Enfermées au Dépôt, avant expulsion
mediapart 23 avr 2008 Par Carine Fouteau
On entre au Dépôt, comme dans un lieu chargé d'histoires. Quai
de l'horloge sur l'île de la Cité, à Paris. En bord de Seine, la
Conciergerie et ses donjons, recouvrant le Palais de Justice, et en
son sein un dédale de couloirs aux murs épais, des salles voûtées,
des grillages métalliques et de lourdes portes à verrous coulissants.
Le Dépôt, sous l'autorité de la préfecture de police de Paris, fait
office de centre de rétention administrative (CRA), où sont enfermés
les étrangers en instance d'expulsion. En l'occurrence les étrangères
puisque le «quartier des hommes» a été fermé en juin 2006 en raison
de l'insalubrité des lieux à la suite de la visite du Haut
Commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme. Le «quartier des
femmes» a été repeint. Il est resté ouvert, ainsi qu'à ses côtés le
dépôt judiciaire, où sont emprisonnés les détenus de droit commun.
Mme Wu a été conduite au Dépôt lundi 21 avril en début d'après-
midi, après avoir été interpellée le matin même aux guichets de la
préfecture de police, à quelques mètres de là. En arrivant, elle est
informée de ses droits, plus ou moins sommairement. Elle rejoint ses
co-retenues, beaucoup de Chinoises comme elle ce jour-là. Elle a
juste le temps de comprendre ce qui lui arrive, elle essaie de
prévenir son mari au téléphone. En fin d'après-midi, on l'appelle au
micro, le mode de communication officiel dans le centre. Une escorte
de policiers l'attend pour l'emmener à l'aéroport, un vol est
programmé, direction : Pékin. Elle n'a vu ni famille, ni avocat, ni
juge. Au dernier moment, elle décide de déposer une demande d'asile,
ce qui la «sauve» de l'expulsion, dans l'immédiat tout du moins.
«Les crayons sont interdits dans les chambres (...), c'est
trop dangereux»
Ce lundi, 17 femmes sont enfermées au Dépôt qui dispose de 40
lits, ce qui en fait l'un des plus petits des 24 CRA dispersés sur le
territoire national. Cohabitent en huit clos des Chinoises, une
Gabonaise, une Congolaise, deux Maliennes, une Sri Lankaise, une
Albanaise, une Roumaine, une Marocaine et une Erythréenne. Certaines
viennent d'arriver, comme Mme Wu, d'autres attendent depuis près d'un
mois. Les traits tirés, elles déambulent entre les «chambres»,
exiguës, les deux salles de «vie commune», où les activités se
résument à regarder la télévision et à faire du collage (des fresques
de palmiers et de poissons sont accrochées sur un mur) et la cour à
l'air libre, où elles peuvent faire du ping-pong et de la corde à
sauter. Leur territoire s'arrête là. Les repas, petit pain, fromage
sous vide, crudités, viande en barquette pour le dîner, sont
distribués à heure fixe, après l'appel des noms au haut-parleur, dans
les pièces communes transformées en réfectoire.
Tout est propre et bien rangé. L'atmosphère serait presque
feutrée sans les cris étouffés et les larmes sur le visage des
femmes. Les portes des «chambres» ont beau avoir été recouvertes de
couleurs vives (jaune, bleu, vert émeraude), l'impression d'être
enfoui dans un bunker persiste. L'éclairage exclusivement au néon,
l'épaisseur des murs, l'étroitesse des couloirs, la résonance, les
caméras de surveillance, les menottes au moment des transferts :
l'univers carcéral n'est pas loin.
«Ici, ce n'est pas une prison, les personnes sont en
rétention, elles ne sont pas en détention», dit en guise de préambule
le commandant de police Bruno Marey, chef du service de garde des
centres de rétention de Paris. La différence ? «Les femmes ici ont
des droits que les prisonniers n'ont pas : par exemple, elles ne sont
pas enfermées à clef dans leur chambre, elles peuvent garder leur
téléphone portable à condition qu'il ne prenne pas d'images et elles
sont retenues pour une durée maximale de 32 jours.» Prenons un autre
exemple : peuvent-elles écrire où elles veulent ? «Ah, non, les
crayons sont interdits dans les chambres, on risque de se les planter
dans l'œil, le ventre ou les joues, c'est trop dangereux.»
Lexique à usage externe : on ne dit pas cellule, mais chambre,
on ne dit pas détenu mais retenu, on ne dit pas camp mais centre, on
ne dit pas parloir, mais salle de visite, on ne dit pas judas mais
trappe de visite, on ne dit pas évasion, mais fugue, on ne dit pas
grève de la faim mais refus de s'alimenter, on ne dit pas mouvement
de protestation, mais mouvement d'humeur, etc.
Un espace régi par le droit et les pratiques coutumières
«Ce centre est calme, tout se passe bien ici, il n'y a
d'ailleurs pas de chambres d'isolement, comme c'est le cas à
Vincennes [où sont enfermés les hommes]», indique notre «guide»
également responsable de ces deux CRA d'une capacité totale de 280
places. Bruno Marey a une explication : «C'est parce que les femmes
sont moins agressives que les hommes, elles se bagarrent rarement,
elles pleurent beaucoup, elles sont très stressées et angoissées
certes, mais leur violence est intérieure, elles acceptent plus leur
situation, elles respectent plus nos lois, bref, elles sont plus
faciles à gérer.» Il avance un autre argument : «Et puis, ici, nous
avons la chance d'avoir les Sœurs, elles apportent un peu d'humanité,
c'est important.»
Le centre est en effet tenu par des religieuses catholiques,
un anachronisme supplémentaire dans cet espace régi à la fois par le
droit et les pratiques coutumières, dans un partage des rôles parfois
flou. Les Sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde s'occupent du
linge et des repas et, détentrices des clefs, font le lien entre les
femmes et les «intervenants extérieurs». Ceux-ci sont au nombre de
trois et n'ont, théoriquement, pas accès à la «zone de rétention» :
l'infirmière, le représentant de l'Agence nationale d'accueil des
étrangers et des migrations (Anaem) pour récupérer les affaires
(fermeture d'un compte bancaire, paiement du dernier salaire) et le
représentant de la Cimade, seule association présente dans les
centres de rétention, pour connaître ses droits et effectuer les
éventuels recours. «Les Sœurs sont ici depuis toujours, nous sommes
très contents de leur présence, il n'est pas question qu'elles s'en
aillent», soutient le commandant de police, sans s'émouvoir du fait
que la surveillance et la prise en charge des détenus et retenus ont
été laïcisées en France en 1945.
L'intervenant de la Cimade, Palko Fassio, également présent
par roulement à Vincennes, évoque leur «gêne» lorsqu'elles sont
témoins de scènes violentes. Car les longues heures d'attente peuvent
être ponctuées de moments de grande tension, liés au fait que les
retenues, en plus d'être femmes, sont parfois mères, comme le raconte
Palko Fassio :
Le commandant lui-même ne nie pas les violences. «La semaine
dernière, une femme s'est recouverte d'excréments au moment où on
allait l'emmener à l'avion. On l'a nettoyée et elle est partie », dit-
il. Mais il doute de la sincérité de celles qui se disent mères :
Sur près de 700 femmes passées par le Dépôt en 2007, environ
une sur deux a été libérée : pour vice de procédure, pour refus de
laissez-passer consulaire, par décision du tribunal administratif ou
du juge des libertés ou pour absence de disponibilités aériennes. Le
coût humain, mais aussi financier, de la rétention et de l'expulsion
est élevé, comme le confirme Bruno Marey, sans donner de chiffres : «
C'est le prix de la politique de lutte contre l'immigration
clandestine. La politique du chiffre ne change rien à cela, on essaie
de remplir les objectifs, c'est tout. »
Ce lundi, une femme est libérée et se retrouve seule sur les
bords de Seine. Elle est toujours sans papiers et risque à nouveau
d'être arrêtée et expulsée.