L’agonie du peuple singe
Au Kalimantan, on l’appelle Chanee. Installé là-bas depuis une dizaine d’années, le Français Aurélien Brulé se bat pour sauver les grands singes d’une disparition programmée. Rencontre avec un
Saint-Bernard des primates qui n’a pas froid aux yeux et mérite le respect.
Ses 4 mètres d’anneaux comprimés dans le panier à linge en plastique réquisitionné pour le transporter, le python réticulé commence à perdre patience. Sur le " klotok ", cette étroite et
instable pirogue que les Dayaks utilisent pour se glisser dans le dédale de la forêt inondée, le serpent miaule, étrange manifestation qui signifie qu’il a bien compris où il était. " Il a senti son habitat de prédilection ", sourit Chanee. Comme hélas beaucoup d’autres naufragés de la déforestation qui fait rage dans cette partie du Kalimantan central, l’ophidien a été " récupéré " errant sur le sol par un bûcheron après la destruction du couvert végétal.
Le forestier l’a attrapé puis enfermé dans une petite cage grillagée posée près de son domicile, comme simple objet de curiosité. " Il est resté là-dedans pendant deux mois avant qu’on nous signale
son cas. Son détenteur nous l’a cédé sans faire d’histoire. Il commençait à l’encombrer et ne savait pas comment le nourrir. Il est resté à jun pendant tout ce temps ! Heureusement que cette espèce peut se passer de manger durant plusieurs semaines… ", ajoute Chanee. Des appels de gibbons animent la canopée,
parfois interrompus par le vol lourd et bruyant d’un calao. La jungle épaisse respire la vie, la biodiversité. Après quelques dizaines de mètres de progression sous la ramée pluviale, le Français repère un îlot formé par les racines et la base du tronc d’un arbre gigantesque léchées par les eaux noires constellées de petites tâches de rayons de soleil qui ont réussi à percer le feuillage. Le tremplin idéal pour affranchir l’animal qui, avant son retour à la liberté, a reçu des soins à Hampapak, le centre de réintroduction des gibbons.
Chanee ouvre délicatement le couvercle, saisit la tête et extirpe non sans mal du panier la carcasse interminable. " Il pèse son poids ! Au moins 50 kg ", dit-il en faisant très attention à ne pas relâcher sa garde, car, pressée de filer dans l’onde, la bête a très vite fait de mordre puis de s’enrouler sur sa prise pour une étreinte fatale. " Dans cette situation, il faut se mettre à plusieurs pour desserrer l’étau des mâchoires ". Le jeune homme a déjà vécu la ouloureuse expérience. Un python énervé arrimé à sa proie ne la lâche
plus…Cette fois, l’opération se déroule sans dommage, même si le serpent, gueule béante, tente de frapper son bienfaiteur en guise d’ultime réaction de colère.
La scène dure une poignée de secondes avant que le prédateur s’enfonce dans l’onde et disparaisse. Pour un python de sauvé, combien d’autres seront tués à coup de machette ? Chanee n’en sait rien. A Bornéo, il n’existe pas de trace comptable de la tragédie que subissent la faune et la flore tropicale. Ours des cocotiers, panthères, civettes, calaos, varans et surtout les primates,
macaques, nasiques, gibbons et ce fameux anthropoïde au regard paisible et à l’allure dégingandée qu’est l’orang-outan, l’homme de la forêt en malais, kahyu en dialecte dayak…le riche bestiaire de l’une des jungles les plus luxuriantes de la planète s’éteint inexorablement avec elle.
Retour à Hampapak. Des baraquements
de bois pour le personnel, une infirmerie et un sentier qui mène aux cages de mises en quarantaine et aux volières de réadaptation à la vie sauvage : le sanctuaire de Kalaweit est spartiate, mais fonctionnel.
Bébés mascottes
Chanee est le nom de guerre qu’Aurélien Brulé a choisi lorsqu’il a débarqué sur la grande île en 1998, à l’âge de 19 ans. Originaire du Var, ce solide gaillard aux yeux clairs a été inoculé dès l’adolescence par le virus de la protection de la nature en général
et celle des singes en particulier, avec un sérieux penchant affectif pour les gibbons, ces funambules de la canopée. Son but, réaliser une structure d’accueil pour récupérer, soigner et éventuellement relâcher dans leur milieu naturel ces primates victimes de la sinistre pratique solidement ancrée dans le pays du trafic des bébés gibbons que les braconniers revendent comme animaux de
compagnie sur les marchés après avoir tué leur mère en forêt. L’entêtement et la force de persuasion du Varois finissent par convaincre les autorités de Jakarta.
Au bout de neuf mois de négociations, elles lui accordent une zone de forêt primaire d’un millier d’ha répartis de part et d’autres du fleuve Kahayan, à une heure de pirogue à moteur de Palangkaraya, la capitale de la province centrale du Kalimantan.
A l’époque, cette partie indonésienne de l’île de Bornéo n’a pas encore été trop engloutie par les plantations de palmier à huile. Pendant trois ans, Chanee mûrit son projet, fonde son ONG qu’il
baptise Kalaweit - gibbon en indonésien - apprend la langue officielle, les nombreux dialectes locaux, tombe amoureux d’une Dayak qu’il épouse…le Français s’immerge rapidement dans son pays d’adoption et se fait connaître. En 2002, il ouvre son centre à Hampapak, puis un second sur une île de 1000 ha de forêt
primaire miraculeusement préservée, située en mer à quelques encablures de la côte de Sumatra. " Le camp d’Hampapak abrite actuellement 140 pensionnaires, celui de Sumatra 150, des gibbons et des siamangs ", précise le naturaliste. Tous ces rescapés de la bêtise humaine sont reçus selon un planning scrupuleusement respecté. " Dès son arrivée, le gibbon est mis en quarantaine
après une prise de sang pour analyser si il n’a pas été infecté par une maladie lors de sa captivité. Beaucoup d’entrants sont atteints de tuberculose, d’herpès ou d’hépatite B et 25% d’entre eux en moyenne sont trop contaminés pour être rendu à la nature ". Le passé de chaque orphelin est sensiblement le même : " leur mère a été abattue au fusil à plomb. Une fois capturé, le petit est
d’abord négocié au village, 25 $, le prix moyen. Le tarif passe à 50 $ à Palangkaraya, puis 500 $ à Jakarta et plusieurs milliers de dollars si il arrive en bon état à Singapour ". Les acheteurs sont principalement des couples de particuliers ravis d’offrir un jouet vivant à leurs rejetons ou les zoos des pays asiatiques dont les barrières douanières sont des passoires. Très rentable,
le trafic est florissant : " on estime la population de gibbons ainsi détenus à plus de 6000 individus dans l’archipel " observe Chanee. " Les dégâts sur la pérennité de cette espèce sont considérables car les parents sont monogames et fidèles. Quand la mère est tuée, c’est toute une lignée que l’on tue ". Deux espèces de gibbons vivent à Bornéo, le gibbon agile et le gibbon de Müller. Au
total, il en resterait 100.000, mais avec l’intensification de la déforestation et la multiplication des ouvertures de pistes en forêt qui favorisent l’accès aux braconniers, l’avenir à l’état sauvage de l’acrobate aux longs bras est très compromis. Triste destin qu’il partage, entre autres, avec l’orang-outan dont il ne subsisterait plus que 30 000 individus à Bornéo et Sumatra.
Kahyu, solitaire débonnaire
A Hampapak, tous les employés de Kalaweit mais aussi les visiteurs occasionnels doivent porter un masque sur le visage avant d’accéder à l’espace des cages, afin d’éviter tout risque de
contamination.
Les singes sont nourris avec des fruits et leur carnet de santé est tenu régulièrement à jour. Le centre dispose de 20 cages de quarantaine et de 80 volières de six mètres de haut où l’on
s’efforce d’apparier mâles et femelles. Si affinités entre deux sujets, on organise un relâcher, mais sans garantir le résultat. " Depuis la création du site, nous avons réintroduit 30 individus, mais une bonne cinquantaine de tentatives ont échouées. Ce n’est pas une science exacte, d’autant que notre zone de forêt protégée est insuffisante en taille. Nous sommes actuellement en pourparlers avec l’administration pour obtenir une extension de 3000 ha. Le
problème désormais à Bornéo, c’est de trouver des territoires encore intacts ". Comme celui d’Hampapak qui recèle encore des trésors, une quinzaine d’orangs-outans notamment.
L’homme de la forêt est un sage qui n’aime rien tant que sa haute solitude dans la canopée. " Sa vie est là, dans les arbres, c’est là où il se sent à l’aise avec ses " quatre mains " et son incroyable souplesse malgré son poids, jusqu’à 150 kg pour un grand mâle ",
souligne Chanee. Vivant en solo, l’orang-outan a peut-être dévié sur les sentiers de l’évolution. Il n’a pas eu à acquérir une intelligence sociale, des codes et des rituels de groupe, ni une conscience de lui-même que la société est à même de générer. Il a fait l’économie de tout discours social, réduit sa sexualité aux attouchements nécessaires et suffisants à la reproduction de
l’espèce. Dans son grand visage lunaire, pétillent des interrogations
essentielles : où trouver des fruits à tel moment de l’année ? Quel est le couloir d’accès aérien idéal pour atteindre un étal bien achalandé ?
L’orang-outan réfléchit beaucoup, c’est peut-être ce qui lui donne cet air méditatif, c’est sans doute aussi pourquoi il est si emblématique.
La journée d’un Kahyu n’a pourtant rien d’extraordinaire. Un vrai père peinard " qui se lève à 4 h du matin, mange jusqu’à 10/11 h, fait la sieste puis à partir de 16 h agence son nid de branches
et de feuillages, un différent à chaque bivouac, et se couche ", poursuit le fondateur de Kalaweit qui a passé de longues heures à observer l’animal. A Bornéo, l’équilibriste ne craint personne. Il n’est pas chassé par les autochtones, les Dayaks lui vouent même un profond respect. Mais ce géant débonnaire ne peut rien contre les compagnies d’huile de palme qui lui suppriment son habitat. " Avant l’arrivée des palmeraies, l’exploitation des bois précieux a certes sérieusement altéré la forêt, mais il restait malgré tout des arbres. Dans un écosystème dégradé, les singes trouvent toujours de quoi se nourrir, mais dans un système de monoculture, ils n’ont rien à se mettre sous la dent ".
L’appel des ondes
A Palangkaraya, Aurélien a vite compris qu’un centre de récupération de bébés gibbons en détresse ne suffisait pas, qu’il fallait aussi changer les mentalités. Il a donc eu l’idée de créer
une radio sur la bande FM, radio Kalaweit, afin de sensibiliser le plus large public possible. " Le succès a largement dépassé nos espérances. Chaque 24 h, nous avons en moyenne 40.000 auditeurs à l’écoute ", dit-il. Ce premier et unique média de conservation de la nature en Indonésie est musical, mais cinq
messages courts sur les gibbons sont lancés durant chaque heure de diffusion. La force de pénétration se traduit dans les chiffres : " les auditeurs, surtout des jeunes, ont désormais le reflexe d’appeler la hotline de la station dès qu’ils voient un animal prisonnier, un singe ou une autre espèce. Certains n’hésitent plus à faire pression sur le détenteur pour qu’il se sépare de la bête. Actuellement, 60% des animaux reçus à Kalaweit le sont grâce aux appels ".
Beaucoup plus efficace que le recours à une intervention policière – les primates sont, en principe, protégés par la loi indonésienne - car l’association ne dispose pas pouvoir coercitif. Fort de ce premier coup de maître radiophonique, Chanee va franchir l’étape supérieure. Il achève la mise au point d’une télévision bâtie sur le même concept que MTV " où des textes de sensibilisation à la cause animale apparaîtront en permanence en bas d’écran ".
Voisins de la station radio, les locaux sont terminés et les premiers clips seront diffusés en septembre, 24h/24 dans tout l’archipel. Forcément à Bornéo, toute cette agitation du jeune Varois ne passe pas inaperçue.
Pour assurer ses différentes activités, Kalaweit emploie une cinquantaine de salariés et s’appuie sur un budget de fonctionnement de 330000 euros par an. " La majorité de la somme
provient de dons de personnes privées via internet, le reste d’ONG
internationales, comme Ifaw, le Fonds mondial pour la nature (WWF), One Voice l’association de protection des primates, ou françaises, comme la Fondation Brigitte Bardot, 30 millions d’amis et le zoo d’Amnéville en Moselle, un établissement très engagé financièrement et fidèle. Et puis, il y a Muriel Robin. La comédienne est à l’origine de l’aventure. C’est elle qui a facilité le voyage de Chanee, séduite par l’enthousiasme et le culot de ce gamin de 19 ans prêt à aller jusqu’au bout de sa vocation. " Muriel est ma deuxième maman, elle est toujours là en cas de coup dur ", glisse l’intéressé qui vient de lancer sur la toile une opération de parrainage pour conforter son action ": il s’agit de trouver 3500 personnes qui accepteraient de verser 5 euros pas mois à
Kalaweit ".
Il suffit de se rendre sur le site de l’ONG pour obtenir le détail de cette initiative qui doit permettre à Chanee " de créer de nouvelles réserves pour protéger la forêt. Les centres ont leur rôle pour la réintroduction, la radio et la télé font en sorte d’informer les
gens pour qu’ils n’attrapent plus de gibbons, mais sans espaces naturels à leur disposition, toute cette stratégie est caduque ". Pour le Saint-Bernard des funambules de la canopée du Kalimantan, le challenge est énorme et urgent : il ne reste plus que 30% de forêt pluviale tropicale dans la partie indonésienne de
l’île de Bornéo.
Patrice Costa
Source : http://www.dna.fr/une/2441172.html