Les révolutions financière et numérique ont engendré un monde régi par les chiffres. Dans ce système économique dominé par le vide, la gestion planétaire échappe à tous. Dans son dernier essai, François Meyronnis entend réveiller les consciences sur une crise généralisée.
Certains attendent la « sortie de crise » comme on attend Godot. On guette le « retour de la croissance ». On invoque le retournement de conjoncture comme on danse pour faire tomber la pluie. Et si cette crise était irrémédiable ? Et si le monde dans lequel nous vivons n'avait plus rien à voir avec l'ancien ? Profondément troublant, Proclamation sur la vraie crise mondiale, le texte qu'a publié à l'automne l'écrivain et essayiste François Meyronnis, décrit un système qui dépasse de très loin les seules considérations économiques et nous conduit droit à la catastrophe. Explications avec l'auteur.
Pourquoi « Proclamation » ?
Proclamer veut dire « crier en avant ». Le choix de ce mot est ainsi la métaphore d'un discours que je voudrais prophétique. Je ne suis pas économiste, je n'ai aucune autorité en la matière, mais je suis un écrivain et par conséquent attentif aux signes. A partir de ce qu'il entend, l'écrivain voit ce que les autres délaissent, l'envisage sous un angle inattendu. Par cette « proclamation », je m'efforce d'interrompre le sommeil général, une sorte de léthargie entretenue par la confusion des discours relayés par les médias, à l'instar de la polémique actuelle autour du livre d'Eric Zemmour.
Et pourquoi la « vraie » crise ?
Parce qu'on se limite en général à la crise au sens économique du terme. Il ne s'agit évidemment pas d'en méconnaître l'importance, celle-ci est considérable. A l'automne 2008, la crise financière nous a fait entrevoir le gouffre et la prochaine pourrait être pire car les Etats, déjà surendettés, ne pourraient plus rien endiguer. Mais la crise que nous vivons est beaucoup plus ample, et d'une certaine manière le discours économique en recouvre la « vraie » nature. Ce qu'il faut bien voir, en effet, c'est la coïncidence, au début des années 1980, de deux révolutions. Celle de la finance, dont la dérégulation a fortement bouleversé la vie des gens d'un bout à l'autre de la planète. Et celle du numérique qui en démultiplie les effets. Sans doute n'a-t-on pas pris tout de suite la mesure de ce qui est en jeu. A savoir que l'économie réelle est aujourd'hui entièrement déterminée depuis une instance en apesanteur : le virtuel l'emporte sur la réalité. Démultipliant les connexions à l'envi, irradiant en tous lieux, les réseaux numériques – processus faits d'algorithmes – combinent des branchements, recroisent des liaisons, et accouchent d'un véritable monde parallèle, capable de satelliser le nôtre. Ainsi peut-on concevoir que la finance n'est plus au service de la production et du commerce, mais le contraire. Les mouvements de capitaux, réduits à des impulsions électroniques, traversent les continents en quelques nanosecondes. La sphère virtuelle dicte aux grandes firmes leur stratégie. Le monde, d'une certaine manière, est sans arrêt reconfiguré pour créer de la valeur chiffrée. Il n'y a plus que cela qui importe.
“Si les salariés sont aujourd'hui si démunis, c'est parce que, face à eux, il n'y a plus rien.“
Vous datez cette mutation du 15 août 1971...
C'est le jour où le président des Etats-Unis, Richard Nixon, décide, pour financer le déficit de la balance des paiements de son pays, de suspendre la convertibilité du dollar en or : désormais, la monnaie américaine, qui sert de référence aux autres, n'aura plus aucune garantie hormis elle-même. Elle devient un simple signe créé ex nihilo. Les Etats-Unis vont ainsi se renflouer en transformant des flux de dettes en crédit discrétionnaire. Quarante ans plus tard, c'est toute l'économie qui fonctionne de cette manière. L'argent est devenu totalement immatériel. Hors sol, il circule dans les paradis fiscaux, comme une richesse négative – une antimatière. On peut désormais « acheter sans payer et vendre sans détenir », comme le réprouvait le prix Nobel Maurice Allais. N'étant que fiduciaire, la valeur des actifs se décide à chaque instant, soumise à des hausses et à des baisses, également arbitraires. Le transfert aux ordinateurs de la plupart des échanges n'a fait qu'aggraver cette dominante spéculative, les bulles de crédit se succédant les unes aux autres. Jusqu'à une éventuelle implosion.
Ce monde que vous décrivez, vous l'appelez « capitalisme intégré »...
C'est un capitalisme dont le soubassement est moins l'économie politique d'Adam Smith, le père du libéralisme, que la cybernétique de Norbert Wiener. Celui-ci était un mathématicien américain, un des grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, fondateur de cette science bizarre, celles des systèmes, vivants ou non : une entreprise, une machine, un réseau d'ordinateurs, une cellule ou encore un cerveau. Une théorie du contrôle et de l'information, en fait. Wiener imaginait ainsi de piloter l'ensemble d'une société à partir de machines connectées. La cybernétique, au sens étymologique, c'est d'ailleurs la science du gouvernement, un gouvernement qui passerait exclusivement par la technique. Aujourd'hui, à partir des réseaux, depuis la sphère virtuelle du maillage numérique, on conditionne l'ensemble du système social, celui de l'économie en particulier. La numérisation intègre tous les éléments, même les plus contraires, dans un processus aggloméré. Elle transforme chaque réalité en « donnée », susceptible d'être « traitée » pour la traduire en valeur chiffrée. Le marché est devenu planétaire, tous les lieux sont interconnectés, à la vitesse de la lumière. C'est un jeu de relations illimitées, qui rend disponibles tous les êtres, et les met en concurrence. Les humains demeurent attachés à des lieux, à des histoires, à des langues, mais on les gouverne désormais depuis une vacance sidérale, celle du virtuel. Sans arrêt, on les répartit comme des animaux et on les normalise comme des choses. Ce que j'appelle « capitalisme intégré » est ainsi une économie dont le lieu n'est pas sur terre. C'est pour cette raison que les salariés sont aujourd'hui si démunis.
Pourquoi ?
Parce que, face à eux, il n'y a plus rien. Jusqu'au siècle dernier, les dominés s'opposaient aux dominants avec lesquels ils engageaient la lutte multiséculaire, celle qui oppose le Maître et l'Esclave. Mais aujourd'hui ? On s'agite, on se bat contre la police, on investit une usine, mais c'est un leurre. Rien de plus que de la communication, qui n'a en général aucun effet politique. La révolution, au sens ancien, n'est plus possible. Confrontées aux réseaux numériques, et à l'avènement du monde comme unité virtuelle actualisée à chaque instant, les sociétés humaines sont assignées à rattraper les flux avec l'absolue certitude d'échouer. Ainsi, avec le trading à haute fréquence, les algorithmes se déchaînent-ils pour acheter ou vendre des titres qui changent de main en quelques millisecondes. Les logiques révolutionnaires sont liées à un sol, à une chronologie humaine : face au présent spectral des réseaux, elles sont condamnées à retarder toujours. L'instant cybernétique échappe, par définition, à la délibération humaine.
“Les plus riches sont, comme les autres, prisonniers d'un monde en cours de dévastation.“
La domination échappe, partout et nulle part à la fois ?
Exactement. Il n'y plus personne en face, plus de palais d'Hiver à prendre. Les hommes se trouvent confrontés à une sorte de surplomb horizontal qui s'évanouit dès qu'on cherche à le circonscrire. La domination se dissocie, pour parler comme Lao-tseu, de toute « terre mortelle » : fuyant dans les réseaux, elle sait se rendre insaisissable à tout moment, hors de prise pour ceux qui voudraient la contester. C'est cela le tour de force du capitalisme intégré, il réalise le programme de la tyrannie tel que l'avait élaboré, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, le penseur chinois Han Fei, qui se demandait : Qu'est-ce qu'un maître absolument invulnérable ? C'est un maître qui disparaît. Le dominé n'a plus en face de lui que le vide et, à partir de là, il ne peut plus rien faire. Il y a bien sûr, dans chaque pays, des oligarchies qui profitent du système, mais il faut se garder de les confondre avec lui.
Comment les situez-vous ?
Elles bénéficient de ce système réticulaire, comme aucune classe n'a jamais tiré profit d'un système de domination antérieur. Elles le défendent. Elles ont chacune une histoire, l'oligarchie chinoise n'est pas l'américaine qui se différencie de la française. Elles sont en conflit les unes par rapport aux autres. Mais elles se distinguent du système en ce sens qu'elles y sont intégrées comme les autres. Nous ne comprenons pas encore la portée de ce que le tournant numérique change dans nos conditions d'existence. Nous ne comprenons pas que la gestion planétaire se fait pour ainsi dire sans nous. Les plus riches pensent avoir les clés du royaume parce qu'ils élargissent leur champ d'influence à des proportions planétaires. Ils se trompent. Ils sont, comme les autres, prisonniers d'un monde en cours de dévastation. En ce sens ils n'ont pas intérêt à ce que le processus en cours aille à son terme, c'est-à-dire à la destruction irréversible de toute vie sur terre. Personne ne le souhaite, mais ça a lieu. Un de mes amis a posé la question à un homme d'affaires important qui a d'abord convenu que le système dans lequel nous sommes pris allait conduire à la catastrophe. « Oui, a-t-il dit, mais entre le moment où cela adviendra et maintenant, il y a l'occasion de faire de bonnes affaires. Et je ne m'en priverai pas.»
“L'oligarchie française s'est longtemps servie du Front National comme d'un repoussoir.“
Pourquoi pensez-vous que les gens ne prennent pas la mesure de ce qui arrive ?
Pour une raison très simple. Tout le monde raisonne encore, en France en particulier, dans le grand récit de l'émancipation, celui des Temps modernes, issu des Lumières. Grâce à la technique, l'homme prend le pouvoir sur la nature et la terre. Il part à la conquête de son « autonomie », jusqu'à devenir capable de se produire lui-même. Mais nous sommes, à mon sens, depuis longtemps sortis de l'ère moderne. La réquisition universelle devant assurer aux humains une maîtrise absolue sur la nature et sur eux-mêmes s'est retournée contre eux. L'homme est devenu capable de s'auto-détruire. Mais les gens peinent à envisager cet état de fait, car ils pensent qu'il y a toujours un moyen de reprendre les choses en main. On se rassure en répétant, comme le croyait Protagoras, le philosophe grec, que l'homme est la mesure de toute chose. Sans voir qu'aujourd'hui, c'est le calcul cybernétique qui est au centre de tout. Ce qui contribue à vider de tout contenu ce qu'on a appelé, pendant deux siècles, la politique. En France par exemple, les thèmes des Temps modernes, la laïcité, la défense de l'égalité entre les hommes et les femmes, la République, sont repris par un parti d'extrême-droite. Grave symptôme de la confusion généralisée que nous connaissons aujourd'hui. Les socialistes ne sont plus socialistes, ils se définissent comme libéraux, toutes les idéologies implosent. Cette confusion est inquiétante pour l'avenir.
Que voulez-vous dire ?
L'oligarchie française s'est longtemps servie du Front National comme d'un repoussoir. Pour « vendre » une politique économique et sociale défavorable à la majorité des citoyens, il s'agissait de se rendre acceptable par comparaison : en face, c'est pire ! On a ainsi organisé une alternance entre des gens qui, en gros, soutiennent les mêmes idées et programmes en laissant l'extrémisme de droite s'accaparer le vote contestataire. A la fois peu crédible et repoussant, celui-ci a permis aux « partis de gouvernement » d'apparaître raisonnables malgré ce qui, dans leur bilan, s'avère catastrophique. A partir du moment où le peuple s'est montré sensible à la rhétorique du Front national, cela a également autorisé une large fraction du Parti socialiste – la fondation Terra Nova en particulier – à justifier en toute bonne conscience sa rupture avec les franges populaires de l'électorat et son ralliement ouvert aux marchés, fût-ce en habillant cela d'une phraséologie de « gauche ». Aujourd'hui, les gens sont tellement désespérés, la confusion est telle, que la situation a évolué. Si Jean-Marie Le Pen, le « diable de la République », se cantonnait au rôle d'exutoire à la colère du peuple, sa fille aspire à un jeu beaucoup plus étendu, utilisant à son profit la peur et le désarroi des gens. Et il n'est plus exclu que ceux-ci se résignent à lui confier les plus hautes responsabilités, suffisamment malheureux pour ne plus craindre d'approfondir le ravage.
“Chacun a la possibilité de la résistance. Elle prend la forme d'un libre usage du temps et de la parole.“
Cette catastrophe, certains réfléchissent aux moyens de l'éviter...
C'est une bonne chose, plus les gens sont conscients, mieux ça vaut. Il est évidemment utile d'analyser les failles de l'économie mondiale et de proposer des mesures réparatrices. Les travaux d'Emmanuel Todd, de Frédéric Lordon, des économistes atterrés, sont précieux, ne serait-ce que pour répliquer aux boniments prodigués, avec la complicité des principaux médias, par les représentants de l'oligarchie. C'est la moindre des choses, si j'ose dire, mais je ne crois pas qu'il y ait une alternative au ravage étant donné la nature de celui-ci. La crise ne se limite pas à l'économie. A l'âge cybernétique, il devient illusoire d'agir sur la dévastation comme si nous lui étions extérieurs. Comment imaginer une alternative fondée sur une prise de conscience de la planète entière ? Il n'existe pas d'opinion publique planétaire sur laquelle asseoir une décision politique. Nous sommes, avec cette crise, sortis du champ de la politique au sens classique du terme. C'est cela qu'il faut admettre. Mais cela ne veut pas dire que nous soyons impuissants.
Que voulez-vous dire ?
Tout ce qui dans le monde, auparavant, était extraordinairement consistant, les rapports de forces, l'industrie, la production, tout ce que les marxistes, par exemple, ou les tenants du capitalisme, tenaient pour la réalité, est devenu chimérique, immatériel. Le monde que je viens de décrire, celui de la soumission de toute vie réelle au règne du virtuel, c'est celui de la mort vivante. Un contre-monde qui a horreur de la parole, où le chiffre prend la place de la parole, où le calcul cybernétique devient l'instance de souveraineté, qui met en charpie l'espace et le temps. A ce moment, chacun a la possibilité de la résistance. Elle prend la forme d'un libre usage du temps et de la parole.
Il y a une dimension spirituelle dans cette démarche...
Oui, je ne crains pas de le dire. Poétique, intellectuelle, mystique, à chacun de voir, cette forme de résistance peut paraître dérisoire en termes de rapports de forces. Elle me semble au contraire éminemment subversive.
A lire : Proclamation sur la vraie crise mondiale, de François Meyronnis, Ed. Les liens qui libèrent, 110 p., 12 €.
Certains attendent la « sortie de crise » comme on attend Godot. On guette le « retour de la croissance ». On invoque le retournement de conjoncture comme on danse pour faire tomber la pluie. Et si cette crise était irrémédiable ? Et si le monde dans lequel nous vivons n'avait plus rien à voir avec l'ancien ? Profondément troublant, Proclamation sur la vraie crise mondiale, le texte qu'a publié à l'automne l'écrivain et essayiste François Meyronnis, décrit un système qui dépasse de très loin les seules considérations économiques et nous conduit droit à la catastrophe. Explications avec l'auteur.
Pourquoi « Proclamation » ?
Proclamer veut dire « crier en avant ». Le choix de ce mot est ainsi la métaphore d'un discours que je voudrais prophétique. Je ne suis pas économiste, je n'ai aucune autorité en la matière, mais je suis un écrivain et par conséquent attentif aux signes. A partir de ce qu'il entend, l'écrivain voit ce que les autres délaissent, l'envisage sous un angle inattendu. Par cette « proclamation », je m'efforce d'interrompre le sommeil général, une sorte de léthargie entretenue par la confusion des discours relayés par les médias, à l'instar de la polémique actuelle autour du livre d'Eric Zemmour.
Et pourquoi la « vraie » crise ?
Parce qu'on se limite en général à la crise au sens économique du terme. Il ne s'agit évidemment pas d'en méconnaître l'importance, celle-ci est considérable. A l'automne 2008, la crise financière nous a fait entrevoir le gouffre et la prochaine pourrait être pire car les Etats, déjà surendettés, ne pourraient plus rien endiguer. Mais la crise que nous vivons est beaucoup plus ample, et d'une certaine manière le discours économique en recouvre la « vraie » nature. Ce qu'il faut bien voir, en effet, c'est la coïncidence, au début des années 1980, de deux révolutions. Celle de la finance, dont la dérégulation a fortement bouleversé la vie des gens d'un bout à l'autre de la planète. Et celle du numérique qui en démultiplie les effets. Sans doute n'a-t-on pas pris tout de suite la mesure de ce qui est en jeu. A savoir que l'économie réelle est aujourd'hui entièrement déterminée depuis une instance en apesanteur : le virtuel l'emporte sur la réalité. Démultipliant les connexions à l'envi, irradiant en tous lieux, les réseaux numériques – processus faits d'algorithmes – combinent des branchements, recroisent des liaisons, et accouchent d'un véritable monde parallèle, capable de satelliser le nôtre. Ainsi peut-on concevoir que la finance n'est plus au service de la production et du commerce, mais le contraire. Les mouvements de capitaux, réduits à des impulsions électroniques, traversent les continents en quelques nanosecondes. La sphère virtuelle dicte aux grandes firmes leur stratégie. Le monde, d'une certaine manière, est sans arrêt reconfiguré pour créer de la valeur chiffrée. Il n'y a plus que cela qui importe.
“Si les salariés sont aujourd'hui si démunis, c'est parce que, face à eux, il n'y a plus rien.“
Vous datez cette mutation du 15 août 1971...
C'est le jour où le président des Etats-Unis, Richard Nixon, décide, pour financer le déficit de la balance des paiements de son pays, de suspendre la convertibilité du dollar en or : désormais, la monnaie américaine, qui sert de référence aux autres, n'aura plus aucune garantie hormis elle-même. Elle devient un simple signe créé ex nihilo. Les Etats-Unis vont ainsi se renflouer en transformant des flux de dettes en crédit discrétionnaire. Quarante ans plus tard, c'est toute l'économie qui fonctionne de cette manière. L'argent est devenu totalement immatériel. Hors sol, il circule dans les paradis fiscaux, comme une richesse négative – une antimatière. On peut désormais « acheter sans payer et vendre sans détenir », comme le réprouvait le prix Nobel Maurice Allais. N'étant que fiduciaire, la valeur des actifs se décide à chaque instant, soumise à des hausses et à des baisses, également arbitraires. Le transfert aux ordinateurs de la plupart des échanges n'a fait qu'aggraver cette dominante spéculative, les bulles de crédit se succédant les unes aux autres. Jusqu'à une éventuelle implosion.
Ce monde que vous décrivez, vous l'appelez « capitalisme intégré »...
C'est un capitalisme dont le soubassement est moins l'économie politique d'Adam Smith, le père du libéralisme, que la cybernétique de Norbert Wiener. Celui-ci était un mathématicien américain, un des grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, fondateur de cette science bizarre, celles des systèmes, vivants ou non : une entreprise, une machine, un réseau d'ordinateurs, une cellule ou encore un cerveau. Une théorie du contrôle et de l'information, en fait. Wiener imaginait ainsi de piloter l'ensemble d'une société à partir de machines connectées. La cybernétique, au sens étymologique, c'est d'ailleurs la science du gouvernement, un gouvernement qui passerait exclusivement par la technique. Aujourd'hui, à partir des réseaux, depuis la sphère virtuelle du maillage numérique, on conditionne l'ensemble du système social, celui de l'économie en particulier. La numérisation intègre tous les éléments, même les plus contraires, dans un processus aggloméré. Elle transforme chaque réalité en « donnée », susceptible d'être « traitée » pour la traduire en valeur chiffrée. Le marché est devenu planétaire, tous les lieux sont interconnectés, à la vitesse de la lumière. C'est un jeu de relations illimitées, qui rend disponibles tous les êtres, et les met en concurrence. Les humains demeurent attachés à des lieux, à des histoires, à des langues, mais on les gouverne désormais depuis une vacance sidérale, celle du virtuel. Sans arrêt, on les répartit comme des animaux et on les normalise comme des choses. Ce que j'appelle « capitalisme intégré » est ainsi une économie dont le lieu n'est pas sur terre. C'est pour cette raison que les salariés sont aujourd'hui si démunis.
Pourquoi ?
Parce que, face à eux, il n'y a plus rien. Jusqu'au siècle dernier, les dominés s'opposaient aux dominants avec lesquels ils engageaient la lutte multiséculaire, celle qui oppose le Maître et l'Esclave. Mais aujourd'hui ? On s'agite, on se bat contre la police, on investit une usine, mais c'est un leurre. Rien de plus que de la communication, qui n'a en général aucun effet politique. La révolution, au sens ancien, n'est plus possible. Confrontées aux réseaux numériques, et à l'avènement du monde comme unité virtuelle actualisée à chaque instant, les sociétés humaines sont assignées à rattraper les flux avec l'absolue certitude d'échouer. Ainsi, avec le trading à haute fréquence, les algorithmes se déchaînent-ils pour acheter ou vendre des titres qui changent de main en quelques millisecondes. Les logiques révolutionnaires sont liées à un sol, à une chronologie humaine : face au présent spectral des réseaux, elles sont condamnées à retarder toujours. L'instant cybernétique échappe, par définition, à la délibération humaine.
“Les plus riches sont, comme les autres, prisonniers d'un monde en cours de dévastation.“
La domination échappe, partout et nulle part à la fois ?
Exactement. Il n'y plus personne en face, plus de palais d'Hiver à prendre. Les hommes se trouvent confrontés à une sorte de surplomb horizontal qui s'évanouit dès qu'on cherche à le circonscrire. La domination se dissocie, pour parler comme Lao-tseu, de toute « terre mortelle » : fuyant dans les réseaux, elle sait se rendre insaisissable à tout moment, hors de prise pour ceux qui voudraient la contester. C'est cela le tour de force du capitalisme intégré, il réalise le programme de la tyrannie tel que l'avait élaboré, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, le penseur chinois Han Fei, qui se demandait : Qu'est-ce qu'un maître absolument invulnérable ? C'est un maître qui disparaît. Le dominé n'a plus en face de lui que le vide et, à partir de là, il ne peut plus rien faire. Il y a bien sûr, dans chaque pays, des oligarchies qui profitent du système, mais il faut se garder de les confondre avec lui.
Comment les situez-vous ?
Elles bénéficient de ce système réticulaire, comme aucune classe n'a jamais tiré profit d'un système de domination antérieur. Elles le défendent. Elles ont chacune une histoire, l'oligarchie chinoise n'est pas l'américaine qui se différencie de la française. Elles sont en conflit les unes par rapport aux autres. Mais elles se distinguent du système en ce sens qu'elles y sont intégrées comme les autres. Nous ne comprenons pas encore la portée de ce que le tournant numérique change dans nos conditions d'existence. Nous ne comprenons pas que la gestion planétaire se fait pour ainsi dire sans nous. Les plus riches pensent avoir les clés du royaume parce qu'ils élargissent leur champ d'influence à des proportions planétaires. Ils se trompent. Ils sont, comme les autres, prisonniers d'un monde en cours de dévastation. En ce sens ils n'ont pas intérêt à ce que le processus en cours aille à son terme, c'est-à-dire à la destruction irréversible de toute vie sur terre. Personne ne le souhaite, mais ça a lieu. Un de mes amis a posé la question à un homme d'affaires important qui a d'abord convenu que le système dans lequel nous sommes pris allait conduire à la catastrophe. « Oui, a-t-il dit, mais entre le moment où cela adviendra et maintenant, il y a l'occasion de faire de bonnes affaires. Et je ne m'en priverai pas.»
“L'oligarchie française s'est longtemps servie du Front National comme d'un repoussoir.“
Pourquoi pensez-vous que les gens ne prennent pas la mesure de ce qui arrive ?
Pour une raison très simple. Tout le monde raisonne encore, en France en particulier, dans le grand récit de l'émancipation, celui des Temps modernes, issu des Lumières. Grâce à la technique, l'homme prend le pouvoir sur la nature et la terre. Il part à la conquête de son « autonomie », jusqu'à devenir capable de se produire lui-même. Mais nous sommes, à mon sens, depuis longtemps sortis de l'ère moderne. La réquisition universelle devant assurer aux humains une maîtrise absolue sur la nature et sur eux-mêmes s'est retournée contre eux. L'homme est devenu capable de s'auto-détruire. Mais les gens peinent à envisager cet état de fait, car ils pensent qu'il y a toujours un moyen de reprendre les choses en main. On se rassure en répétant, comme le croyait Protagoras, le philosophe grec, que l'homme est la mesure de toute chose. Sans voir qu'aujourd'hui, c'est le calcul cybernétique qui est au centre de tout. Ce qui contribue à vider de tout contenu ce qu'on a appelé, pendant deux siècles, la politique. En France par exemple, les thèmes des Temps modernes, la laïcité, la défense de l'égalité entre les hommes et les femmes, la République, sont repris par un parti d'extrême-droite. Grave symptôme de la confusion généralisée que nous connaissons aujourd'hui. Les socialistes ne sont plus socialistes, ils se définissent comme libéraux, toutes les idéologies implosent. Cette confusion est inquiétante pour l'avenir.
Que voulez-vous dire ?
L'oligarchie française s'est longtemps servie du Front National comme d'un repoussoir. Pour « vendre » une politique économique et sociale défavorable à la majorité des citoyens, il s'agissait de se rendre acceptable par comparaison : en face, c'est pire ! On a ainsi organisé une alternance entre des gens qui, en gros, soutiennent les mêmes idées et programmes en laissant l'extrémisme de droite s'accaparer le vote contestataire. A la fois peu crédible et repoussant, celui-ci a permis aux « partis de gouvernement » d'apparaître raisonnables malgré ce qui, dans leur bilan, s'avère catastrophique. A partir du moment où le peuple s'est montré sensible à la rhétorique du Front national, cela a également autorisé une large fraction du Parti socialiste – la fondation Terra Nova en particulier – à justifier en toute bonne conscience sa rupture avec les franges populaires de l'électorat et son ralliement ouvert aux marchés, fût-ce en habillant cela d'une phraséologie de « gauche ». Aujourd'hui, les gens sont tellement désespérés, la confusion est telle, que la situation a évolué. Si Jean-Marie Le Pen, le « diable de la République », se cantonnait au rôle d'exutoire à la colère du peuple, sa fille aspire à un jeu beaucoup plus étendu, utilisant à son profit la peur et le désarroi des gens. Et il n'est plus exclu que ceux-ci se résignent à lui confier les plus hautes responsabilités, suffisamment malheureux pour ne plus craindre d'approfondir le ravage.
“Chacun a la possibilité de la résistance. Elle prend la forme d'un libre usage du temps et de la parole.“
Cette catastrophe, certains réfléchissent aux moyens de l'éviter...
C'est une bonne chose, plus les gens sont conscients, mieux ça vaut. Il est évidemment utile d'analyser les failles de l'économie mondiale et de proposer des mesures réparatrices. Les travaux d'Emmanuel Todd, de Frédéric Lordon, des économistes atterrés, sont précieux, ne serait-ce que pour répliquer aux boniments prodigués, avec la complicité des principaux médias, par les représentants de l'oligarchie. C'est la moindre des choses, si j'ose dire, mais je ne crois pas qu'il y ait une alternative au ravage étant donné la nature de celui-ci. La crise ne se limite pas à l'économie. A l'âge cybernétique, il devient illusoire d'agir sur la dévastation comme si nous lui étions extérieurs. Comment imaginer une alternative fondée sur une prise de conscience de la planète entière ? Il n'existe pas d'opinion publique planétaire sur laquelle asseoir une décision politique. Nous sommes, avec cette crise, sortis du champ de la politique au sens classique du terme. C'est cela qu'il faut admettre. Mais cela ne veut pas dire que nous soyons impuissants.
Que voulez-vous dire ?
Tout ce qui dans le monde, auparavant, était extraordinairement consistant, les rapports de forces, l'industrie, la production, tout ce que les marxistes, par exemple, ou les tenants du capitalisme, tenaient pour la réalité, est devenu chimérique, immatériel. Le monde que je viens de décrire, celui de la soumission de toute vie réelle au règne du virtuel, c'est celui de la mort vivante. Un contre-monde qui a horreur de la parole, où le chiffre prend la place de la parole, où le calcul cybernétique devient l'instance de souveraineté, qui met en charpie l'espace et le temps. A ce moment, chacun a la possibilité de la résistance. Elle prend la forme d'un libre usage du temps et de la parole.
Il y a une dimension spirituelle dans cette démarche...
Oui, je ne crains pas de le dire. Poétique, intellectuelle, mystique, à chacun de voir, cette forme de résistance peut paraître dérisoire en termes de rapports de forces. Elle me semble au contraire éminemment subversive.
A lire : Proclamation sur la vraie crise mondiale, de François Meyronnis, Ed. Les liens qui libèrent, 110 p., 12 €.