Face à la crise de la protection sociale, la montée en puissance des complémentaires santé n’est ni inéluctable, ni adaptée. La bataille pour la reconquête de l’Assurance maladie est une question sociale et politique majeure, à laquelle l’ouvrage de Didier Tabuteau Démocratie sanitaire, apporte une contribution précieuse.
Dans l’intéressant numéro hors-série qu’elle vient de consacrer à la Santé, la revue Alternatives Economiques donne la parole à Étienne Caniard et Didier Tabuteau. Le premier est président de la Mutualité française, le second est responsable de la chaire santé de Sciences Po Paris…
« L’assurance maladie doit reprendre la main »
Étienne Caniard souhaite « un rôle accru des complémentaires santé » et milite pour leur généralisation, considérant que « le renforcement de l’intervention de la Sécurité sociale est irréaliste ». Il n’est pas seul. Son collègue Guillaume Sarkozy, le patron de Malakoff Médéric, mutuelle issue du syndicat patronal de la métallurgie, l’UIMM, est sur la même longueur d’onde. Il réclame lui aussi une « implication beaucoup plus grande des assurances complémentaires santé » et préconise « l’extension des réseaux de soins » à leur initiative, qui leur permettraient de « sortir du remboursement à l’aveugle ».
Pour Didier Tabuteau, au contraire, « l’assurance maladie doit reprendre la main sur les remboursements et redevenir l’acteur central ». La proposition est à contre-courant de toute la pression actuelle pour faire diminuer les cotisations sociales employeurs et réduire le champ de la Sécurité sociale. C’est pourquoi « il faut mettre tous les chiffres sur la table et démontrer l’injustice sociale qui consiste à faire porter les remboursements de soins courants par des complémentaires dont les contrats couvriront plus généreusement ceux qui auront la chance de bénéficier d’un contrat de travail, en particulier dans les grandes entreprises, ce qui, dans le même temps laminera l’accès aux soins des chômeurs et des retraités ».
Pour en savoir plus, et accroître son appétit d’action, on ne saurait trop recommander la lecture de son livre Démocratie sanitaire – Les nouveaux défis de la politique de santé, paru à l’automne 2013 (Editions Odile Jacob). Le propos du livre est global. Didier Tabuteau analyse la crise du système de santé français à partir de son histoire sociale et politique. Il dit sa « crainte que les échéances à venir soient mortifères pour un système de santé ayant pour objectif l’égal accès aux soins et à la prévention, alors même ajoute-t-il que la rationalité économique comme l’ambition sociale invitent au contraire à renforcer les solidarités pour faire face à la crise ». Ses propositions de reconstruction autour d’un nouveau contrat sanitaire sont à la hauteur du diagnostic.
Une mutation insidieuse
Dans cet ensemble, il consacre un important chapitre à « la métamorphose silencieuse des assurances maladies » et à « l’illusoire équivalence entre la Sécurité sociale et les complémentaires ». La démonstration est éclairante. Le taux moyen de remboursement des dépenses de santé par l’assurance maladie est passé de 80% à la fin des années 1980 à 75% en 2011. Mais cette évolution recouvre deux réalités. Les dépenses d’hospitalisation sont prises en charge à 90% et les remboursements pour les affections de longue durée (ALD) le sont à 100%. En revanche, les soins courants, qui concernent chaque année plus des trois quarts des assurés, ne sont plus remboursés qu’à 50%. Une « mutation insidieuse » qui « fait basculer la protection maladie d’un système unitaire fondé sur la Sécurité sociale vers un système dual, laissant les hospitalisations et les affections de longue durée à la protection sociale et reportant sur les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assurances privés les soins courants ».
Cette évolution est un redoutable facteur d’aggravation des inégalités et de remise en cause du pacte social juge Didier Tabuteau. Les assurances maladies complémentaires, explique-t-il, ne sont en rien comparables à l’assurance maladie obligatoire. En premier lieu, l’adhésion à des assurances complémentaires n’étant pas obligatoire, celles-ci sont soumise aux règles de la concurrence. « Elles sont donc inéluctablement conduites à développer des stratégies de différenciation des contrats qu’elles proposent en fonction des populations qui y adhèrent ». Et donc à tarifer les couvertures en fonction des risques. Qu’elles soient privées ou mutuelles, toutes devront peu ou prou s’aligner pour survivre.
En second lieu, les cotisations pour les complémentaires ne sont pas proportionnelles aux revenus, contrairement au financement de la Sécurité sociale. Même pour les mutuelles, les cotisations croissent avec le nombre d’enfants et l’âge des bénéficiaires. Ainsi, « chaque fois qu’un euro de remboursement est transféré de l’assurance maladie obligatoire vers les complémentaires santé, la mesure pénalise les personnes aux revenus les plus modestes, celles qui ont les charges de famille les plus importantes ou qui sont les plus âgées ». Et, si « Être à la Sécurité sociale » a le même sens pour tous, « avoir une complémentaire » recouvre de vertigineuses inégalités. Qu’y a-t-il en effet de commun, interroge Didier Tabuteau, entre un contrat qui rembourse le ticket modérateur, parfois même en partie seulement, et un contrat qui garantit la prise en charge de dépassement d’honoraires jusqu’à quatre fois le tarif de remboursement de la Sécurité sociale, des dépenses de lunetterie dans la limite de 550 euros par an et des cures thermales « à hauteur de 400% » ?
Les coûts de la concurrence
Les défenseurs de la montée en puissance des assurances avancent l’argument d’une meilleure régulation des dépenses grâce à une meilleure responsabilisation des assurés et à l’organisation de parcours de soins et de réseaux de médecins, de dentistes ou d’opticiens. Certes, les plates-formes de services offertes par les complémentaires – telles que l’analyse des devis pour les prothèses dentaires – permettent des économies sans nuire à la qualité des soins.
Mais, explique Didier Tabuteau, dans le domaine de la santé, le marché n’est pas un « bon régulateur ». Au contraire, la concurrence entre les professionnels favorise la hausse des prix. « Il ne s’agit pas seulement des coûts de gestion, plus élevés pour les complémentaires que pour la Sécurité sociale – notamment du fait des dépenses de marketing pour accroître sa part de marché. Il s’agit aussi des contenus des contrats, qui cherchent à attirer la clientèle par la garantie d’accéder aux praticiens les plus réputés, c’est-à-dire implicitement à ceux pratiquant les tarifs les plus élevés, et d’y accéder le plus rapidement possible, plutôt que de faire valoir une stratégie de maitrise de leurs tarifs, et par voie de conséquence, de limitation des primes d’assurances ».
Voilà pourquoi l’assurance maladie doit redevenir le pilier de la prévention et de l’égal accès aux soins dans notre pays. Cela suppose que même les soins courants soient correctement remboursés. Serait-ce trop couteux ? Pas du tout, juge Didier Tabuteau. Aujourd’hui les sommes consacrées collectivement par la population au remboursement des soins courants sont financées par les ressources de la Sécurité sociale, par des cotisations d’assurances complémentaires très inégalitaires et aussi par des niches fiscales associées aux complémentaires. « Ces sommes, écrit-il, sont aujourd’hui suffisantes dès lors que le panier de soins est bien géré ».
L’enjeu n’est donc pas d’augmenter les prélèvements, mais de les répartir de façon plus juste entre les cotisants. Les cotisations pour l’assurance maladie augmenteront, mais celles pour les complémentaires baisseront.
http://www.regards.fr/web/la-resistible-ascension-des,7598
Dans l’intéressant numéro hors-série qu’elle vient de consacrer à la Santé, la revue Alternatives Economiques donne la parole à Étienne Caniard et Didier Tabuteau. Le premier est président de la Mutualité française, le second est responsable de la chaire santé de Sciences Po Paris…
« L’assurance maladie doit reprendre la main »
Étienne Caniard souhaite « un rôle accru des complémentaires santé » et milite pour leur généralisation, considérant que « le renforcement de l’intervention de la Sécurité sociale est irréaliste ». Il n’est pas seul. Son collègue Guillaume Sarkozy, le patron de Malakoff Médéric, mutuelle issue du syndicat patronal de la métallurgie, l’UIMM, est sur la même longueur d’onde. Il réclame lui aussi une « implication beaucoup plus grande des assurances complémentaires santé » et préconise « l’extension des réseaux de soins » à leur initiative, qui leur permettraient de « sortir du remboursement à l’aveugle ».
Pour Didier Tabuteau, au contraire, « l’assurance maladie doit reprendre la main sur les remboursements et redevenir l’acteur central ». La proposition est à contre-courant de toute la pression actuelle pour faire diminuer les cotisations sociales employeurs et réduire le champ de la Sécurité sociale. C’est pourquoi « il faut mettre tous les chiffres sur la table et démontrer l’injustice sociale qui consiste à faire porter les remboursements de soins courants par des complémentaires dont les contrats couvriront plus généreusement ceux qui auront la chance de bénéficier d’un contrat de travail, en particulier dans les grandes entreprises, ce qui, dans le même temps laminera l’accès aux soins des chômeurs et des retraités ».
Pour en savoir plus, et accroître son appétit d’action, on ne saurait trop recommander la lecture de son livre Démocratie sanitaire – Les nouveaux défis de la politique de santé, paru à l’automne 2013 (Editions Odile Jacob). Le propos du livre est global. Didier Tabuteau analyse la crise du système de santé français à partir de son histoire sociale et politique. Il dit sa « crainte que les échéances à venir soient mortifères pour un système de santé ayant pour objectif l’égal accès aux soins et à la prévention, alors même ajoute-t-il que la rationalité économique comme l’ambition sociale invitent au contraire à renforcer les solidarités pour faire face à la crise ». Ses propositions de reconstruction autour d’un nouveau contrat sanitaire sont à la hauteur du diagnostic.
Une mutation insidieuse
Dans cet ensemble, il consacre un important chapitre à « la métamorphose silencieuse des assurances maladies » et à « l’illusoire équivalence entre la Sécurité sociale et les complémentaires ». La démonstration est éclairante. Le taux moyen de remboursement des dépenses de santé par l’assurance maladie est passé de 80% à la fin des années 1980 à 75% en 2011. Mais cette évolution recouvre deux réalités. Les dépenses d’hospitalisation sont prises en charge à 90% et les remboursements pour les affections de longue durée (ALD) le sont à 100%. En revanche, les soins courants, qui concernent chaque année plus des trois quarts des assurés, ne sont plus remboursés qu’à 50%. Une « mutation insidieuse » qui « fait basculer la protection maladie d’un système unitaire fondé sur la Sécurité sociale vers un système dual, laissant les hospitalisations et les affections de longue durée à la protection sociale et reportant sur les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assurances privés les soins courants ».
Cette évolution est un redoutable facteur d’aggravation des inégalités et de remise en cause du pacte social juge Didier Tabuteau. Les assurances maladies complémentaires, explique-t-il, ne sont en rien comparables à l’assurance maladie obligatoire. En premier lieu, l’adhésion à des assurances complémentaires n’étant pas obligatoire, celles-ci sont soumise aux règles de la concurrence. « Elles sont donc inéluctablement conduites à développer des stratégies de différenciation des contrats qu’elles proposent en fonction des populations qui y adhèrent ». Et donc à tarifer les couvertures en fonction des risques. Qu’elles soient privées ou mutuelles, toutes devront peu ou prou s’aligner pour survivre.
En second lieu, les cotisations pour les complémentaires ne sont pas proportionnelles aux revenus, contrairement au financement de la Sécurité sociale. Même pour les mutuelles, les cotisations croissent avec le nombre d’enfants et l’âge des bénéficiaires. Ainsi, « chaque fois qu’un euro de remboursement est transféré de l’assurance maladie obligatoire vers les complémentaires santé, la mesure pénalise les personnes aux revenus les plus modestes, celles qui ont les charges de famille les plus importantes ou qui sont les plus âgées ». Et, si « Être à la Sécurité sociale » a le même sens pour tous, « avoir une complémentaire » recouvre de vertigineuses inégalités. Qu’y a-t-il en effet de commun, interroge Didier Tabuteau, entre un contrat qui rembourse le ticket modérateur, parfois même en partie seulement, et un contrat qui garantit la prise en charge de dépassement d’honoraires jusqu’à quatre fois le tarif de remboursement de la Sécurité sociale, des dépenses de lunetterie dans la limite de 550 euros par an et des cures thermales « à hauteur de 400% » ?
Les coûts de la concurrence
Les défenseurs de la montée en puissance des assurances avancent l’argument d’une meilleure régulation des dépenses grâce à une meilleure responsabilisation des assurés et à l’organisation de parcours de soins et de réseaux de médecins, de dentistes ou d’opticiens. Certes, les plates-formes de services offertes par les complémentaires – telles que l’analyse des devis pour les prothèses dentaires – permettent des économies sans nuire à la qualité des soins.
Mais, explique Didier Tabuteau, dans le domaine de la santé, le marché n’est pas un « bon régulateur ». Au contraire, la concurrence entre les professionnels favorise la hausse des prix. « Il ne s’agit pas seulement des coûts de gestion, plus élevés pour les complémentaires que pour la Sécurité sociale – notamment du fait des dépenses de marketing pour accroître sa part de marché. Il s’agit aussi des contenus des contrats, qui cherchent à attirer la clientèle par la garantie d’accéder aux praticiens les plus réputés, c’est-à-dire implicitement à ceux pratiquant les tarifs les plus élevés, et d’y accéder le plus rapidement possible, plutôt que de faire valoir une stratégie de maitrise de leurs tarifs, et par voie de conséquence, de limitation des primes d’assurances ».
Voilà pourquoi l’assurance maladie doit redevenir le pilier de la prévention et de l’égal accès aux soins dans notre pays. Cela suppose que même les soins courants soient correctement remboursés. Serait-ce trop couteux ? Pas du tout, juge Didier Tabuteau. Aujourd’hui les sommes consacrées collectivement par la population au remboursement des soins courants sont financées par les ressources de la Sécurité sociale, par des cotisations d’assurances complémentaires très inégalitaires et aussi par des niches fiscales associées aux complémentaires. « Ces sommes, écrit-il, sont aujourd’hui suffisantes dès lors que le panier de soins est bien géré ».
L’enjeu n’est donc pas d’augmenter les prélèvements, mais de les répartir de façon plus juste entre les cotisants. Les cotisations pour l’assurance maladie augmenteront, mais celles pour les complémentaires baisseront.
http://www.regards.fr/web/la-resistible-ascension-des,7598