filmage choisie par Denis, majoritairement serrée : une chambre, une boulangerie, une rue, des plans rapprochés... Et pourtant, on sent tout le temps la présence de la ville au-delà du cadre, on croit voir Marseille, un Marseille plutôt introuvable en cartes postales. Dans ce Marseille sans OM et sans vieux port évoluent les formidables Grégoire Colin et Alice Houri, comme un prolongement développé du couple frère-sœur d'US go home : Grégoire/Boni, son énergie bonasse et son incomplétude énervée, trouvant avec sa sœur et son bébé neveu un nouveau point d'équilibre ; Alice/Nénette, son corps déformé et sa dignité butée, traversant douloureusement le miroir séparant l'enfance de l'âge adulte, adolescente endurcie trop vite devenue mère... Nénette & Boni comme la zone incertaine où les enfants apprennent à devenir des hommes et des femmes, avec toutes les pertes et profits que ce passage obligé entraîne. Cette incertitude, cet état de transit que l'on retrouve dans l'histoire et dans la forme font tout le prix de ce film à l'étrange beauté douce-amère.
Les déplacements et placements de caméra incarnent et possèdent ce qui devient flagrant par son absence dans le cinéma, de manière général: un langage. Claire Denis illustre de manière incandescente, par sa volonté d'extirper le langage oral, le texte de son cinéma, le recherche de l'image perdue. De plus, elle articule, solidarise le prétexte avec cette errance picturale.Elle réhabilite l'art fait cinéma, très loin de la pacotille déjectée de manière régulière.Dans " Nenette et Boni ", Claire fait suivre à la caméra un chemin peu usuté, de la racine de la chair, qui s'ouvre sur les corps des frère et soeur.Sans discours noyant et dégringolant le propos, elle suggère le lien, contre nature, des 2 jeunes gens: lien du sang, de la poussée charnelle.