Bornéo : la forêt assassinée
Sur cette grande île de l’Insulinde, partagée entre le Kalimantan indonésien, la Malaisie et le minuscule et richissime sultanat de Brunei, il ne reste plus que 30% de la couverture forestière tropicale d’origine. Reportage au cœur de Bornéo, dans
l’empire absolu du palmier à huile.
C’est un petit supermarché comme il en existe plusieurs à Palangkaraya, la capitale de la province centrale du Kalimantan, la partie indonésienne de l’île de Bornéo. Dhani, l’un des chargés
de mission de Kalaweit, une ONG spécialisée dans la protection des gibbons qu’un Français a créé voici une dizaine d’années, montre un rayon entier où sont rangés les emballages disparates et les bouteilles en plastique qui contiennent de l’huile de palme. " Voilà pourquoi ma forêt part en fumée ", dit-il en saisissant un gros sachet jaune canari de deux litres sur lequel s’affichent des
cuisses de poulet pané.
Dans cette ville fourmilière de près de 200.000 âmes, où l’on cuisine quasiment tous les plats au wok, l’huile de l’élaeis est une matière première essentielle et la principale ressource économique de toute la région.
Pour comprendre pourquoi et comment Bornéo se transforme en une immense palmeraie, il suffit de s’engager sur la TransKalimantan, un axe routier goudronné qui irrigue le cœur de la province. Dès la sortie de l’agglomération, des dizaines de pépinières où s’exposent des milliers de jeunes plants de palmiers, annoncent la couleur et les premières monocultures. " Comme les compagnies d’huile de palme n’arrêtent pas de s’étendre, elles ont toujours besoin de semis ", commente le militant écologiste. Cette course à la production est omniprésente dans le paysage. Là
où, il y a encore quatre ou cinq ans, s’élevait une forêt luxuriante, il ne reste plus qu’un chaos de troncs, de grosses branches calcinées et de brandons, signe que le feu a été mis tout récemment. La méthode d’éradication de la canopée tropicale est toujours la même : on draine le sol, car la majorité de la
forêt du Kalimantan a les pieds dans l’eau, puis on brûle et on plante. " La technique du brûlis est la plus employée car elle permet d’économiser beaucoup de main d’œuvre. Si la parcelle est défrichée, cela coûte 500 euros à l’ha, 250 euros si on la brûle. Le choix est vite fait ". Au final, il ne reste rien, un terrain sec, vide et silencieux que les compagnies laissent en jachère durant
une année ou deux avant de semer les plants.
Une cinquantaine de km déjà parcourus et toujours le même spectacle affligeant : des zones de savanes pelées insipides
qui alternent avec les alignements des troncs cylindriques coiffés des longues feuilles pennées de l’Arécacée originaire d’Afrique de l’Ouest. Seuls les villages, mais aussi les portes monumentales qui commandent l’accès aux concessions d’huile de palme, interrompent le déroulé monotone du trajet. Voilà justement l’un de ces édifices à l’architecture aussi imposante que kitch placé légèrement en retrait de la route. Barrières amovibles, poste de garde,
sentinelles armées et regards soupçonneux immédiats. Un Blanc à l’entrée, ça sent le journaliste ou l’emmerdeur envoyé par une ONG occidentale. Derrière la vitre de sa loge, le type au contrôle ne connaît qu’un mot en anglais : " dégagez… ". Inutile d’insister, d’autant que les cerbères ont paraît-il la gâchette facile.
Gare aux cobras !
Dhani soupire : " ils fonctionnent en totale autarcie. A l’exception de ceux qui ont un laissez-passer délivré par la compagnie, personne ne peut entrer. En général, l’usine est située au centre
de la concession, à plusieurs km de la route puisque la surface moyenne d’une plantation est de 25000 ha ". La compagnie veille donc férocement sur son outil de production et pour cause : l’élaeis est un formidable modèle de rentabilité.
Sécheresses, intempéries à rallonge, sols pauvres ou riches, maladies…ce végétal a peu d’exigences et résiste à tout. Autre avantage, il fructifie vite : les premiers régimes de noix apparaissent au bout de trois ans et comme l’intéressé
dispose d’une durée de vie d’une trentaine d’années, le retour sur un primo-investissement dérisoire est phénoménal. Seul un rongeur, le rat palmiste, peut contrarier cette croissance en s’attaquant aux noix dont il raffole. Pour lutter contre la bestiole, les compagnies ont mis au point une riposte implacable : elles élèvent et lâchent des cobras dans les palmeraies au risque d’exposer aussi leurs ouvriers à une morsure fatale. " Comme rien ne filtre à l’extérieur, on ne connaît pas le nombre exact de cas de mortalité, un ou deux
décès par an et par concession selon nos informations ". Par peur de perdre leur job, les travailleurs ne parlent pas, y compris quand ils ont - rarement - l’occasion de sortir de leur univers de misère. " Ce sont tous des Javanais qui préfèrent cette vie à celle qu’ils avaient dans leur bidonville de Jakarta. Les Dayaks ne veulent pas travailler dans des conditions si rudes ".
Un ouvrier est payé 2 euros par jour et pour avoir toujours son personnel à l’œil, Big Brother lui offre le logement et scolarise ses enfants dans l’enceinte de la plantation. Impossible de se
plaindre : pas de syndicat, encore moins de couverture sociale et un boulot de forçat qui démarre à l’aube et s’achève vers 16 h. " Une seule personne suffit pour entretenir 9 ha et extraire de la base du tronc à la machette les régimes de noix qui pèse entre 50 et 60 kg l’unité ". La récolte est ensuite transférée par camion à l’huilerie où la chaîne de fabrication est entièrement mécanisée.
Dans le palmier à huile, tout est bon ou recyclable : les feuilles ou les déchets des grappes sont réutilisés comme engrais naturel dans la plantation, les fibres servent de combustible pour alimenter la fabrique en énergie et les noyaux, la matière noble, produisent la précieuse huile. Avec un double jackpot : le fruit et sa drupe charnue qui recèle 50% de lipides fournit l’huile de palme plutôt destinée à l’alimentation, tandis que l’amande contenue dans le
noyau, plus concentrée et plus riche en lipides, est vendue à l’industrie des cosmétiques.
Machine infernale
A l’usine, tout le staff d’encadrement, du manager à la secrétaire, est malais. Comme le reste du personnel est entièrement javanais, les retombées locales sur l’emploi sont nulles. Pas de taxe professionnelle non plus, ni de taxe tout court…l’élaeis est
un tiroir-caisse défiscalisé, généreux et pérenne qui enrichit les strates d’une pyramide opaque. " En Indonésie, le gouvernement a toutefois fixé des règles pour les concessions : elles ne doivent pas légalement dépasser 25000 ha par plantation, mais les compagnies se regroupent en consortium de 5 ou 6 sociétés pour contourner l’obstacle ", explique Aurélien Brulé, le Français qui a créé et dirige Kalaweit. Toutes sous enseignes malaises, ces entreprises font
le travail sur le terrain, mais ceux qui moissonnent les dividendes se trouvent au Sri Lanka, en Chine, en Inde, mais aussi dans la Vieille Europe : plusieurs banques et pas des moindres comme ING Direct, BNP Paribas ou la Société Générale ont investi dans ce palmier qui ne connaît pas la crise. Sans le crier sur les toits, évidemment, car cela ferait trop désordre en ces temps de développement durable où le marketing vert est une force de vente.
La monoculture de ce palmier de pays pauvres gonfle donc les poches de quelques gros négociants de pays dits émergents et les actifs financiers d’un tissu de multinationales de pays riches.
Comme il n’est pas question de tarir un tel gisement, l’élaeis est devenu une machine infernale qui ronge tout et le phénomène s’intensifie depuis 4 ou 5 ans pour répondre à une demande mondiale en plein boom. Prenez un simple paquet de chips dans le rayon d’une grande surface européenne. Il contient en moyenne 60% " d’oléine de palme ", comme l’indique la composition détaillée sur l’étiquette.
Chips, biscuits apéritifs, glaces, soupes, pâtes à tartiner, biscottes…un produit de consommation courante sur deux recèle de l’huile de palme, et voilà que se profile la nouvelle menace de son utilisation dans les réservoirs des bagnoles, comme agrocarburant ! Bilan : une ONG, les Amis de la terre, a calculé qu’une superficie équivalente à un terrain de football disparaît en Indonésie
toutes les 10 secondes.
Sur place, les autochtones ne réagissent pas ou peu, déjà parce que l’on prend soin de ne pas les informer.
Démonstration dans un petit village Dayak rencontré sur la route. Assise à l’ombre sous le toit d’une remise de grains construite sur pilotis en bordure de la poignée d’ares de riz paddy qu’elle cultive, Maryati se repose un instant au côté de sa fille Yudi. A quelques pas de là, des statues de bois aux traits expressifs et multicolores veillent sur l’ossuaire de la famille. Les traditions animistes et les rites magiques sont encore bien enracinés dans l’âme de cette
ethnie au passé farouche. Les Dayaks étaient réputés pour leur art du décollage de tête…Plus rien de tout cela aujourd’hui. Le gouvernement a sédentarisé ce peuple de nomades qui vivait autrefois de chasse, de pêche et de la générosité de leur ladang, les cultures sur brûlis. Le visage émacié et tanné par le soleil, Maryati n’a rien à dire : tant que les compagnies malaises ne viennent pas la virer de ses maigres lopins de terre pour y planter des palmiers, tout va bien. Elle n’a jamais entendu parler de réchauffement climatique, de gaz à effet de serre, de déforestation. Sa fille Yudi est allée à l’école, mais les enseignants n’ont pas évoqué ces problèmes d’une autre planète. Son horizon à
elle ? La route, les eaux brun chocolat du fleuve qui passe pas loin, sa rizière, le marché du bourg tout proche où elle vend ses produits et sa maison en bambou devant laquelle baguenaudent poules et cochons. "
Les Dayaks ont toujours eu une relation de peur avec la jungle. Leur culte regorge de prières qui s’adressent aux esprits de la forêt afin qu’ils les épargnent ", observe Aurélien Brulé, " c’est pourquoi ils pratiquaient jadis le brûlis sur de grandes surfaces, pour mettre le plus d’espace possible entre leur village et la lisière des arbres. Ce ne sont donc pas eux qui risquent de se plaindre des abattages ".
Indifférence politique
Dans ce contexte, les compagnies n’ont rien à craindre d’une éventuelle réaction épidermique des autochtones et comme le mécanisme d’acquisition des terres auprès des autorités est
parfaitement huilé, elles disposent d’un boulevard pour continuer leur expansion.
Première étape, obtenir l’autorisation administrative de s’implanter. Au Kalimantan, elle est donnée par le gouverneur de la province. Elu démocratiquement pour 5 ans, il est le maître après Allah - on est en terres musulmanes - et possède forcément sa propre
compagnie d’huile de palme, comme d’ailleurs tous les chefs des districts qui quadrillent le territoire. Les gouverneurs ont hérité de ce pouvoir énorme en 1998, après la chute de l’ex-président Suharto, décédé en janvier 2008. A l’époque, ballotté entre incertitudes politiques et crise économique, l’Etat a confié aux provinces de l’archipel le soin de s’autofinancer : " comme le
commerce de bois et l’huile de palme sont les seules sources de revenus, les dirigeants locaux ont immédiatement profité de leur quasi indépendance pour développer ces deux filières à grande échelle ". Le rush des entreprises malaises sur le filon a été instantané, d’autant qu’en Malaisie, pays frontalier avec le Kalimantan, la forêt n’était déjà plus qu’un souvenir à l’aube de ce
XXI° siècle…Il existe pourtant des garde-fous dans la loi indonésienne. Ainsi, pour chaque arbre coupé, un autre doit être planté.
Mais - subtilité toute asiatique - le texte ne précise pas quel type d’essence il convient de repiquer. Toujours selon la loi, les concessions ne peuvent être accordées que dans les zones les plus
dégradées et elles ont aussi l’obligation de préserver 10% du couvert forestier originel : " ce n’est que du vent. Dans la réalité, les lois ne sont jamais appliquées ", ironise Aurélien, " et les compagnies savent parfaitement caresser le gouverneur ou ses représentants dans le sens du poil, une mallette bien garnie à l’appui. Le feu vert est vite donné ".
Aujourd’hui, 70% de la forêt tropicale humide des quatre provinces du Kalimantan est détruit et ce qui subsiste est en sursis, puisque personne ne semble en mesure de stopper l’hémorragie. Le monde politique ? A Bornéo comme dans tout l’archipel, il regarde ailleurs et se fout que la forêt brûle. A preuve les élections législatives du 9 avril dernier : sur les 40 partis et les quelque 11900 candidats en lice dans ce pays de 237 millions d’habitants, aucun ne s’est
présenté sous une quelconque bannière écologiste, malgré l’incroyable pollution qui étouffe l’atmosphère ou souille les rues de Jakarta et de toutes les grandes villes. Reste les ONG et l’opinion mondiale. En décembre 2007, lors d’une énième conférence sur le réchauffement climatique qui s’est déroulée sur l’île de Bali, toutes les délégations internationales s’étaient émues de la déforestation en Indonésie, pays hôte de la réunion, et en Malaisie, les deux principaux producteurs d’huile de palme de la planète.
Les reproches de la communauté mondiale n’ont pas empêché l’Indonésie de monter sur la troisième marche du podium des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, derrière la Chine et les Etats-Unis en 2008. Cette même année, les autorités de
Jakarta offraient un nouvel eldorado aux palmeraies en leur attribuant un territoire de 4 millions d’ha à Irian Jaya, la partie indonésienne de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les Papous, dont beaucoup de tribus vivent encore à l’état primitif, n’auront très bientôt plus que leurs yeux pour pleurer leur canopée.
Patrice COSTA
Source : http://www.estrepublicain.fr/une/nature/art_1085209.php