La Commission européenne a dévoilé en novembre 2023 une nouvelle proposition de directive visant à lutter contre les passeurs. Ce texte inquiète les ONG et le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-unies car il risque d’aggraver la criminalisation des personnes en exil et des associations solidaires.
Arrêté le 25 août 2021 en Grèce, Homayoun Sabetara est toujours en attente de son procès. Ce ressortissant iranien de 59 ans, qui a fui son pays pour tenter de rejoindre l’Allemagne où vivent légalement ses enfants, est accusé d’être un passeur. Alors qu’il cherchait à rejoindre l’Europe, il a conduit le véhicule qui le transportait, ainsi que d’autres personnes migrantes, à travers la frontière gréco-turque. La Grèce, qui a ratifié la convention de Genève et le protocole de Palerme engageant les États à ne pas criminaliser les personnes traversant une frontière de manière irrégulière pour demander l’asile et à ne pas considérer celles qui n’en retirent aucun bénéfice ou profit comme des passeurs, a pourtant adopté une loi faisant risquer jusqu’à 10 ans de prison aux personnes qui auraient conduit « un canot ou un véhicule transportant d’autres migrants ».
Cette disposition légale grecque semble avoir inspiré ce que la Commission européenne cherche à mettre en place pour l’ensemble des États membres. Alors qu’en 2023, au moins 78 personnes migrantes ont fait l’objet de procédures administratives ou de poursuites criminelles au sein de l’Union européenne pour avoir franchi de manière irrégulière une frontière, Ursula von der Leyen a présenté le 28 novembre dernier une proposition de directive « établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’Union » (directive « Facilitation »). Celle-ci remplacerait la directive précédente datant de 2002. La Commission, qui pense pouvoir mobiliser la lutte contre le « trafic de migrants » comme un levier d’action pour atteindre son objectif de réduction de l’immigration irrégulière, a choisi de mettre en place un nouvel arsenal juridique plus répressif en fusionnant des infractions et en créant de nouveaux délits en lien avec le franchissement des frontières. Pourtant, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations-Unies (HCR), ainsi que plusieurs ONG, ont émis des doutes quant à l’efficacité de ces mesures pour lutter contre le trafic de personnes migrantes à destination et au sein de l’UE. Ils redoutent à l’inverse qu’elles contribuent à renforcer les passeurs, plusieurs analyses ayant démontré que les législations anti-passeurs ont souvent l’effet inverse du but recherché. Ces observateurs craignent que le texte conduise plutôt à accroître les dangers qu’encourent les personnes exilées, en les criminalisant, et pénalise les associations qui interviennent dans un but humanitaire.
« Les vrais passeurs ne montent pas à bord des bateaux »
Face à la hausse des migrations en Europe estimée par le centre d’étude « International Centre for Migration Policy Development », l’Union européenne affiche donc sa volonté de lutter contre les passeurs. Ces derniers ne sont toutefois pas à l’origine des migrations, et arrivent généralement à la 7e ou 8e place des facteurs de départ. Viser les personnes qui conduisent les bateaux ne permet par ailleurs pas de lutter contre les réseaux de passeurs, qui restent à terre. Les conducteurs sont souvent des personnes exilées elles-mêmes, qui aident des pairs sans aucune contrepartie financière ou matérielle, ou bien moyennant une réduction du coût ou une gratuité de la traversée. Ils y sont souvent forcés. C’est ce qu’illustre le film sorti en janvier 2024, « Moi Capitaine », qui retrace le parcours d’Amara Fofana, écroué alors qu’il accostait en Italie pour avoir conduit le bateau sur lequel il est arrivé.
Le HCR a exprimé son inquiétude quant au manque de prise en compte de ces réalités dans la proposition de directive européenne. Avec la fermeture des frontières et sans alternative légale pour rejoindre un pays sûr, les risques encourus par les personnes exilées sont très élevés. Plus les frontières sont surveillées et militarisées, plus les personnes empruntent des chemins longs, difficiles et dangereux. Les passeurs s’avèrent dès lors de plus en plus indispensables au passage des frontières, et ils augmentent leurs tarifs, s’enrichissent, et développent leurs réseaux.
Criminalisation : l’exilé, première victime
Si la proposition de la Commission était adoptée telle quelle, les personnes en exil, même forcées à conduire les véhicules, ne se verraient pas automatiquement protégées de tout risque pénal. Par ailleurs, selon PICUM (Platform for international cooperation on undocumented migrants) la définition même de l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour inclurait des services traditionnellement échangés contre de l’argent sans exploitation, comme les trajets en taxi ou les loyers, et qui pourraient dès lors être pénalisés. De plus, il suffirait que la personne reçoive ou accepte, directement ou non, la « promesse d’un […] avantage » ou ait « agit en vue d’obtenir un tel avantage » pour qu’elle puisse être condamnée. A titre d’exemple, un parent qui entreprendrait un trajet migratoire risqué avec son enfant, ou une personne obligée à conduire une embarcation de fortune en Méditerranée, pourraient être punies pénalement parce qu’il existerait une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne ». Ce ne serait donc plus le constat effectif d’un préjudice grave mais la « forte probabilité » que celui-ci se produise qui pourrait être condamnée. Cela soulève notamment des questions quant à la transposition de cette mesure dans les Etats membres, notamment en France où une condamnation ne peut s’appuyer sur une « forte probabilité », mais sur des faits établis.
Le travail humanitaire dans le viseur de la Commission européenne
Cette nouvelle proposition de directive fragilise et risque de criminaliser aussi les associations intervenant auprès des personnes sur le chemin de l’exil. Le texte propose en effet de supprimer une clause sur la protection du travail humanitaire qui, bien qu’optionnelle, figurait dans la directive précédente. L’exception liée à l’assistance humanitaire figurerait désormais uniquement dans l’introduction de la directive et non dans les articles, et l’aide humanitaire ne serait protégée de poursuites pénales que lorsque le cadre légal du pays concernée le prévoit – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays de l’UE. En Italie, depuis le décret-loi dit « Piantedosi » de 2023, les opérations de recherche et de sauvetage des navires gérés par des ONG sont entravées. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a demandé le retrait de ce texte, qui pourrait être contraire « aux obligations de l’Italie en matière de droits humains et de droit international ». La suppression de la clause sur le travail humanitaire dans la nouvelle directive européenne autoriserait à présent les États membres à adopter ce type de législations. En outre, l’adoption de la directive rendrait beaucoup plus facile la criminalisation du travail humanitaire lorsqu’il y a une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne » : les sauvetages en mer pourraient être concernés, intervenant dans des situations à haut risque. Les ONG pourraient également être tenues responsables des agissements individuels de leurs membres, et être sanctionnées. Le HCR conseille d’ailleurs aux États membres de continuer à appliquer l’exception contenue dans la directive de 2002.
Vers un resserrement du délit de solidarité ?
Les mesures proposées risquent également de conduire à la criminalisation des actions solidaires et de contraindre le travail des associations à travers la restriction de la liberté d’expression et d’information. Une des nouvelles infractions introduite dans la proposition de directive, que le HCR recommande de supprimer, est l’« incitation publique » : si la directive était adoptée, les États membres devraient punir « le fait d’inciter publiquement des ressortissants de pays tiers à entrer, à transiter ou à séjourner sur le territoire de tout État membre […] ». Plusieurs acteurs, pointent du doigt l’imprécision de cette mesure, sa disproportion et le risque qu’elle pourrait faire courir à la liberté d’expression, ainsi qu’aux activités des ONG. En effet, le partage d’information sur les dispositifs de régularisation ou le sauvetage en mer pourrait potentiellement être interprété comme constituant une incitation au séjour sur le territoire de l’UE. Tout citoyen pourrait alors être dissuadé de partager des informations concernant le phénomène migratoire et l’asile, ou d’informer les personnes sur leurs droits, bien qu’il soit mentionné que les conseils ou informations objectives ne seraient pas concernés par cette mesure.
La transposition de la directive en l’état consisterait in fine à rétablir le « délit de solidarité » progressivement supprimé en France, et pourrait ainsi entrer en conflit avec la Constitution. En effet, depuis la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018, la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, et un « acte d’aide apportée dans un but humanitaire » à une personne en séjour irrégulier sur le territoire national sans La Commission européenne a dévoilé en novembre 2023 une nouvelle proposition de directive visant à lutter contre les passeurs. Ce texte inquiète les ONG et le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-unies car il risque d’aggraver la criminalisation des personnes en exil et des associations solidaires.
Arrêté le 25 août 2021 en Grèce, Homayoun Sabetara est toujours en attente de son procès. Ce ressortissant iranien de 59 ans, qui a fui son pays pour tenter de rejoindre l’Allemagne où vivent légalement ses enfants, est accusé d’être un passeur. Alors qu’il cherchait à rejoindre l’Europe, il a conduit le véhicule qui le transportait, ainsi que d’autres personnes migrantes, à travers la frontière gréco-turque. La Grèce, qui a ratifié la convention de Genève et le protocole de Palerme engageant les États à ne pas criminaliser les personnes traversant une frontière de manière irrégulière pour demander l’asile et à ne pas considérer celles qui n’en retirent aucun bénéfice ou profit comme des passeurs, a pourtant adopté une loi faisant risquer jusqu’à 10 ans de prison aux personnes qui auraient conduit « un canot ou un véhicule transportant d’autres migrants ».
Cette disposition légale grecque semble avoir inspiré ce que la Commission européenne cherche à mettre en place pour l’ensemble des États membres. Alors qu’en 2023, au moins 78 personnes migrantes ont fait l’objet de procédures administratives ou de poursuites criminelles au sein de l’Union européenne pour avoir franchi de manière irrégulière une frontière, Ursula von der Leyen a présenté le 28 novembre dernier une proposition de directive « établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’Union » (directive « Facilitation »). Celle-ci remplacerait la directive précédente datant de 2002. La Commission, qui pense pouvoir mobiliser la lutte contre le « trafic de migrants » comme un levier d’action pour atteindre son objectif de réduction de l’immigration irrégulière, a choisi de mettre en place un nouvel arsenal juridique plus répressif en fusionnant des infractions et en créant de nouveaux délits en lien avec le franchissement des frontières. Pourtant, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations-Unies (HCR), ainsi que plusieurs ONG, ont émis des doutes quant à l’efficacité de ces mesures pour lutter contre le trafic de personnes migrantes à destination et au sein de l’UE. Ils redoutent à l’inverse qu’elles contribuent à renforcer les passeurs, plusieurs analyses ayant démontré que les législations anti-passeurs ont souvent l’effet inverse du but recherché. Ces observateurs craignent que le texte conduise plutôt à accroître les dangers qu’encourent les personnes exilées, en les criminalisant, et pénalise les associations qui interviennent dans un but humanitaire.
« Les vrais passeurs ne montent pas à bord des bateaux »
Face à la hausse des migrations en Europe estimée par le centre d’étude « International Centre for Migration Policy Development », l’Union européenne affiche donc sa volonté de lutter contre les passeurs. Ces derniers ne sont toutefois pas à l’origine des migrations, et arrivent généralement à la 7e ou 8e place des facteurs de départ. Viser les personnes qui conduisent les bateaux ne permet par ailleurs pas de lutter contre les réseaux de passeurs, qui restent à terre. Les conducteurs sont souvent des personnes exilées elles-mêmes, qui aident des pairs sans aucune contrepartie financière ou matérielle, ou bien moyennant une réduction du coût ou une gratuité de la traversée. Ils y sont souvent forcés. C’est ce qu’illustre le film sorti en janvier 2024, « Moi Capitaine », qui retrace le parcours d’Amara Fofana, écroué alors qu’il accostait en Italie pour avoir conduit le bateau sur lequel il est arrivé.
Le HCR a exprimé son inquiétude quant au manque de prise en compte de ces réalités dans la proposition de directive européenne. Avec la fermeture des frontières et sans alternative légale pour rejoindre un pays sûr, les risques encourus par les personnes exilées sont très élevés. Plus les frontières sont surveillées et militarisées, plus les personnes empruntent des chemins longs, difficiles et dangereux. Les passeurs s’avèrent dès lors de plus en plus indispensables au passage des frontières, et ils augmentent leurs tarifs, s’enrichissent, et développent leurs réseaux.
Criminalisation : l’exilé, première victime
Si la proposition de la Commission était adoptée telle quelle, les personnes en exil, même forcées à conduire les véhicules, ne se verraient pas automatiquement protégées de tout risque pénal. Par ailleurs, selon PICUM (Platform for international cooperation on undocumented migrants) la définition même de l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour inclurait des services traditionnellement échangés contre de l’argent sans exploitation, comme les trajets en taxi ou les loyers, et qui pourraient dès lors être pénalisés. De plus, il suffirait que la personne reçoive ou accepte, directement ou non, la « promesse d’un […] avantage » ou ait « agit en vue d’obtenir un tel avantage » pour qu’elle puisse être condamnée. A titre d’exemple, un parent qui entreprendrait un trajet migratoire risqué avec son enfant, ou une personne obligée à conduire une embarcation de fortune en Méditerranée, pourraient être punies pénalement parce qu’il existerait une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne ». Ce ne serait donc plus le constat effectif d’un préjudice grave mais la « forte probabilité » que celui-ci se produise qui pourrait être condamnée. Cela soulève notamment des questions quant à la transposition de cette mesure dans les Etats membres, notamment en France où une condamnation ne peut s’appuyer sur une « forte probabilité », mais sur des faits établis.
Le travail humanitaire dans le viseur de la Commission européenne
Cette nouvelle proposition de directive fragilise et risque de criminaliser aussi les associations intervenant auprès des personnes sur le chemin de l’exil. Le texte propose en effet de supprimer une clause sur la protection du travail humanitaire qui, bien qu’optionnelle, figurait dans la directive précédente. L’exception liée à l’assistance humanitaire figurerait désormais uniquement dans l’introduction de la directive et non dans les articles, et l’aide humanitaire ne serait protégée de poursuites pénales que lorsque le cadre légal du pays concernée le prévoit – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays de l’UE. En Italie, depuis le décret-loi dit « Piantedosi » de 2023, les opérations de recherche et de sauvetage des navires gérés par des ONG sont entravées. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a demandé le retrait de ce texte, qui pourrait être contraire « aux obligations de l’Italie en matière de droits humains et de droit international ». La suppression de la clause sur le travail humanitaire dans la nouvelle directive européenne autoriserait à présent les États membres à adopter ce type de législations. En outre, l’adoption de la directive rendrait beaucoup plus facile la criminalisation du travail humanitaire lorsqu’il y a une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne » : les sauvetages en mer pourraient être concernés, intervenant dans des situations à haut risque. Les ONG pourraient également être tenues responsables des agissements individuels de leurs membres, et être sanctionnées. Le HCR conseille d’ailleurs aux États membres de continuer à appliquer l’exception contenue dans la directive de 2002.
Vers un resserrement du délit de solidarité ?
Les mesures proposées risquent également de conduire à la criminalisation des actions solidaires et de contraindre le travail des associations à travers la restriction de la liberté d’expression et d’information. Une des nouvelles infractions introduite dans la proposition de directive, que le HCR recommande de supprimer, est l’« incitation publique » : si la directive était adoptée, les États membres devraient punir « le fait d’inciter publiquement des ressortissants de pays tiers à entrer, à transiter ou à séjourner sur le territoire de tout État membre […] ». Plusieurs acteurs, pointent du doigt l’imprécision de cette mesure, sa disproportion et le risque qu’elle pourrait faire courir à la liberté d’expression, ainsi qu’aux activités des ONG. En effet, le partage d’information sur les dispositifs de régularisation ou le sauvetage en mer pourrait potentiellement être interprété comme constituant une incitation au séjour sur le territoire de l’UE. Tout citoyen pourrait alors être dissuadé de partager des informations concernant le phénomène migratoire et l’asile, ou d’informer les personnes sur leurs droits, bien qu’il soit mentionné que les conseils ou informations objectives ne seraient pas concernés par cette mesure.
La transposition de la directive en l’état consisterait in fine à rétablir le « délit de solidarité » progressivement supprimé en France, et pourrait ainsi entrer en conflit avec la Constitution. En effet, depuis la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018, la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, et un « acte d’aide apportée dans un but humanitaire » à une personne en séjour irrégulier sur le territoire national sans contrepartie ne peut être poursuivi.
Arrêté le 25 août 2021 en Grèce, Homayoun Sabetara est toujours en attente de son procès. Ce ressortissant iranien de 59 ans, qui a fui son pays pour tenter de rejoindre l’Allemagne où vivent légalement ses enfants, est accusé d’être un passeur. Alors qu’il cherchait à rejoindre l’Europe, il a conduit le véhicule qui le transportait, ainsi que d’autres personnes migrantes, à travers la frontière gréco-turque. La Grèce, qui a ratifié la convention de Genève et le protocole de Palerme engageant les États à ne pas criminaliser les personnes traversant une frontière de manière irrégulière pour demander l’asile et à ne pas considérer celles qui n’en retirent aucun bénéfice ou profit comme des passeurs, a pourtant adopté une loi faisant risquer jusqu’à 10 ans de prison aux personnes qui auraient conduit « un canot ou un véhicule transportant d’autres migrants ».
Cette disposition légale grecque semble avoir inspiré ce que la Commission européenne cherche à mettre en place pour l’ensemble des États membres. Alors qu’en 2023, au moins 78 personnes migrantes ont fait l’objet de procédures administratives ou de poursuites criminelles au sein de l’Union européenne pour avoir franchi de manière irrégulière une frontière, Ursula von der Leyen a présenté le 28 novembre dernier une proposition de directive « établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’Union » (directive « Facilitation »). Celle-ci remplacerait la directive précédente datant de 2002. La Commission, qui pense pouvoir mobiliser la lutte contre le « trafic de migrants » comme un levier d’action pour atteindre son objectif de réduction de l’immigration irrégulière, a choisi de mettre en place un nouvel arsenal juridique plus répressif en fusionnant des infractions et en créant de nouveaux délits en lien avec le franchissement des frontières. Pourtant, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations-Unies (HCR), ainsi que plusieurs ONG, ont émis des doutes quant à l’efficacité de ces mesures pour lutter contre le trafic de personnes migrantes à destination et au sein de l’UE. Ils redoutent à l’inverse qu’elles contribuent à renforcer les passeurs, plusieurs analyses ayant démontré que les législations anti-passeurs ont souvent l’effet inverse du but recherché. Ces observateurs craignent que le texte conduise plutôt à accroître les dangers qu’encourent les personnes exilées, en les criminalisant, et pénalise les associations qui interviennent dans un but humanitaire.
« Les vrais passeurs ne montent pas à bord des bateaux »
Face à la hausse des migrations en Europe estimée par le centre d’étude « International Centre for Migration Policy Development », l’Union européenne affiche donc sa volonté de lutter contre les passeurs. Ces derniers ne sont toutefois pas à l’origine des migrations, et arrivent généralement à la 7e ou 8e place des facteurs de départ. Viser les personnes qui conduisent les bateaux ne permet par ailleurs pas de lutter contre les réseaux de passeurs, qui restent à terre. Les conducteurs sont souvent des personnes exilées elles-mêmes, qui aident des pairs sans aucune contrepartie financière ou matérielle, ou bien moyennant une réduction du coût ou une gratuité de la traversée. Ils y sont souvent forcés. C’est ce qu’illustre le film sorti en janvier 2024, « Moi Capitaine », qui retrace le parcours d’Amara Fofana, écroué alors qu’il accostait en Italie pour avoir conduit le bateau sur lequel il est arrivé.
Le HCR a exprimé son inquiétude quant au manque de prise en compte de ces réalités dans la proposition de directive européenne. Avec la fermeture des frontières et sans alternative légale pour rejoindre un pays sûr, les risques encourus par les personnes exilées sont très élevés. Plus les frontières sont surveillées et militarisées, plus les personnes empruntent des chemins longs, difficiles et dangereux. Les passeurs s’avèrent dès lors de plus en plus indispensables au passage des frontières, et ils augmentent leurs tarifs, s’enrichissent, et développent leurs réseaux.
Criminalisation : l’exilé, première victime
Si la proposition de la Commission était adoptée telle quelle, les personnes en exil, même forcées à conduire les véhicules, ne se verraient pas automatiquement protégées de tout risque pénal. Par ailleurs, selon PICUM (Platform for international cooperation on undocumented migrants) la définition même de l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour inclurait des services traditionnellement échangés contre de l’argent sans exploitation, comme les trajets en taxi ou les loyers, et qui pourraient dès lors être pénalisés. De plus, il suffirait que la personne reçoive ou accepte, directement ou non, la « promesse d’un […] avantage » ou ait « agit en vue d’obtenir un tel avantage » pour qu’elle puisse être condamnée. A titre d’exemple, un parent qui entreprendrait un trajet migratoire risqué avec son enfant, ou une personne obligée à conduire une embarcation de fortune en Méditerranée, pourraient être punies pénalement parce qu’il existerait une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne ». Ce ne serait donc plus le constat effectif d’un préjudice grave mais la « forte probabilité » que celui-ci se produise qui pourrait être condamnée. Cela soulève notamment des questions quant à la transposition de cette mesure dans les Etats membres, notamment en France où une condamnation ne peut s’appuyer sur une « forte probabilité », mais sur des faits établis.
Le travail humanitaire dans le viseur de la Commission européenne
Cette nouvelle proposition de directive fragilise et risque de criminaliser aussi les associations intervenant auprès des personnes sur le chemin de l’exil. Le texte propose en effet de supprimer une clause sur la protection du travail humanitaire qui, bien qu’optionnelle, figurait dans la directive précédente. L’exception liée à l’assistance humanitaire figurerait désormais uniquement dans l’introduction de la directive et non dans les articles, et l’aide humanitaire ne serait protégée de poursuites pénales que lorsque le cadre légal du pays concernée le prévoit – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays de l’UE. En Italie, depuis le décret-loi dit « Piantedosi » de 2023, les opérations de recherche et de sauvetage des navires gérés par des ONG sont entravées. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a demandé le retrait de ce texte, qui pourrait être contraire « aux obligations de l’Italie en matière de droits humains et de droit international ». La suppression de la clause sur le travail humanitaire dans la nouvelle directive européenne autoriserait à présent les États membres à adopter ce type de législations. En outre, l’adoption de la directive rendrait beaucoup plus facile la criminalisation du travail humanitaire lorsqu’il y a une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne » : les sauvetages en mer pourraient être concernés, intervenant dans des situations à haut risque. Les ONG pourraient également être tenues responsables des agissements individuels de leurs membres, et être sanctionnées. Le HCR conseille d’ailleurs aux États membres de continuer à appliquer l’exception contenue dans la directive de 2002.
Vers un resserrement du délit de solidarité ?
Les mesures proposées risquent également de conduire à la criminalisation des actions solidaires et de contraindre le travail des associations à travers la restriction de la liberté d’expression et d’information. Une des nouvelles infractions introduite dans la proposition de directive, que le HCR recommande de supprimer, est l’« incitation publique » : si la directive était adoptée, les États membres devraient punir « le fait d’inciter publiquement des ressortissants de pays tiers à entrer, à transiter ou à séjourner sur le territoire de tout État membre […] ». Plusieurs acteurs, pointent du doigt l’imprécision de cette mesure, sa disproportion et le risque qu’elle pourrait faire courir à la liberté d’expression, ainsi qu’aux activités des ONG. En effet, le partage d’information sur les dispositifs de régularisation ou le sauvetage en mer pourrait potentiellement être interprété comme constituant une incitation au séjour sur le territoire de l’UE. Tout citoyen pourrait alors être dissuadé de partager des informations concernant le phénomène migratoire et l’asile, ou d’informer les personnes sur leurs droits, bien qu’il soit mentionné que les conseils ou informations objectives ne seraient pas concernés par cette mesure.
La transposition de la directive en l’état consisterait in fine à rétablir le « délit de solidarité » progressivement supprimé en France, et pourrait ainsi entrer en conflit avec la Constitution. En effet, depuis la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018, la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, et un « acte d’aide apportée dans un but humanitaire » à une personne en séjour irrégulier sur le territoire national sans La Commission européenne a dévoilé en novembre 2023 une nouvelle proposition de directive visant à lutter contre les passeurs. Ce texte inquiète les ONG et le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-unies car il risque d’aggraver la criminalisation des personnes en exil et des associations solidaires.
Arrêté le 25 août 2021 en Grèce, Homayoun Sabetara est toujours en attente de son procès. Ce ressortissant iranien de 59 ans, qui a fui son pays pour tenter de rejoindre l’Allemagne où vivent légalement ses enfants, est accusé d’être un passeur. Alors qu’il cherchait à rejoindre l’Europe, il a conduit le véhicule qui le transportait, ainsi que d’autres personnes migrantes, à travers la frontière gréco-turque. La Grèce, qui a ratifié la convention de Genève et le protocole de Palerme engageant les États à ne pas criminaliser les personnes traversant une frontière de manière irrégulière pour demander l’asile et à ne pas considérer celles qui n’en retirent aucun bénéfice ou profit comme des passeurs, a pourtant adopté une loi faisant risquer jusqu’à 10 ans de prison aux personnes qui auraient conduit « un canot ou un véhicule transportant d’autres migrants ».
Cette disposition légale grecque semble avoir inspiré ce que la Commission européenne cherche à mettre en place pour l’ensemble des États membres. Alors qu’en 2023, au moins 78 personnes migrantes ont fait l’objet de procédures administratives ou de poursuites criminelles au sein de l’Union européenne pour avoir franchi de manière irrégulière une frontière, Ursula von der Leyen a présenté le 28 novembre dernier une proposition de directive « établissant des règles minimales pour prévenir et combattre l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’Union » (directive « Facilitation »). Celle-ci remplacerait la directive précédente datant de 2002. La Commission, qui pense pouvoir mobiliser la lutte contre le « trafic de migrants » comme un levier d’action pour atteindre son objectif de réduction de l’immigration irrégulière, a choisi de mettre en place un nouvel arsenal juridique plus répressif en fusionnant des infractions et en créant de nouveaux délits en lien avec le franchissement des frontières. Pourtant, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations-Unies (HCR), ainsi que plusieurs ONG, ont émis des doutes quant à l’efficacité de ces mesures pour lutter contre le trafic de personnes migrantes à destination et au sein de l’UE. Ils redoutent à l’inverse qu’elles contribuent à renforcer les passeurs, plusieurs analyses ayant démontré que les législations anti-passeurs ont souvent l’effet inverse du but recherché. Ces observateurs craignent que le texte conduise plutôt à accroître les dangers qu’encourent les personnes exilées, en les criminalisant, et pénalise les associations qui interviennent dans un but humanitaire.
« Les vrais passeurs ne montent pas à bord des bateaux »
Face à la hausse des migrations en Europe estimée par le centre d’étude « International Centre for Migration Policy Development », l’Union européenne affiche donc sa volonté de lutter contre les passeurs. Ces derniers ne sont toutefois pas à l’origine des migrations, et arrivent généralement à la 7e ou 8e place des facteurs de départ. Viser les personnes qui conduisent les bateaux ne permet par ailleurs pas de lutter contre les réseaux de passeurs, qui restent à terre. Les conducteurs sont souvent des personnes exilées elles-mêmes, qui aident des pairs sans aucune contrepartie financière ou matérielle, ou bien moyennant une réduction du coût ou une gratuité de la traversée. Ils y sont souvent forcés. C’est ce qu’illustre le film sorti en janvier 2024, « Moi Capitaine », qui retrace le parcours d’Amara Fofana, écroué alors qu’il accostait en Italie pour avoir conduit le bateau sur lequel il est arrivé.
Le HCR a exprimé son inquiétude quant au manque de prise en compte de ces réalités dans la proposition de directive européenne. Avec la fermeture des frontières et sans alternative légale pour rejoindre un pays sûr, les risques encourus par les personnes exilées sont très élevés. Plus les frontières sont surveillées et militarisées, plus les personnes empruntent des chemins longs, difficiles et dangereux. Les passeurs s’avèrent dès lors de plus en plus indispensables au passage des frontières, et ils augmentent leurs tarifs, s’enrichissent, et développent leurs réseaux.
Criminalisation : l’exilé, première victime
Si la proposition de la Commission était adoptée telle quelle, les personnes en exil, même forcées à conduire les véhicules, ne se verraient pas automatiquement protégées de tout risque pénal. Par ailleurs, selon PICUM (Platform for international cooperation on undocumented migrants) la définition même de l’aide à l’entrée, au transit ou au séjour inclurait des services traditionnellement échangés contre de l’argent sans exploitation, comme les trajets en taxi ou les loyers, et qui pourraient dès lors être pénalisés. De plus, il suffirait que la personne reçoive ou accepte, directement ou non, la « promesse d’un […] avantage » ou ait « agit en vue d’obtenir un tel avantage » pour qu’elle puisse être condamnée. A titre d’exemple, un parent qui entreprendrait un trajet migratoire risqué avec son enfant, ou une personne obligée à conduire une embarcation de fortune en Méditerranée, pourraient être punies pénalement parce qu’il existerait une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne ». Ce ne serait donc plus le constat effectif d’un préjudice grave mais la « forte probabilité » que celui-ci se produise qui pourrait être condamnée. Cela soulève notamment des questions quant à la transposition de cette mesure dans les Etats membres, notamment en France où une condamnation ne peut s’appuyer sur une « forte probabilité », mais sur des faits établis.
Le travail humanitaire dans le viseur de la Commission européenne
Cette nouvelle proposition de directive fragilise et risque de criminaliser aussi les associations intervenant auprès des personnes sur le chemin de l’exil. Le texte propose en effet de supprimer une clause sur la protection du travail humanitaire qui, bien qu’optionnelle, figurait dans la directive précédente. L’exception liée à l’assistance humanitaire figurerait désormais uniquement dans l’introduction de la directive et non dans les articles, et l’aide humanitaire ne serait protégée de poursuites pénales que lorsque le cadre légal du pays concernée le prévoit – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays de l’UE. En Italie, depuis le décret-loi dit « Piantedosi » de 2023, les opérations de recherche et de sauvetage des navires gérés par des ONG sont entravées. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a demandé le retrait de ce texte, qui pourrait être contraire « aux obligations de l’Italie en matière de droits humains et de droit international ». La suppression de la clause sur le travail humanitaire dans la nouvelle directive européenne autoriserait à présent les États membres à adopter ce type de législations. En outre, l’adoption de la directive rendrait beaucoup plus facile la criminalisation du travail humanitaire lorsqu’il y a une « forte probabilité de causer un préjudice grave à une personne » : les sauvetages en mer pourraient être concernés, intervenant dans des situations à haut risque. Les ONG pourraient également être tenues responsables des agissements individuels de leurs membres, et être sanctionnées. Le HCR conseille d’ailleurs aux États membres de continuer à appliquer l’exception contenue dans la directive de 2002.
Vers un resserrement du délit de solidarité ?
Les mesures proposées risquent également de conduire à la criminalisation des actions solidaires et de contraindre le travail des associations à travers la restriction de la liberté d’expression et d’information. Une des nouvelles infractions introduite dans la proposition de directive, que le HCR recommande de supprimer, est l’« incitation publique » : si la directive était adoptée, les États membres devraient punir « le fait d’inciter publiquement des ressortissants de pays tiers à entrer, à transiter ou à séjourner sur le territoire de tout État membre […] ». Plusieurs acteurs, pointent du doigt l’imprécision de cette mesure, sa disproportion et le risque qu’elle pourrait faire courir à la liberté d’expression, ainsi qu’aux activités des ONG. En effet, le partage d’information sur les dispositifs de régularisation ou le sauvetage en mer pourrait potentiellement être interprété comme constituant une incitation au séjour sur le territoire de l’UE. Tout citoyen pourrait alors être dissuadé de partager des informations concernant le phénomène migratoire et l’asile, ou d’informer les personnes sur leurs droits, bien qu’il soit mentionné que les conseils ou informations objectives ne seraient pas concernés par cette mesure.
La transposition de la directive en l’état consisterait in fine à rétablir le « délit de solidarité » progressivement supprimé en France, et pourrait ainsi entrer en conflit avec la Constitution. En effet, depuis la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018, la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle, et un « acte d’aide apportée dans un but humanitaire » à une personne en séjour irrégulier sur le territoire national sans contrepartie ne peut être poursuivi.