par burnette Mar 22 Avr - 21:59
La pêche dans le lac Victoria : un exemple de mal-développement
(Jean-Louis Carnat et Sylviane Tabarly)
Le lac Victoria est un cas d’école pour l'analyse des relations systémiques qui se nouent entre un milieu naturel et les sociétés humaines qui y vivent. L’introduction de la Perche du Nil, dans les années 1950, en a radicalement modifié l’écosystème et entraîné une profonde transformation de l'économie et des sociétés riveraines. Les évolutions en cours depuis une cinquantaine d’années sont faites de ruptures d’équilibre, suivies de stabilisation temporaire qui posent clairement la question de la viabilité du modèle de développement des populations, des sociétés concernées. Ce cas est aussi exemplaire du passage, en quelques années, d’une logique économique locale, endogène, à une logique exogène faisant intervenir de nouveaux acteurs dans le cadre d’échanges mondialisés.
Le lac Victoria, élément du système fluvial nilotique
Le lac Victoria, qui couvre 68 000 km², est le plus vaste des lacs d'Afrique. Alors que les lacs Tanganyika, Nyassa ou Malawi sont des lacs profonds, allongés, logés dans des fractures du rift africain, le lac Victoria, dont la profondeur varie de 60 à 100 m, s'étale dans une cuvette de forme approximativement circulaire, de plus de 300 kilomètres de diamètre. À la différence du lac Tanganyika, relié au bassin du fleuve Zaïre, des lacs Nyassa ou Malawi, reliés au Zambèze, le lac Victoria est relié au système nilotique. Il est alimenté par la rivière Kagera en Tanzanie dont une des branches supérieures, la rivière Luvironza au Burundi, constitue la source la plus lointaine du Nil. Au sortir du lac, le "Nil Victoria " traverse le lac Kyoga et le lac Albert (ou lac Mobutu), puis prend, à la frontière soudanaise, le nom de Bahr al-Djebel et traverse alors une vaste région marécageuse. La température de l'eau est de 24 à 27° C en surface en saison de pluie et de 23 à 24° C en saison sèche. Près du fond elle est inférieure de 1 à 2° C.
Ce lac, qui était à sec il y a environ 12 000 ans, est dans sa configuration actuelle, récent. Comme les autres grands lacs africains il hébergeait, dans les années 1950, une faune lacustre d'une très grande richesse, avec des centaines d'espèces endémiques, pélagiques, benthiques, sabulicoles ou pétricoles [1] dont la diversité a été alimentée par les processus de spéciation [2], ce qui en avait fait un véritable laboratoire de l’évolution.
Mais, depuis le début des années 1980, l'écosystème du lac est menacé par les activités humaines : pêche, introduction d'espèces exotiques.
Les effets de l’introduction de la Perche du Nil
L'occupation humaine du pourtour du lac Victoria, aujourd'hui partagé entre trois États (Tanzanie, Ouganda, et Kenya contrôlant respectivement 49%, 45% et 6% de sa superficie), s’est renforcée au cours du XXe siècle. Cela a entraîné le défrichement des forêts riveraines pour la construction, la mise en culture, la fourniture de combustible.
Le lessivage des sols par ruissellement s'est accentué, renforçant la turbidité des eaux du lac. La transparence de l'eau depuis la surface s'est réduite depuis les premières mesures effectuées dans les années 1930, tout particulièrement en saison des pluies et en bordure du lac (de 8 mètres à moins d'un mètre environ). Parallèlement, on observe une eutrophisation des eaux : les apports de matière organique nutritive ont provoqué la chute des teneurs en oxygène, la prolifération anarchique des plantes flottantes comme la jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes), ce qui entrave la navigation.
La réduction de la lumière et de l'oxygène provoque des modifications de la faune ichtyologique et la disparition de certaines espèces. Pour les espèces les plus recherchées par les aquariophiles, des programmes de sauvegarde en captivité ou dans des sanctuaires préservés, à proximité du lac, sont en cours de réalisation.
La Perche du Nil (Lates niloticus, appelée parfois, improprement, Capitaine), espèce carnivore introduite dans le lac à la fin des années 1950 pour la pêche sportive, sans doute importée du lac Albert, a proliféré. Du fait de sa voracité, de sa croissance rapide et de sa grande taille (son poids moyen est de 50 kg, mais elle peut atteindre environ 100 kg), elle a entraîné l'extinction de nombreuses espèces indigènes : les Cichlidés (tilapias en particulier) qui représentaient 99% des captures il y a 50 ans n'en représentent plus qu'1% en 2005. Certaines espèces ont résisté au prédateur. Il s’agit principalement des pétricoles qui s’abritent dans les secteurs inacessibles pour la Perche du Nil : rochers, eau peu profonde (Didier Paugy,[3]).
La présence invasive de la jacinthe d'eau entre 1994 et 2000