La célébration du quarantième anniversaire de Mai 68 - livres, émissions, colloques - touche à sa fin. Que vous inspire ce déluge d’analyses ? ( suite )
La troisième question, enfin : celle du rapport à l’histoire. Peut-on à la fois se reconnaître comme produit d’un certain nombre de déterminismes historiques (économiques, sociales, politiques, épistémologiques) et savoir que l’on est, malgré cela, capables de produire soi-même quelque chose d’inédit ? Peut-il y avoir à la fois de du déterminisme et de la liberté ? C’est tout cela que 68 inaugure et qui continue à nous fasciner. Et c’est aussi, je crois, ce que nous donnent à voir les conflits sociaux actuels : on s’aperçoit que les identités y sont en perpétuelle déconstruction et reconstruction en fonction de rapports de force donnés. Les subjectivités collectives ne cessent de se réinventer au sein des luttes, elles inaugurent de l’intérieur des mailles d’un pouvoir contre lequel elles se dressent, d’autres prises de parole, d’autres formes d’organisation et d’action. Il faut penser par exemple aux précaires, à la manière dont ils croisent leur parcours avec celui des migrants, des étudiants, des jeunes des banlieues, des femmes…
Néanmoins, la révolution promise n’a pas eu lieu. N’est-ce pas un échec ?
J. Revel : On croit que la victoire, c’est prendre le pouvoir ; et quand cette prise de pouvoir n’a pas lieu, on dit que c’est un échec. Je ne crois pas que pour 68, cela se posait en ces termes. 68 a eu des effets de réalité extrêmement importants - politiquement, socialement, culturellement. Au reste, les critiques qui lui sont adressées aujourd’hui sont à la hauteur de ces effets et reviennent à effacer ce que 68 a inauguré. Nous venons d’en passer en revue plusieurs : une dimension collective nouvelle, un champ d’expérimentations, la dissolution d’un certain nombre d’oppositions - par exemple entre le monde du savoir et le monde du travail matériel, entre le mouvement et l’organisation, entre les différences et le commun, entre l’histoire et la liberté. On vit dans un univers dont la grammaire politique a été entièrement réarticulée par 68, et c’est cela que l’on cherche à nier en disant que 68 a instauré l’individualisme, le sens démesuré du plaisir et l’égoïsme. Cette caricature, c’est une manière de ne pas penser la nouveauté de 68.
Certains font de Sarkozy justement un produit de l’esprit 68…
J. Rancière : On pourrait résumer 68 en un seul objectif : rendre les Sarkozy impossibles. Les jeunes défilaient dans la rue avec des slogans du genre : «Nous ne voulons pas être les exploitants de demain, nous ne voulons pas être les servants de l’exploitation.» En fait d’incarnation de 68, Sarkozy est un personnage du XIXe siècle, un jeune homme qui désire «arriver», comme le Rastignac de Balzac ou le Frédéric Moreau de l’E ducation sentimentale. Il représente la coïncidence de ce désir puéril du pouvoir pour le pouvoir avec la logique globale de ce que j’appelle police : la gestion des affaires communes comme ensemble de problèmes à remettre aux soins des gens compétents, par opposition à la politique comme exercice de la capacité commune à tous. L’esprit de 68, c’est qu’il faut être crétin pour vouloir devenir président de la République. C’est celui de la politique comme invention collective et non comme prise de pouvoir. C’est une période où on a presque oublié qu’il y avait des ministres et des députés.
J. Revel : Il m’est totalement indifférent de savoir ce que Nicolas Sarkozy pense de 68. Pour moi, 68 interroge surtout la gauche aujourd’hui. Parce qu’il a donné à voir une configuration politique inédite : la constitution de champs d’expérience, un rapport critique aux institutions existantes, une façon d’interroger ce que pourraient être des institutions de nature différente. Et surtout un autre rapport au pouvoir - qui ne veut plus prendre le pouvoir, ni même se constituer en contre-pouvoir… Quarante ans plus tard, la gauche reste prisonnière d’une «forme parti» dont la seule visée semble être la prise du pouvoir, interne ou externe. C’est parce que la gauche a oublié 68 qu’elle perd. Voilà pourquoi il faudrait aujourd’hui non pas reproduire 68 - on ne reproduit pas un événement avec quarante ans de décalage, cela n’aurait aucun sens -, mais se poser à nouveau les questions que 68 avait ouvertes : quels espaces de lutte se donner, quelles nouvelles subjectivités politiques mettre en jeu, quelles pratiques politiques et quels modes de vie inventer ? La plupart des mouvements actuels se déplacent sur ce terrain. La gauche y est, hélas, sourde.
J. Rancière : Oui, c’est la gauche qui a liquidé 68. En 1981, à peine élu, François Mitterrand déclara qu’avec sa victoire, la majorité politique venait enfin de rejoindre la majorité sociologique du pays. Il entérinait ainsi une définition sociologique de la politique comme coïncidence entre les institutions de l’Etat et la composition de la société. Or, 68 a été un moment politique important parce qu’il a créé une scène politique distante, et des institutions de l’Etat, et des compositions de blocs sociaux. La politique est ce qui interrompt le jeu des identités sociologiques. Au XIXe siècle, les ouvriers révolutionnaires dont j’ai étudié les textes disaient : «Nous ne sommes pas une classe.» Les bourgeois les désignaient comme une classe dangereuse. Mais pour eux, la lutte des classes, c’était la lutte pour ne plus être une classe, la lutte pour sortir de la classe et de la place qui leur était assignées par l’ordre existant, une lutte pour s’affirmer comme les porteurs d’un projet universellement partageable. 68 a réactivé cet écart entre la logique d’émancipation et les logiques classistes.
J. Revel : 68 a fait imploser la notion de classe, mais aussi celle d’identité. Ce qui dominait, c’était le plaisir du changement, la métamorphose, le refus de déclarer qui on était. On sortait de la «morale d’état civil», pour reprendre une belle expression de Michel Foucault. Le paradoxe, c’est que, dans le reflux qui a suivi, on a vu se multiplier les appartenances identitaires, communautaristes. Parce qu’on a cru que c’était un bon moyen de résister; parce que, du point de vue du pouvoir, paradoxalement, cela facilitait la gestion des individus. La référence identitaire ou communautaire, quand elle se clôt sur elle-même, est une manière de parler la langue du pouvoir, de s’autodésigner dans les catégories mêmes du pouvoir, dans son langage. Aujourd’hui, le seul espace politique de contestation qui soit reconnu, c’est la prise de parole communautaire ou identitaire, et ce n’est bien entendu pas un hasard. C’est une manière de réintroduire de la fermeture et de l’unité là où la puissance politique est au contraire celle des différences.
Lors de la crise des banlieues il y a deux ans, on a assisté à une tentative désespérée de définir qui étaient les émeutiers, le «sujet» de la révolte. On a cherché à constituer des catégories. On a parlé des «Noirs contre les Blancs» ; ou des «immigrés contre les Français». On a évoqué les désœuvrés, les politiquement aphasiques, les socialement stériles, on a parlé d’entropisation sociale, on les a opposés aux étudiants qui manifestaient contre le CPE, aux chômeurs, aux précaires… Bien plus que les voitures brûlées, c’est cette difficulté à rendre compte de ce nouveau sujet collectif qui a été la cause de la panique qui a saisi les dirigeants politiques. Parce que les émeutiers ne disaient pas qui ils étaient, mais comment ils vivaient ; parce qu’ils refusaient une vie réduite à l’état de survie et que leur commun n’était pas une couleur de peau ou une origine, mais un territoire, des conditions d’existence, une souffrance et, surtout, des aspirations communes. L’idée du droit au bonheur était omniprésente dans cette révolte. Ce bonheur-là, ce n’était pas une utopie mais une exigence. Liquider 68, cela revient aussi à cela : ne pas écouter les gens qui revendiquent le droit politique au bonheur.
Peut-on dire que 68 a enterré l’idée même de révolution ?
J. Rancière : 68, et pas seulement en France, a remis en scène l’idée de révolution comme processus autonome, créant un espace-temps propre en bouleversant la distribution des positions et du paysage commun. On y retrouve ce qui a eu lieu dans les révolutions du XIXe siècle, en 1830, 1848 et 1871. A savoir un vacillement global de la légitimité étatique et de l’ensemble des autorités sociales et intellectuelles. Cette logique n’est pas celle de la révolution pour prendre le pouvoir. Ceux qui descendent dans la rue en 1830 veulent d’abord opposer leur pouvoir de parole et de manifestation au pouvoir souverain d’interdire. Ce faisant, ils créent un espace imprévu où le pouvoir se trouve nu, dépouillé des privilèges qui tenaient à son corps. Cela fait un «pouvoir à prendre», mais ce n’est pas en cela que consiste la puissance de la révolution. Cet effet de mise à nu du système des places et des légitimités a été central en 68 et aurait très bien pu créer un tel «pouvoir à prendre». Mais entre-temps, il y a eu la généralisation de l’idée marxiste de la révolution comme processus de prise du pouvoir conduit par un parti qui résume l’intelligence du mouvement historique.
68 a amorcé une révolution du premier type tout en pensant dans les termes de la seconde. Il a pensé le bouleversement dans les termes marxistes tout en congédiant l’avant-garde censée mener la révolution à son terme historique. Qu’il ait ainsi clos l’ère des révolutions, c’est ce que nul ne sait. Six ans après, elle a refait surface au Portugal. 68 a été une mobilisation ouvrière massive, massivement pensée dans les catégories marxistes mais qui pourtant a mis à mal le modèle marxiste de «la» révolution nécessaire. Rien n’était moins nécessaire que 68. 1967 baignait dans un climat de fin de l’histoire et de réformisme triomphant. Si un «nouveau 68» peut avoir un sens, c’est celui d’un mouvement qui crée une scène commune en bouleversant la distribution des places qui met d’un côté le politique comme une affaire de ministres, de l’autre le social ou l’école comme lieux de négociation syndicale, etc.
Un slogan de 68 est resté dans les esprits : «Ce n’est qu’un début, continuons le combat.» Et, à chaque crise sociale, la question revient : et si Mai 68 recommençait ? La question est-elle purement rhétorique ?
J. Revel : «Ça va recommencer» n’a aucun sens. L’histoire ne recommence pas. En revanche, «ce n’est qu’un début…» veut dire quelque chose. S’il y a un combat à continuer, on peut le formuler ainsi : comment, aujourd’hui, faire valoir une libération de l’injustice, de l’exploitation, de l’inégalité et de la souffrance sociale qui soit simultanément une affirmation de liberté, une expérimentation, une discontinuité ? Cette question-là, si on se la pose, ouvre un espoir formidable.
J. Rancière : J’entends rarement dire : «Ça va recommencer». J’entends surtout le contraire : «c’est fini» et, plus encore, «ça n’a jamais existé», c’était l’illusion d’un moment. La question est donc de savoir si l’événement a existé, et dans quelle mesure on peut lui assigner une signification qui prenne un sens dans la perspective de construire un avenir et de définir une communauté ; de savoir, enfin, s’il existe un univers de possibles créé ou non par 68. 2008 n’est pas 1968. «Nous ne voulons pas être les cadres de la société» , disaient les étudiants d’alors, qui se pensaient en phase avec le sens révolutionnaire de l’histoire. Aujourd’hui, l’ordre dominant a repris le thème de la nécessité historique pour la faire aboutir au libre marché. Et les étudiants disaient plutôt, au temps du CPE : «Nous ne voulons pas être pas les prolétaires de la société». Mais ce qui donne sens à la politique, c’est, dans tous les cas, le refus de la nécessité : c’est cela qui créé des avenirs imprévus. C’est ce que le mouvement de 68 a montré, comme les révolutions du passé.