L’historien Benjamin Stora a inauguré, le 15 septembre 2014, la nouvelle exposition permanente de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (Porte dorée à Paris 12e). L’immigration, un thème d’étude important : on estime qu’environ un Français sur quatre a un parent ou un grand-parent immigré [1].
Nouveau directeur du musée de l’immigration, nommé par le premier ministre Manuel Valls, Benjamin Stora succède à Jacques Toubon devenu entre-temps Défenseur des droits. Spécialiste du Maghreb, de la décolonisation et de la guerre d’Algérie, l’historien expose ci-dessous son point de vue concernant l’immigration.
Benjamin Stora : « Les Français ont du mal à se voir comme les descendants d’une immigration »
par Elise Vincent, Le Monde.fr, le 15 septembre 2014
Pourquoi avoir postulé à la direction de la Cité de l’histoire de l’immigration ?
Je travaille sur l’histoire du Maghreb depuis les années 1970 et dès ma thèse sur Messali Hadj [fondateur du nationalisme algérien], j’ai été amené à m’intéresser aux questions d’immigration. Messali Hadj était un immigré et la France a été le lieu de naissance de ce nationalisme algérien. Je me suis également très tôt engagé dans le mouvement associatif sur ces questions, notamment contre le racisme et à l’occasion des marches pour l’égalité. Enfin, il est certain que le fait d’avoir été moi-même un « déplacé » [M. Stora est arrivé en France à l’âge de 12 ans] m’a aussi beaucoup marqué.
Le musée a longtemps eu du mal trouver son public. Comment comptez-vous donner envie d’y aller ?
Avant de donner envie, il y a une réflexion à avoir sur les difficultés. Si ce musée a eu du mal à trouver sa place, c’est d’abord pour des raisons politiques. La Cité n’a jamais vraiment été inaugurée par un président de la République, ni même par un premier ministre.
On a aussi une difficulté plus profonde. Les Français ont du mal à se concevoir comme, en partie, les descendants d’une immigration. En face, vous avez des immigrés qui sont d’abord des émigrés et qui n’ont pas envie de rester des immigrés toute leur vie. Ils veulent se fondre dans le pays d’accueil.
Le problème, c’est de réussir à parler à tous ces publics à la fois : aux Français qui ont du mal à se voir avec des migrants, aux primo-arrivants qui ne veulent plus se considérer comme tels, et à la masse de ceux qui sont les produits de cette histoire.
Vous êtes le chantre de la réconciliation des mémoires. Comment souhaitez-vous vous y prendre ?
Je veux essayer de naviguer entre deux écueils. Celui des tenants d’une identité fixe, fruit d’une histoire qui serait grosso modo celle des « Français de souche » se reproduisant à l’identique depuis toujours, et de l’autre, l’écueil de ceux qui disent que la France n’est qu’un empilement de communautés. Dans un cas comme dans l’autre, ces visions ne veulent pas voir l’histoire en mouvement, et mettent au secret les principes républicains.
Faudrait-il déménager la Cité de l’immigration comme le pensent certains ?
C’est un lieu qui a été attaqué parce qu’il était l’ancien musée des colonies. Vouloir perpétuer une histoire de l’immigration exclusivement à travers l’histoire coloniale, n’était-ce pas l’enfermer ? C’est possible, mais ce débat a été mené il y a dix ans. Maintenant, ce palais de la Porte dorée existe. Bien sûr, il n’a pas la centralité du Quai Branly. Mais je trouve que c’est un lieu magnifique dans lequel on peut faire beaucoup de choses.
Vous êtes un homme de gauche et avez l’oreille de François Hollande sur un sujet comme l’Algérie. Pensez-vous qu’il a eu les bons mots jusqu’à présent pour parler d’immigration aux Français ?
J’estime qu’il fait un acte important en reconnaissant la tragédie du 17 octobre 1961, à Paris [une manifestation de militants du FLN, le Front de libération nationale, durement réprimée par la police française]. C’est un épisode de l’histoire qui a marqué les esprits dans les milieux associatifs. Mais c’était en 2012. Or, depuis 2013, c’est vrai que sur la question des apports de l’immigration à la France, il faut faire plus, avancer. On attend encore de la part du président, et éventuellement de son premier ministre, un grand discours. Cela pourrait s’accompagner d’une inauguration officielle du musée. Il faut réfléchir.
M. Hollande a reculé sur le droit de vote des étrangers : qu’en pensez-vous ?
Personnellement, j’ai toujours été favorable au droit de vote des étrangers. Mais cette mesure doit faire partie d’une politique d’ensemble sur la place des étrangers en France. Il faut que l’on affronte ce problème car de toute façon on est entré dans une phase de mondialisation culturelle et économique. En plus, on est dans une période de décroissance démographique, la France va avoir besoin de bras. Mais personne ne veut aborder cette question car on est dans une phase de repli nationaliste. La classe politique est très frileuse car elle pense que cela peut la couper d’un électorat populaire. Il faut du courage politique.
Aujourd’hui, les plus grandes diasporas immigrées sont originaires du Maghreb. Ce sont aussi celles les plus rejetées. Quelles réponses pensez-vous pouvoir y apporter depuis votre poste ?
Il ne faut pas avoir de tabous. L’immigration qui pose problème aujourd’hui, ce ne sont plus principalement les immigrations européennes, mais les immigrations maghrébines et subsahariennes. Ma préoccupation, à partir de ce constat, c’est de faire en sorte que ces histoires particulières soient mieux connues de la France au sens large et qu’elles irriguent le récit national républicain français et non pas de les traiter en tant que telles, comme séparées de cette histoire. C’est ce que j’appelle depuis trente ans « le décloisonnement des imaginaires ». Cela peut se faire à travers des expositions, des films, des documentaires. Il y a tout un travail de fond à mener et la Cité doit être ce lieu-là.
Un certain nombre de gens pensent que pour mieux connaître cette histoire, on manque de statistiques ethniques…
Sur cette question, il faut être pragmatique. Si on a besoin de statistiques à des moments déterminés de l’actualité, il faut s’en donner les moyens. Mais il ne faut pas avoir de débat abstrait sur le fichage, avec d’un côté les tenants de la République et de l’autre des communautés. A un moment donné, on va avoir besoin, par exemple, tout simplement, de savoir combien il y a de médecins d’origine étrangère en France, ou d’autres catégories sociales.
Vous êtes un grand défenseur de la révision des manuels scolaires d’histoire sur les questions migratoire et coloniale. Peut-on imaginer un partenariat entre la cité de l’immigration et le ministère de l’éducation nationale ?
Absolument. J’ai récemment beaucoup insisté pour que six chapitres de mon livre, avec Abdelwahab Meddeb, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), soient publiés sur le portail des enseignants Eduscol. J’ai voulu que ce soient les chapitres sur les sujets les plus sensibles qui y soient : la Shoah, l’histoire coloniale, le conflit israélo-palestinien, etc. Il faudrait que la Cité de l’immigration poursuive dans cette voie.
Vous qui êtes à la fois d’origine maghrébine et de confession juive, comment avez-vous regardé les dérapages qui ont eu lieu lors des manifestations pro-palestiniennes, au mois de juillet ?
Avec beaucoup de désolation et de tristesse. Je voyais l’affrontement et la haine. Chacun était enfermé dans son point de vue. Or juifs et musulmans ont une mémoire commune de près de treize siècles ! En attendant une solution politique au Proche-Orient, il faut au minimum préserver cette mémoire ! Dans l’absolu, ça pourrait faire l’objet d’une exposition à la Cité de l’immigration.
Propos recueillis par Elise Vincent
Journaliste au Monde
Un quart des Français issus de l’immigration ?
par Rémi Noyon, La Croix, le 30 juillet 2013
Durant tout l’été [2013], en région parisienne, quatre affiches [ont fait] la promotion de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Sur l’une d’elles, on p[ouvait] lire : « Un Français sur quatre est issu de l’immigration », un chiffre qui peut surprendre, mais qui est attesté par différents travaux. [...]
DES ESTIMATIONS À NUANCER EN FONCTION DE LA GÉOGRAPHIE
Dans son livre Le Creuset français (Seuil), ouvrage de référence sur l’histoire des flux migratoires en France paru en 1988, Gérard Noiriel se base sur un sondage de 1971 pour estimer que « le tiers de la population vivant actuellement en France a des ascendances étrangères ». Le Musée de l’immigration cite également à l’appui de ces statistiques les résultats d’une enquête de l’Ined fondée sur le recensement de 1999 et publiée en 2004. Celle-ci, portant sur 380 000 personnes, montre que 23 % de la population a au moins un grand-parent immigré.
« L’interdiction des statistiques ethniques empêche d’y voir plus clair, mais il y a entre un tiers et un cinquième de la population qui est issu de l’immigration », commente Marianne Amar, chargée de recherche à la Cité de l’immigration. Cette estimation doit toutefois être nuancée en fonction de la géographie. Comme l’explique le sociodémographe Patrick Simon, « en Seine-Saint-Denis, la proportion d’immigrés ou de descendants directs est plus proche de 75 %, tandis que dans l’Ouest, on tombe aux alentours de 10 % ».
LE TRAVAIL COMPLIQUÉ DES DÉMOGRAPHES
D’autres travaux, plus récents, ont permis de proposer des chiffres plus frais. En croisant l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Ined et d’autres sources statistiques, l’Insee avance en 2008 le chiffre de 5,3 millions d’immigrés, soit 8,4 % de la population vivant en France, principalement en provenance d’Afrique. Par ailleurs, 6,5 millions de personnes pourraient se dire de « deuxième génération » car ayant au moins un parent immigré (11 %), souvent originaire du sud de l’Europe. Mais le travail des démographes se complique dès lors qu’il faut remonter dans la généalogie. « Beaucoup de personnes ne savent pas quelle était la nationalité de leurs grands-parents à la naissance », explique la démographe Christelle Hamel.
Si l’on peut encore identifier les descendants d’immigrés du Maghreb (vague la plus récente), il n’en va pas de même pour les vagues d’arrivées plus anciennes, comme les Italiens et les Espagnols, venus après la Seconde Guerre mondiale. Quant à l’immigration du XIXe et du début du XXe siècle, elle s’est depuis longtemps fondue dans la population. Les descendants des Belges, Polonais et Russes ne sont ainsi plus repérables, selon l’Insee.
Sommes-nous donc tous des « enfants d’immigrés » ? « Si l’on compte sur plusieurs générations, nous allons tous nous trouver un parent immigré. Les brassages de population ont été suffisamment importants », constate Christelle Hamel. Pour elle, l’expression « Français de souche » n’a « aucun sens ». Elle préfère parler de « population majoritaire » pour désigner ceux qui ne sont ni des immigrés ni des enfants ou petits-enfants d’immigrés. Et Pascal Blanchard, historien de l’immigration, de renchérir : « Si vous remontez sur vingt générations, vous avez une bonne chance de vous trouver un ancêtre noir, originaire d’Haïti, d’Afrique ou de Saint-Domingue. » Reste que l’on ne considère généralement comme « issues de l’immigration » que les personnes dont au moins l’un des grands-parents est immigré.
LA FRANCE « NE SE VOIT PAS COMME UN PAYS DE MÉTISSAGE »
Pas sûr que ces explications apaisent les commentaires acerbes provoqués par la campagne d’affichage. Sur les réseaux sociaux, des internautes vont même jusqu’à parler de « propagande ». Pour Pascal Blanchard, si le chiffre a pu en remuer certains, c’est que la France « ne se voit pas comme un pays de métissage ». À la différence des États-Unis, où l’immigration est une fierté et fait partie de l’imaginaire national, la France « a voulu tourner une page après la guerre d’Algérie et n’a jamais revendiqué cette histoire partagée ». Soulignant par exemple le rôle des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, lui plaide pour un autre slogan : « Nous sommes tous issus de l’histoire de l’immigration. »
De son côté, Patrick Simon voit, dans cette réticence à considérer l’histoire de l’immigration, une conséquence du modèle français d’intégration, qui a tendance à « gommer les traces des origines ». Et le démographe de conclure : « C’était justement le but du Musée de l’immigration : réactiver une histoire qui peut être familiale, mais qui n’est pas encore nationale. »
Rémi Noyon
S’exprimant dans le journal La Provence daté du dimanche 14 septembre Benjamin Stora a notamment déclaré à propos de la cité de l’immigration :
« C’est tout ça en même temps. Elle est à l’image de ce que sont l’immigration et son histoire. Il s’agit d’un musée où l’on restitue les mémoires d’une histoire ancienne faite de vagues successives d’immigrations italiennes, polonaises, espagnoles, algériennes, arméniennes, etc . Mais dans la mesure où l’immigration est un enjeu très brûlant de la vie politique actuelle, c’est aussi une cité d’échanges et de réflexion. La question de l’immigration est sans cesse en mouvement. Elle ne peut pas se réduire à un aspect ancien et dépassé. »
http://ldh-toulon.net/un-Francais-sur-quatre-a-un-parent.html
Nouveau directeur du musée de l’immigration, nommé par le premier ministre Manuel Valls, Benjamin Stora succède à Jacques Toubon devenu entre-temps Défenseur des droits. Spécialiste du Maghreb, de la décolonisation et de la guerre d’Algérie, l’historien expose ci-dessous son point de vue concernant l’immigration.
Benjamin Stora : « Les Français ont du mal à se voir comme les descendants d’une immigration »
par Elise Vincent, Le Monde.fr, le 15 septembre 2014
Pourquoi avoir postulé à la direction de la Cité de l’histoire de l’immigration ?
Je travaille sur l’histoire du Maghreb depuis les années 1970 et dès ma thèse sur Messali Hadj [fondateur du nationalisme algérien], j’ai été amené à m’intéresser aux questions d’immigration. Messali Hadj était un immigré et la France a été le lieu de naissance de ce nationalisme algérien. Je me suis également très tôt engagé dans le mouvement associatif sur ces questions, notamment contre le racisme et à l’occasion des marches pour l’égalité. Enfin, il est certain que le fait d’avoir été moi-même un « déplacé » [M. Stora est arrivé en France à l’âge de 12 ans] m’a aussi beaucoup marqué.
Le musée a longtemps eu du mal trouver son public. Comment comptez-vous donner envie d’y aller ?
Avant de donner envie, il y a une réflexion à avoir sur les difficultés. Si ce musée a eu du mal à trouver sa place, c’est d’abord pour des raisons politiques. La Cité n’a jamais vraiment été inaugurée par un président de la République, ni même par un premier ministre.
On a aussi une difficulté plus profonde. Les Français ont du mal à se concevoir comme, en partie, les descendants d’une immigration. En face, vous avez des immigrés qui sont d’abord des émigrés et qui n’ont pas envie de rester des immigrés toute leur vie. Ils veulent se fondre dans le pays d’accueil.
Le problème, c’est de réussir à parler à tous ces publics à la fois : aux Français qui ont du mal à se voir avec des migrants, aux primo-arrivants qui ne veulent plus se considérer comme tels, et à la masse de ceux qui sont les produits de cette histoire.
Vous êtes le chantre de la réconciliation des mémoires. Comment souhaitez-vous vous y prendre ?
Je veux essayer de naviguer entre deux écueils. Celui des tenants d’une identité fixe, fruit d’une histoire qui serait grosso modo celle des « Français de souche » se reproduisant à l’identique depuis toujours, et de l’autre, l’écueil de ceux qui disent que la France n’est qu’un empilement de communautés. Dans un cas comme dans l’autre, ces visions ne veulent pas voir l’histoire en mouvement, et mettent au secret les principes républicains.
Faudrait-il déménager la Cité de l’immigration comme le pensent certains ?
C’est un lieu qui a été attaqué parce qu’il était l’ancien musée des colonies. Vouloir perpétuer une histoire de l’immigration exclusivement à travers l’histoire coloniale, n’était-ce pas l’enfermer ? C’est possible, mais ce débat a été mené il y a dix ans. Maintenant, ce palais de la Porte dorée existe. Bien sûr, il n’a pas la centralité du Quai Branly. Mais je trouve que c’est un lieu magnifique dans lequel on peut faire beaucoup de choses.
Vous êtes un homme de gauche et avez l’oreille de François Hollande sur un sujet comme l’Algérie. Pensez-vous qu’il a eu les bons mots jusqu’à présent pour parler d’immigration aux Français ?
J’estime qu’il fait un acte important en reconnaissant la tragédie du 17 octobre 1961, à Paris [une manifestation de militants du FLN, le Front de libération nationale, durement réprimée par la police française]. C’est un épisode de l’histoire qui a marqué les esprits dans les milieux associatifs. Mais c’était en 2012. Or, depuis 2013, c’est vrai que sur la question des apports de l’immigration à la France, il faut faire plus, avancer. On attend encore de la part du président, et éventuellement de son premier ministre, un grand discours. Cela pourrait s’accompagner d’une inauguration officielle du musée. Il faut réfléchir.
M. Hollande a reculé sur le droit de vote des étrangers : qu’en pensez-vous ?
Personnellement, j’ai toujours été favorable au droit de vote des étrangers. Mais cette mesure doit faire partie d’une politique d’ensemble sur la place des étrangers en France. Il faut que l’on affronte ce problème car de toute façon on est entré dans une phase de mondialisation culturelle et économique. En plus, on est dans une période de décroissance démographique, la France va avoir besoin de bras. Mais personne ne veut aborder cette question car on est dans une phase de repli nationaliste. La classe politique est très frileuse car elle pense que cela peut la couper d’un électorat populaire. Il faut du courage politique.
Aujourd’hui, les plus grandes diasporas immigrées sont originaires du Maghreb. Ce sont aussi celles les plus rejetées. Quelles réponses pensez-vous pouvoir y apporter depuis votre poste ?
Il ne faut pas avoir de tabous. L’immigration qui pose problème aujourd’hui, ce ne sont plus principalement les immigrations européennes, mais les immigrations maghrébines et subsahariennes. Ma préoccupation, à partir de ce constat, c’est de faire en sorte que ces histoires particulières soient mieux connues de la France au sens large et qu’elles irriguent le récit national républicain français et non pas de les traiter en tant que telles, comme séparées de cette histoire. C’est ce que j’appelle depuis trente ans « le décloisonnement des imaginaires ». Cela peut se faire à travers des expositions, des films, des documentaires. Il y a tout un travail de fond à mener et la Cité doit être ce lieu-là.
Un certain nombre de gens pensent que pour mieux connaître cette histoire, on manque de statistiques ethniques…
Sur cette question, il faut être pragmatique. Si on a besoin de statistiques à des moments déterminés de l’actualité, il faut s’en donner les moyens. Mais il ne faut pas avoir de débat abstrait sur le fichage, avec d’un côté les tenants de la République et de l’autre des communautés. A un moment donné, on va avoir besoin, par exemple, tout simplement, de savoir combien il y a de médecins d’origine étrangère en France, ou d’autres catégories sociales.
Vous êtes un grand défenseur de la révision des manuels scolaires d’histoire sur les questions migratoire et coloniale. Peut-on imaginer un partenariat entre la cité de l’immigration et le ministère de l’éducation nationale ?
Absolument. J’ai récemment beaucoup insisté pour que six chapitres de mon livre, avec Abdelwahab Meddeb, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), soient publiés sur le portail des enseignants Eduscol. J’ai voulu que ce soient les chapitres sur les sujets les plus sensibles qui y soient : la Shoah, l’histoire coloniale, le conflit israélo-palestinien, etc. Il faudrait que la Cité de l’immigration poursuive dans cette voie.
Vous qui êtes à la fois d’origine maghrébine et de confession juive, comment avez-vous regardé les dérapages qui ont eu lieu lors des manifestations pro-palestiniennes, au mois de juillet ?
Avec beaucoup de désolation et de tristesse. Je voyais l’affrontement et la haine. Chacun était enfermé dans son point de vue. Or juifs et musulmans ont une mémoire commune de près de treize siècles ! En attendant une solution politique au Proche-Orient, il faut au minimum préserver cette mémoire ! Dans l’absolu, ça pourrait faire l’objet d’une exposition à la Cité de l’immigration.
Propos recueillis par Elise Vincent
Journaliste au Monde
Un quart des Français issus de l’immigration ?
par Rémi Noyon, La Croix, le 30 juillet 2013
Durant tout l’été [2013], en région parisienne, quatre affiches [ont fait] la promotion de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Sur l’une d’elles, on p[ouvait] lire : « Un Français sur quatre est issu de l’immigration », un chiffre qui peut surprendre, mais qui est attesté par différents travaux. [...]
DES ESTIMATIONS À NUANCER EN FONCTION DE LA GÉOGRAPHIE
Dans son livre Le Creuset français (Seuil), ouvrage de référence sur l’histoire des flux migratoires en France paru en 1988, Gérard Noiriel se base sur un sondage de 1971 pour estimer que « le tiers de la population vivant actuellement en France a des ascendances étrangères ». Le Musée de l’immigration cite également à l’appui de ces statistiques les résultats d’une enquête de l’Ined fondée sur le recensement de 1999 et publiée en 2004. Celle-ci, portant sur 380 000 personnes, montre que 23 % de la population a au moins un grand-parent immigré.
« L’interdiction des statistiques ethniques empêche d’y voir plus clair, mais il y a entre un tiers et un cinquième de la population qui est issu de l’immigration », commente Marianne Amar, chargée de recherche à la Cité de l’immigration. Cette estimation doit toutefois être nuancée en fonction de la géographie. Comme l’explique le sociodémographe Patrick Simon, « en Seine-Saint-Denis, la proportion d’immigrés ou de descendants directs est plus proche de 75 %, tandis que dans l’Ouest, on tombe aux alentours de 10 % ».
LE TRAVAIL COMPLIQUÉ DES DÉMOGRAPHES
D’autres travaux, plus récents, ont permis de proposer des chiffres plus frais. En croisant l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Ined et d’autres sources statistiques, l’Insee avance en 2008 le chiffre de 5,3 millions d’immigrés, soit 8,4 % de la population vivant en France, principalement en provenance d’Afrique. Par ailleurs, 6,5 millions de personnes pourraient se dire de « deuxième génération » car ayant au moins un parent immigré (11 %), souvent originaire du sud de l’Europe. Mais le travail des démographes se complique dès lors qu’il faut remonter dans la généalogie. « Beaucoup de personnes ne savent pas quelle était la nationalité de leurs grands-parents à la naissance », explique la démographe Christelle Hamel.
Si l’on peut encore identifier les descendants d’immigrés du Maghreb (vague la plus récente), il n’en va pas de même pour les vagues d’arrivées plus anciennes, comme les Italiens et les Espagnols, venus après la Seconde Guerre mondiale. Quant à l’immigration du XIXe et du début du XXe siècle, elle s’est depuis longtemps fondue dans la population. Les descendants des Belges, Polonais et Russes ne sont ainsi plus repérables, selon l’Insee.
Sommes-nous donc tous des « enfants d’immigrés » ? « Si l’on compte sur plusieurs générations, nous allons tous nous trouver un parent immigré. Les brassages de population ont été suffisamment importants », constate Christelle Hamel. Pour elle, l’expression « Français de souche » n’a « aucun sens ». Elle préfère parler de « population majoritaire » pour désigner ceux qui ne sont ni des immigrés ni des enfants ou petits-enfants d’immigrés. Et Pascal Blanchard, historien de l’immigration, de renchérir : « Si vous remontez sur vingt générations, vous avez une bonne chance de vous trouver un ancêtre noir, originaire d’Haïti, d’Afrique ou de Saint-Domingue. » Reste que l’on ne considère généralement comme « issues de l’immigration » que les personnes dont au moins l’un des grands-parents est immigré.
LA FRANCE « NE SE VOIT PAS COMME UN PAYS DE MÉTISSAGE »
Pas sûr que ces explications apaisent les commentaires acerbes provoqués par la campagne d’affichage. Sur les réseaux sociaux, des internautes vont même jusqu’à parler de « propagande ». Pour Pascal Blanchard, si le chiffre a pu en remuer certains, c’est que la France « ne se voit pas comme un pays de métissage ». À la différence des États-Unis, où l’immigration est une fierté et fait partie de l’imaginaire national, la France « a voulu tourner une page après la guerre d’Algérie et n’a jamais revendiqué cette histoire partagée ». Soulignant par exemple le rôle des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, lui plaide pour un autre slogan : « Nous sommes tous issus de l’histoire de l’immigration. »
De son côté, Patrick Simon voit, dans cette réticence à considérer l’histoire de l’immigration, une conséquence du modèle français d’intégration, qui a tendance à « gommer les traces des origines ». Et le démographe de conclure : « C’était justement le but du Musée de l’immigration : réactiver une histoire qui peut être familiale, mais qui n’est pas encore nationale. »
Rémi Noyon
S’exprimant dans le journal La Provence daté du dimanche 14 septembre Benjamin Stora a notamment déclaré à propos de la cité de l’immigration :
« C’est tout ça en même temps. Elle est à l’image de ce que sont l’immigration et son histoire. Il s’agit d’un musée où l’on restitue les mémoires d’une histoire ancienne faite de vagues successives d’immigrations italiennes, polonaises, espagnoles, algériennes, arméniennes, etc . Mais dans la mesure où l’immigration est un enjeu très brûlant de la vie politique actuelle, c’est aussi une cité d’échanges et de réflexion. La question de l’immigration est sans cesse en mouvement. Elle ne peut pas se réduire à un aspect ancien et dépassé. »
http://ldh-toulon.net/un-Francais-sur-quatre-a-un-parent.html