Festival de Cannes 2014 | Un putsch à la Cinémathèque, Mai 68 et voilà que la révolution débarque à Cannes. Jean-Luc Godard s'accroche aux rideaux. Le Festival tombe à l'eau.
En savoir plus sur http://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2014/godard-et-cannes-2e-prise-un-helvete-anarchiste-paralyse-la-croisette,112179.php#QrSg4d9Pk35LrjBK.99
Pour le monde du cinéma en général et pour Godard en particulier, Mai 68 débute en février, rue de Courcelles, à Paris, par ce que la presse va nommer « l'affaire Langlois ». Exaspéré par cette association dispendieuse et par l'ingérable trublion qui est à sa tête, l'Etat, par la voix du ministre André Malraux, va tenter un « putsch » pour renverser le fondateur de la Cinémathèque française, « le dragon » Henri Langlois. La réaction du milieu est immédiate, solidaire, mondiale, et va permettre aux cinéastes engagés dans la lutte, de fourbir les armes idéologiques qu'ils brandiront, trois mois plus tard, à Cannes, pour aboutir à l'annulation du Festival.
Tract enflammé
Dès le lendemain de l'éviction de Langlois, le 9 février 1968, les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague, avec à leur tête un François Truffaut survolté, fondent le Comité de Défense de la Cinémathèque française (CDCF). Dans les bureaux des Cahiers du cinéma, c'est le branle-le-bas de combat : Truffaut envoie des télégrammes à tous les cinéastes pour qu'ils soutiennent Langlois et interdisent la projection de leurs films, Godard rédige un tract enflammé qui pousse les étudiants à l'insurrection (« La liberté ne se reçoit pas, elle se prend »). Pour l'auteur de La Chinoise (1967), c'est enfin l'occasion de passer à l'action directe, à la « guérilla urbaine » qu'il appelait de ses vœux dans Week-end (1967), où Jean Yanne et Mireille Darc, anarchistes du Front de Libération de Seine-et-Oise, kidnappaient les bourgeois partis en week-end pour les manger au barbecue...
Le 22 avril 1968, au terme de soixante-treize jours de crise ouverte, de piquets de grève, d'occupation, de manifestations et de coups de matraque sur l'élite intellectuelle du pays (une première en France !), Langlois, « le poète assassiné par l'Etat policier », est réintégré dans ses fonctions. La victoire est amère, car la Cinémathèque est libre mais exsangue. Et surtout, la contestation a gagné les usines et les amphithéâtres. Début mai, la police évacue la Sorbonne et les premières barricades s'élèvent. Les CRS chargent : sept cent vingt blessés dont deux cent cinquante-et-un policiers, les boulevards Saint Germain et Saint Michel sont dévastés. Langlois et sa garde rapprochée (Truffaut, Godard, Rivette, Rouch, Chabrol) soutiennent évidemment le mouvement.
Impressionné par la fougue du groupe Zanzibar et d'un jeune cinéaste dénommé Philippe Garrel, parti filmer dans la rue avec une Cameflex piquée au service de la recherche de l'ORTF, Godard lui emboîte le pas. Avec une petite caméra Beaulieu 16 mm, il monte sur les barricades, accompagné de ses amis Jean-Pierre Léaud, Jean-Jacques Schuhl, Jean Eustache et de sa compagne Anne Wiazemsky. Le 17 mai, le Comité de Défense de la Cinémathèque française décide la grève du cinéma, l'interruption des tournages en studios et des projections dans les salles, mais aussi la déchéance du CNC (Centre national de la Cinématographie) et l'arrêt du 21e Festival de Cannes, ouvert depuis le 10 mai. Truffaut débarque à Cannes pour animer une conférence de presse sous l'égide du CDCF. Godard arrive dans la nuit, au volant de sa voiture, juste à temps pour prononcer, devant une assistance pas vraiment acquise à leur cause, cette phrase devenue célèbre : « Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons ! »
Pas tendre avec les agitateurs
Sur la Croisette, on n'entend pas se faire dicter la loi par une poignée de jeunes réalisateurs parisiens exaltés par leur fantasmes de révolution. Le directeur du festival, Robert Favre Le Bret, tente par tous les moyens d'éteindre l'incendie. Son compte-rendu des événements, à lire dans le Rapport moral du festival 1968, n'est pas tendre avec les agitateurs, Godard en tête : « (…) Ils dépêchèrent, entre autres, pour provoquer le trouble et l'arrêt de la compétition, Jean-Luc Godard qui, toujours fidèle à lui-même, démontre qu'un Hélvète anarchiste peut être parfois plus sectaire et plus fanatique encore qu'un moine défroqué. Avec l'aide de quelques metteurs en scène français qui, dans le passé, bénéficièrent cependant si largement de ce même festival, il obtint, en faisant appel à la « solidarité », la démission de quatre membres du jury, les réalisateurs Louis Malle, Roman Polanski, Terence Young et l'actrice Monica Vitti. (…) Il s'en suivit – ce qui advint à peu près partout en France en ces mêmes temps – qu'une infime minorité délirante, débordant les chefs de file qui avaient déclenché le mouvement et semblaient retrouver un semblant de raison – décida, fort avant la nuit, de boycotter le Festival par tous les moyens possibles, y compris la violence. »
La dite-violence consista, pour Godard et Truffaut, à s'installer dans le palais des festivals pour empêcher la projection de Peppermint frappé, de Carlos Saura, lui même solidaire. La projection commence dans un brouhaha terrible. Les cinéastes, aidés de Jean-Pierre Léaud, s'accrochent aux rideaux ! La salle se rallume et le directeur, Robert Favre Le Bret, débarque et demande aux enragés de se calmer par égard aux étrangers et au public qui ont fait le déplacement, mais rien n'y fait. Godard, jeté à terre par des opposants, s'emporte : « Les films appartiennent à ceux qui les font, on n'a pas le droit de les projeter contre la volonté de leurs auteurs. »
Le 19 mai, le festival est finalement annulé, mais la presse populaire et les journaux de droite s'en prennent « aux saboteurs », « aux sans culottes de la Nouvelle Vague ». A leur retour à Paris, le 21 mai, les « Cannois » sont accueillis en héros. La résistance contre le pouvoir gaulliste s'organise à l'IDHEC et à l'école de cinéma de la rue de Vaugirard. Des Etats généraux se constituent en six commissions de travail dans le but de « détruire les structures réactionnaires d'un cinéma devenu marchandise ». Godard se tient éloigné de ces négociations et ne fait pas partie de la centaine de cinéastes qui fondent la Société des réalisateurs de films (SRF) le 14 juin. La solidarité dans la lutte, oui, mais pas pour former de nouvelles institutions avec des cinéastes dont il partage à peine les valeurs, et surtout dont il n'admire pas le travail. Godard a de plus en plus de mal avec son statut d'icône acquis avec le succès d'A bout de souffle et l'emballement médiatique que suscitent ses déplacements ou ses amours. Il veut fuir Paris, retrouver l'anonymat. Et échapper aux slogans des situationnistes qui l'ont pris pour cible en lui attribuant le titre de « plus con des Suisses pro-chinois ». Fin juin, les élections législatives redonnent le pouvoir à De Gaulle et sonnent la fin des illusions chez les révolutionnaires. Godard rompt avec ses proches jugés trop compromis avec le pouvoir. Il est déjà ailleurs, sur la voie de la radicalisation maoïste. Les cendres de Mai ont décidément un goût amer.
Sources :
Godard, Antoine de Baeque, Grasset, 2010.
Truffaut, Antoine de Baeque, Gallimard, 1996.
Histoire de la Cinémathèque française, Laurent Mannoni, 2006.
En savoir plus sur http://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2014/godard-et-cannes-2e-prise-un-helvete-anarchiste-paralyse-la-croisette,112179.php#QrSg4d9Pk35LrjBK.99
Pour le monde du cinéma en général et pour Godard en particulier, Mai 68 débute en février, rue de Courcelles, à Paris, par ce que la presse va nommer « l'affaire Langlois ». Exaspéré par cette association dispendieuse et par l'ingérable trublion qui est à sa tête, l'Etat, par la voix du ministre André Malraux, va tenter un « putsch » pour renverser le fondateur de la Cinémathèque française, « le dragon » Henri Langlois. La réaction du milieu est immédiate, solidaire, mondiale, et va permettre aux cinéastes engagés dans la lutte, de fourbir les armes idéologiques qu'ils brandiront, trois mois plus tard, à Cannes, pour aboutir à l'annulation du Festival.
Tract enflammé
Dès le lendemain de l'éviction de Langlois, le 9 février 1968, les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague, avec à leur tête un François Truffaut survolté, fondent le Comité de Défense de la Cinémathèque française (CDCF). Dans les bureaux des Cahiers du cinéma, c'est le branle-le-bas de combat : Truffaut envoie des télégrammes à tous les cinéastes pour qu'ils soutiennent Langlois et interdisent la projection de leurs films, Godard rédige un tract enflammé qui pousse les étudiants à l'insurrection (« La liberté ne se reçoit pas, elle se prend »). Pour l'auteur de La Chinoise (1967), c'est enfin l'occasion de passer à l'action directe, à la « guérilla urbaine » qu'il appelait de ses vœux dans Week-end (1967), où Jean Yanne et Mireille Darc, anarchistes du Front de Libération de Seine-et-Oise, kidnappaient les bourgeois partis en week-end pour les manger au barbecue...
Le 22 avril 1968, au terme de soixante-treize jours de crise ouverte, de piquets de grève, d'occupation, de manifestations et de coups de matraque sur l'élite intellectuelle du pays (une première en France !), Langlois, « le poète assassiné par l'Etat policier », est réintégré dans ses fonctions. La victoire est amère, car la Cinémathèque est libre mais exsangue. Et surtout, la contestation a gagné les usines et les amphithéâtres. Début mai, la police évacue la Sorbonne et les premières barricades s'élèvent. Les CRS chargent : sept cent vingt blessés dont deux cent cinquante-et-un policiers, les boulevards Saint Germain et Saint Michel sont dévastés. Langlois et sa garde rapprochée (Truffaut, Godard, Rivette, Rouch, Chabrol) soutiennent évidemment le mouvement.
Impressionné par la fougue du groupe Zanzibar et d'un jeune cinéaste dénommé Philippe Garrel, parti filmer dans la rue avec une Cameflex piquée au service de la recherche de l'ORTF, Godard lui emboîte le pas. Avec une petite caméra Beaulieu 16 mm, il monte sur les barricades, accompagné de ses amis Jean-Pierre Léaud, Jean-Jacques Schuhl, Jean Eustache et de sa compagne Anne Wiazemsky. Le 17 mai, le Comité de Défense de la Cinémathèque française décide la grève du cinéma, l'interruption des tournages en studios et des projections dans les salles, mais aussi la déchéance du CNC (Centre national de la Cinématographie) et l'arrêt du 21e Festival de Cannes, ouvert depuis le 10 mai. Truffaut débarque à Cannes pour animer une conférence de presse sous l'égide du CDCF. Godard arrive dans la nuit, au volant de sa voiture, juste à temps pour prononcer, devant une assistance pas vraiment acquise à leur cause, cette phrase devenue célèbre : « Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons ! »
Pas tendre avec les agitateurs
Sur la Croisette, on n'entend pas se faire dicter la loi par une poignée de jeunes réalisateurs parisiens exaltés par leur fantasmes de révolution. Le directeur du festival, Robert Favre Le Bret, tente par tous les moyens d'éteindre l'incendie. Son compte-rendu des événements, à lire dans le Rapport moral du festival 1968, n'est pas tendre avec les agitateurs, Godard en tête : « (…) Ils dépêchèrent, entre autres, pour provoquer le trouble et l'arrêt de la compétition, Jean-Luc Godard qui, toujours fidèle à lui-même, démontre qu'un Hélvète anarchiste peut être parfois plus sectaire et plus fanatique encore qu'un moine défroqué. Avec l'aide de quelques metteurs en scène français qui, dans le passé, bénéficièrent cependant si largement de ce même festival, il obtint, en faisant appel à la « solidarité », la démission de quatre membres du jury, les réalisateurs Louis Malle, Roman Polanski, Terence Young et l'actrice Monica Vitti. (…) Il s'en suivit – ce qui advint à peu près partout en France en ces mêmes temps – qu'une infime minorité délirante, débordant les chefs de file qui avaient déclenché le mouvement et semblaient retrouver un semblant de raison – décida, fort avant la nuit, de boycotter le Festival par tous les moyens possibles, y compris la violence. »
La dite-violence consista, pour Godard et Truffaut, à s'installer dans le palais des festivals pour empêcher la projection de Peppermint frappé, de Carlos Saura, lui même solidaire. La projection commence dans un brouhaha terrible. Les cinéastes, aidés de Jean-Pierre Léaud, s'accrochent aux rideaux ! La salle se rallume et le directeur, Robert Favre Le Bret, débarque et demande aux enragés de se calmer par égard aux étrangers et au public qui ont fait le déplacement, mais rien n'y fait. Godard, jeté à terre par des opposants, s'emporte : « Les films appartiennent à ceux qui les font, on n'a pas le droit de les projeter contre la volonté de leurs auteurs. »
Le 19 mai, le festival est finalement annulé, mais la presse populaire et les journaux de droite s'en prennent « aux saboteurs », « aux sans culottes de la Nouvelle Vague ». A leur retour à Paris, le 21 mai, les « Cannois » sont accueillis en héros. La résistance contre le pouvoir gaulliste s'organise à l'IDHEC et à l'école de cinéma de la rue de Vaugirard. Des Etats généraux se constituent en six commissions de travail dans le but de « détruire les structures réactionnaires d'un cinéma devenu marchandise ». Godard se tient éloigné de ces négociations et ne fait pas partie de la centaine de cinéastes qui fondent la Société des réalisateurs de films (SRF) le 14 juin. La solidarité dans la lutte, oui, mais pas pour former de nouvelles institutions avec des cinéastes dont il partage à peine les valeurs, et surtout dont il n'admire pas le travail. Godard a de plus en plus de mal avec son statut d'icône acquis avec le succès d'A bout de souffle et l'emballement médiatique que suscitent ses déplacements ou ses amours. Il veut fuir Paris, retrouver l'anonymat. Et échapper aux slogans des situationnistes qui l'ont pris pour cible en lui attribuant le titre de « plus con des Suisses pro-chinois ». Fin juin, les élections législatives redonnent le pouvoir à De Gaulle et sonnent la fin des illusions chez les révolutionnaires. Godard rompt avec ses proches jugés trop compromis avec le pouvoir. Il est déjà ailleurs, sur la voie de la radicalisation maoïste. Les cendres de Mai ont décidément un goût amer.
Sources :
Godard, Antoine de Baeque, Grasset, 2010.
Truffaut, Antoine de Baeque, Gallimard, 1996.
Histoire de la Cinémathèque française, Laurent Mannoni, 2006.