La Russie qui ne pleure pas Nemtsov
Seuls 14 % des Russes estiment que l’ère Eltsine a apporté à leur pays plus de bien que de mal – quand 66 % d’entre eux sont convaincus du contraire : et Boris Nemtsov y demeure, pour beaucoup de Russes, indissociablement associé
En 1997, Boris Nemtsov comptait parmi les hommes politiques les plus populaires de Russie. 29% des Russes étaient prêts à l’élire à la présidence de leur pays.
Nemtsov battait dans les sondages tous ses concurrents potentiels, à savoir l’éternel leader du parti communiste Guennadiï Ziouganov et le très charismatique général Alexandre Lebed. Le vice-Premier ministre Boris Nemtsov était jeune et beau, et avait beaucoup de bonnes idées. C’est lui, notamment, qui avait proposé que les fonctionnaires n’aient plus le droit de se déplacer dans des voitures de marques étrangères et optent pour des Volga. Si l’initiative n’a jamais été suivie d’effet, elle avait néanmoins marqué les esprits.
Le 17 août 1998, la Russie a connu sa plus grande crise financière depuis la chute de l’URSS. La cote de Nemtsov a dégringolé à 1 %. Il a donné sa démission et quitté le gouvernement pour, un an plus tard, fonder son parti, l’Union des forces de droite, qui a recueilli 8,2 % des voix aux législatives de 1999. Nemtsov a obtenu un siège à la Douma. Mais au bout de quatre ans déjà, aux législatives de 2003, l’Union des forces de droite ne recueillait plus que 4 % des voix et échouait à franchir le seuil électoral. Boris Nemtsov est entré dans l’opposition. Il a soutenu la « Révolution orange » en Ukraine et a été un des conseillers de Viktor Iouchtchenko. Il a tenté de se faire élire à la mairie de Sotchi, mais en vain. Son dernier succès électoral date de 2013 : il s’est fait élire député de la Douma de Iaroslavl.
Boris Nemtsov a été assassiné dans la soirée du 27 au 28 février, à proximité du Kremlin, par des inconnus.
La presse occidentale, à l’unisson, a immédiatement qualifié Nemtsov de « principal opposant à Poutine ». Or, les chiffres disent le contraire. Sur le plan électoral, Nemtsov aurait difficilement pu faire concurrence au président russe. En effet, selon la dernière enquête du centre Levada, seuls 15 % des Russes déclaraient, en février 2015, éprouver de la sympathie pour Boris Nemtsov et les autres membres de l’opposition libérale, tels Mikhaïl Kassianov ou Alexeï Navalny. Ils étaient 68 %, à l’inverse, à assurer n’avoir aucune sympathie pour ces hommes politiques. 18 % des personnes interrogées se sont déclarées sans opinion.
Ces 15 % de sympathisants, on les a vus défiler, le dimanche 1er mars. Environ 50 000 personnes, selon les organisateurs – 16 500 selon la police – sont descendues dans les rues de Moscou pour honorer la mémoire de Boris Nemtsov et se recueillir sur le lieu de son assassinat.
Ces gens ont des idées bien arrêtées sur ce qui se passe actuellement en Russie. À les en croire, la Russie serait dirigée par un dictateur qui, tel le dragon des contes, terrorise son pays. Heureusement, il existe une poignée de braves chevaliers – les membres de l’opposition libérale – qui osent le défier. Mais le dragon, extrêmement puissant, les dévore tous un par un. Le reste de la population vit dans la peur du monstre et, faute de pouvoir le chasser, finit par éprouver à son égard une sorte d’attachement pathologique. Cette lecture n’est que trop connue et ne surprend plus personne. Comme toute autre vision du monde, elle a parfaitement le droit d’exister. Mais elle ne suffit pas à comprendre comment les Russes perçoivent ce qu’ils vivent en ce moment : car ils sont loin de s’y retrouver tous, dans cette interprétation largement véhiculée par les médias.
En se tournant vers les 68 % de Russes qui confient ne pas éprouver de sympathie particulière pour Boris Nemtsov et ses acolytes, on peut entendre un autre son de cloche. Ces gens-ci vous diront qu’avec le meurtre de l’opposant, ils ont eu l’impression de voyager dans le temps – pour atterrir dans les années 1990, quand les assassinats de rue d’hommes d’affaires et de politiques par des tueurs à gages étaient chose quotidienne, ou presque. Ils vous diront aussi que pour eux, cela a constitué un choc – car très franchement, revenir aux années 1990 est un « rêve » qui n’est pas partagé par grand-monde en Russie.
Seuls 14 % des Russes estiment que l’ère Eltsine a apporté à leur pays plus de bien que de mal – quand 66 % d’entre eux sont convaincus du contraire (sondage Levada, février 2013). On a eu des époques plus désastreuses, mais on n’en a pas eu d’aussi ignominieuses : ces vers de Nekrassov pourraient résumer le sentiment que les Russes éprouvent en songeant aux années 1990.
Voici comment l’écrivain contemporain Egor Kholmogorov caractérise la période :
C’était un enfer moqueur de vide et de nullité, qui a entraîné en son sein le pays entier, la nation, l’État. En mille ans d’histoire, jamais un Russe n’avait autant méprisé son État qu’à l’époque de Eltsine. Tout se vendait : le pays, les secrets d’État, les usines uniques en leur genre, la fierté des hommes et l’honneur des femmes. Tout pouvait être trahi : la patrie, les partenaires, les amis, soi-même. On aurait dit que la Russie avait bu de la vodka frelatée. Impuissante et humiliée, elle s’était allongée dans une flaque d’eau au beau milieu de la grande voie de la civilisation, et chantait, d’une voix ivre, « American boy, american boy ! »
Boris Nemtsov, qui a connu son heure de gloire précisément dans les années 1990, y demeure pour beaucoup de Russes indissociablement associé. Le calife d’une heure, un prince détrôné aussi rapidement qu’il avait été sacré. Un homme dont l’étoile politique a brillé de façon très brève, et sans grand éclat. Un homme du passé – d’un passé honteux et terrifiant, que l’on souhaite oublier et que l’on redoute plus que tout de revivre.
http://www.lecourrierderussie.com/2015/03/russie-pleure-pas-nemtsov/